Jeudi 31 octobre

          Une soirée bien étrange s'est déroulée cette fois-là. Nous n'avons rien eu à faire durant un long moment, sauf quelques dons du sang. Plus le temps passait, plus les médecins arrivaient pour... ne rien faire !

          L'intérêt de cette soirée n'est pas à l'hôpital.

          Vers le milieu de soirée, Vince me propose une balade pour se changer les idées. Après la soirée d'hier, j'ai bien envie d'accepter. Comme Kévin, adjoint du directeur, est présent, je m'empresse d'aller lui demander si c'est possible de prendre ma soirée. Je resterai en ville avec ma radio, au besoin. Il réfléchit une bonne minute avant d'accepter et j'avertis à la radio.

          Nous voilà partis à travers la ville... Sauf qu'il n'a pas de voiture ! Alors nous marchons. Et nous parlons. Il me propose d'aller au lac un peu plus haut, près du gouvernement. Comme je ne connais pas encore la ville, je le laisse me guider.

          Nous parlons de tout et de rien, ce qui me détend de ce début de semaine infernal. Il m'emmène jusqu'à un lac artificiel et nous trouvons un petit trou pour nous faufiler sur l'herbe près de l'eau. Une fois assis, je me sens revivre. La nature, le bruit des oiseaux, le clapotis des vaguelettes à cause du vent...

          L'heure de la discussion sérieuse, aussi...

          Vince me demande de parler de moi. Le moment de vérité. Il me suffit de vider mon sac et il disparaîtra de ma vie. Je lui explique mon passé et je perdrai mon second ami en ville... Comme avec Théo. Je me roule en boule mentalement. J'hésite. Il insiste. J'ai envie de pleurer.

– Quand j'étais jeune, mon frère aîné, Daniel, est mort à la guerre... Il a marché sur une mine... Mes parents ont été dévastés. Maman pleurait tous les jours. Papa m'emmenait à la pêche, car il ne savait plus quoi faire... Ma sœur aînée, Katheleen, a reproché à mes parents de l'avoir laissé s'engager. Elle était à l'université à cette époque, elle n'est jamais revenue à la maison depuis. Quant à ma sœur cadette, Morghiana, elle n'avait que 18 ans à peine... Elle s'est engagée à son tour sans rien dire à personne... Quand elle a disparu, mes parents ont cru au pire... Et puis ils ont été contactés dès qu'elle a été retrouvée. Ils voulaient qu'elle reprenne ses études, elle ne voulait pas... Elle voulait venger Daniel, un truc du genre... Au final, ils ont accepté qu'elle reste dans l'armée... Et Katy leur en a voulu que davantage encore...

          Je fais une pause. J'étais trop jeune à cette époque pour m'en souvenir. J'ai juste quelques images qui me reviennent. La première fracture de la famille ne m'a que très peu touchée, au final. Non, ce n'est pas cette histoire-là que je crains le plus... C'est l'autre...

          Mes contorsions pour l'esquiver ne fonctionnent pas. J'évoque un tas d'arguments, mais Vince les rejette les uns après les autres. Je serre mes doigts gelés les uns contre les autres, le cœur battant, l'esprit vide. Je vais devoir parler de « ça »... Y repenser encore... Le revivre... J'ai la gorge nouée et une envie de vomir affreuse lorsque je commence à parler...

          Je lui parle de la mort de papa... et du reste.

          La pluie s'abat peu après, comme si elle répondait au froid que je venais de jeter entre nous. Ça y est, il me déteste. Il va juste prendre ses distances petit à petit. Et un jour, il ne viendra plus me parler.

          En deux jours, j'aurai perdu deux amis. Mais j'ai l'habitude.

          Nous discutons encore longtemps, mais je sens bien que plus rien n'est pareil. Qu'il est plus silencieux, plus distant. Je respire un grand coup, pour mieux me remonter le moral. Rien n'y fait.

          La tempête éclate que mon esprit ensanglanté la remercie. Les éléments déchaînés m'apaisent un peu, comme s'ils vrombissaient à ma place tout le désespoir que je ressens.

          Dès qu'ils se calment, nous redescendons vers l'hôpital. L'ambiance du début de soirée n'est plus là.

          Notre amitié vient de se noyer.

          Je souris à Vince.

          Adieu.