Une autre intervention s'enclenche. Ma mémoire a oublié quoi, tant la soirée a été chargée. Même une fois terminée, j'aurais été incapable de relater en détail chaque événement. Peut-être un soin, un coma ou un simple don du sang à l'accueil. Pfuit ! Tout s'emmêle.

          J'abandonne les tourtereaux à leur quiétude, assure Riley qu'elle peut aller se reposer, salue le capitaine si serviable et m'en retourne à mes alertes. J'enchaîne les comas et les soins à travers toute la ville, tandis que Bobby insiste par SMS pour que je délègue. D'accord, à qui ? Difficile de transmettre des appels de soins, surtout dans des zones sensibles... Pareil pour les comas.

          Je m'imagine enfin un peu tranquille lorsqu'arrivent Bobby, suivi de près par Théo à moto. Ce dernier ne m'adresse pas la parole, fonce vers une salle d'examen avec moi à ses trousses, retire son manteau, me tend le bras.

– Prends-moi du sang, au moins tu sauveras une vie !

          J'essaye d'obtenir des réponses, il demeure taciturne et fermé. Je m'énerve, non sans récupérer un peu de sang pour des analyses. Je l'imagine déjà soûle ou alcoolisé jusqu'au nez. Lesdites analyses me révèleront plus tard qu'il était juste con, mais en pleine forme. À peine ai-je fini de lui tirer un peu de sang qu'il s'en va, croyant sans doute que j'ai pris l'équivalent d'une poche de don. Je lui cours après alors qu'il ne répond rien, et ce, jusqu'au parking.

          Devant un Bobby silencieux, j'essaye d'obtenir une réponse d'un Théo qui se la joue serial killer prêt à faire un sale coup. Pas un mot ne sort de sa bouche, il s'en va tel un prince sur sa moto. Le tricheur ! Angoissée, inquiète, je le regarde partir en plein désarroi intérieur. Je prie pour qu'il n'aille pas faire une bêtise et me retourne vers mon rendez-vous.

          En parlant de Bobby, je sais qu'il compte avoir des rendez-vous avec le groupe de Mirror Park, entre autres, pour un article sur les zones sensibles de la ville. Nous devions justement en discuter autour d'un verre, d'où sa présence là, lorsque les « vestes bleues », comme je les appelle, arrivent. Compte tenu que la veille, j'en avais relevé 6 sur les 7 présumés de leur groupe, je demande à mon journaliste préféré si je peux prendre une minute pour m'occuper d'eux.

– Pas de problème, vas-y !

          Il mériterait d'être béatifié pour sa patience ! Je le remercie d'un pauvre petit sourire de gamine épuisée avant de foncer à l'intérieur pour commencer ma série de 7 dons du sang. Je n'irai pas plus loin que 2...

« Théo, qu'est-ce qu'il se passe ? Tu m'inquiètes là ! Et tu pourrais au moins répondre ! »
« Demande à ceux de l'Oméga, eux savent tout. » Me répond-il après mon premier patient.
« C'est à TOI que je demande ! Dis-moi au moins où tu es ! »

          Une éternité passe, avant qu'il me réponde en binaire, mélange de 1 et 0 incompréhensible. Le sale gosse égoïste ! Je suis triplement inquiète et lui, il joue à ça ? Je vais le tuer !

« [Envoi de position GPS] » premier message.
« Si tu veux retrouver mon corps, à moins qu'il soit bouffé par les requins ! » second message.

          Je peste, je jure aussi, il me semble, et c'est assez rare. J'abandonne tout le monde à l'accueil d'un :

– J'ai un noyé ! Je reviens !

          En vitesse, me voilà dans les vestiaires à enfiler cette fichue combinaison pas sexy, non sans essayer de me rappeler des conseils de la veille... Nom d'un chien ! J'ai à peine ma formation que me voilà en tenue pour sauver un abruti qui préfère jouer au con plutôt que d'en parler avec moi ! Et ça se dit mon ami ? Et ça veut plus ? Je peste plus fort tandis que je fonce vers le point GPS envoyé à toute allure, sans oser respirer tellement j'ai peur.

          Peur de la vitesse. Peur des virages. Peur de trouver un noyé déjà mort. Peur de perdre encore quelqu'un à qui je tiens... Peur de tellement de choses que mon cœur est fatigué...

          Lorsque j'arrive sur place, je découvre Théo au bout du ponton avec Sonia. Ils semblent parler. Me voilà rassurée ! Du moins le temps de comprendre qu'il n'est pas encore noyé, car il n'a pas encore sauté... Je me rapproche et Sonia décide de nous laisser un peu seuls, je l'en remercie d'un sourire. Et là commence le pire monologue de ma soirée.

          Cet âne bâté ne veut rien dire. RIEN. Alors je lui parle. De mon père, qui aurait voulu vivre pour voir ses filles grandir, profiter de sa femme et de sa ferme, au lieu d'être froidement abattu devant mes yeux par ces sales types.

         Je lui hurle mon désespoir d'avoir vu une personne que j'aimais se faire tuer face à moi pour me protéger. Mais qu'importe que le vent de ma colère et de ma tristesse souffle, Théo n'entendait rien. Il continue à vouloir sauter. À vouloir mourir...

          La soirée, le passé, le présent, tout se mélange et je craque. Mes larmes coulent malgré moi. Je retourne vers l'ambulance, désespérée. J'entends bien Sonia, Martin et Klay me parler. Ils vont s'en occuper... Je leur laisse. Mon cœur est brisé, comme à chaque fois que je parle de la mort de papa...

          Seul Klay reste avec moi et me console, à sa manière. Bizarrement, il me fait du bien. Sa gentillesse me touche.

          Mais je n'arrive plus rien à gérer. Bobby qui attend, Vince qui me parle par SMS pour savoir si j'ai besoin d'eux, les amis de Théo, Théo lui-même... Je perds pied. J'avertis Vince qu'il est armé, potentiellement dangereux. Martin me demande d'attendre avant d'appeler la police, il fait une dernière tentative. Au final, je me souviens juste de l'intervention plus que bienvenue de Vince avec le Sergent-Chef Rache... Je soigne Théo amoché avant de leur laisser, éteinte.

          Je rentre sur l'hôpital, non sans converser encore avec Bobby. Je m'excuse de le faire patienter, il m'assure être parti sur « son autre affaire » et je comprends vite qu'il a rendez-vous avec le gang de Mirror Park. Je m'inquiète vite surtout que ses réponses deviennent de plus en plus étranges à mesure que le temps passe...

« Je dois prendre un hélicoptère et je serai disponible après... Je crois... »

          Celui-là sonne le glas de ma tranquillité d'esprit. Aurait-il été kidnappé ? Forcé à faire des choses pas très nettes ? Je commence à lui répondre par des messages tellement étonnants qu'il pourra me transmettre des infos s'il se trouve dans le pétrin. Rien. RIEN.

          Sa dernière réponse sème encore plus le doute dans mon esprit. Et un bipeur chez CNN sonne le glas de ma décision. J'hésitais à prévenir la police, cette fois, je suis obligée ! J'avertis le LSPD que je crains du danger à CNN tandis que je m'y rends. Sans savoir une seule seconde qu'à une bonne heure près, j'aurais été totalement dans le vrai... Mais j'y vais, bien décidée à sauver la personne dans le coma et faire face aux éventuels bandits calfeutrés dans le bâtiment du journal local. Je ne pense qu'au patient qui m'attend. Je veux éviter d'imaginer le reste. Quel qu'il soit !

          J'y entre le cœur battant, le mot de code de Vince en poche, aussi ridicule fût-il, prête à faire face à mon pire cauchemar sur terre : des hommes menaçants, leurs armes pointées sur moi.

          Mais non.

          J'y trouve Paul déshydraté au sol, avec Richie, qui m'attendait tranquillement. Je demande pour Bobby aussitôt, car il répond bizarrement aux SMS. Richie se renseigne en radio... Il répond et va bien. Je reçois d'ailleurs un SMS quelques instants plus tard : il est à l'hôpital à m'attendre... Super... Je préviens le LSPD que je me suis inquiétée pour rien... Sans savoir, en vérité, qu'ils n'étaient pas plus étonnés que cela de cet appel, en vérité, car des invités indésirables avaient envahi les lieux l'heure précédente...

          Ignorante encore de cette info, je retourne vers l'hôpital, les muscles douloureux, l'esprit surchauffé en perte de tension, une envie de pleurer et râler mélangés, avec un furieux désir de me rouler en boule sous ma couette...

          La présence de Bobby sur le parking des urgences, bien habillé avec un bouquet de fleurs en main, me rassure, mais ne m'empêchera pas de lui souffler dans le nez. Il m'a inquiétée ! J'ai paniqué ! Je l'ai cru en danger ! Kidnappé ! Qu'il demandait de l'aide !

– Mais je t'ai dit que tout allait bien ! se défend-il.
– Relis tes messages Bobby ! Plusieurs étaient très ambiguës !
– Ah... Oui... Pardon, j'avais pas remarqué...

          Face au triste constat que je me suis inquiétée pour rien — du moins le pensais-je à cet instant précis — je passe l'éponge, beaucoup trop épuisée pour continuer sur ce ton avec l'un des rares rayons de soleil de cette soirée. Le nom de famille de Bobby c'est « Sunny », notez l'humour de la situation... En parlant d'humour piquant, il me tend le bouquet à moitié, n'arrive pas à se séparer d'une partie des fleurs, me demande de lui rendre l'ensemble pour finir par réussir à me donner le tout. J'en ris beaucoup ! Enfin un peu de joie dans toute cette soirée de dingues !

          Je pars ranger l'ambulance, monte dans le monster truck de Bobby, qu'il n'a pas nommé, lorsque...

Le répondeur LSMS sonne...

          L'appel n'est pas loin, je demande à Bobby si cela ne le dérange pas d'y aller avec son véhicule, afin de pouvoir décamper ensuite sans repasser par l'hôpital que je ne peux plus voir ce soir-là. Il accepte et me voilà à traiter un monsieur en tenue de ville sur le bord de route. Fort heureusement, il ne s'agissait que de rougeurs...

          Je retourne dans le gros bébé lorsque...

Le répondeur LSMS sonne...

          D'un regard extérieur très éloigné, cela fait presque penser à un running gag. Mais non. Pire ! L'appel est en plein Mirror Park... Bobby me ramène donc à l'hôpital d'un :

– Vu où il est, je préfère que tu prennes une ambulance...

           Évidemment... Épuisée, je retourne me changer, sortir une ambulance et j'enclenche les sirènes.

« LSMS pour LSPD, j'ai un bipeur à Mirror Park... »
« LSPD, bien pris, nous envoyons une unité non loin au cas où. »

          Avertir la police est une habitude, mais dans l'état où j'étais, je m'en fichais bien. Je comptais sur eux pour m'aider au besoin, bien sûr, mais mes pensées décousues et ma fatigue commençaient à avoir raison de moi. Ma pensée avait soudain du mal à rester cohérente. L'adrénaline de la soirée me convainquait peu à peu que je ne risquais rien. J'entre donc dans Mirror Park sirènes hurlantes, prête à me battre... avec mes petits poings !

          La bonne blague...

(la suite demain)