Chapitre 24 - Cauchemar
20 Mai 1665,
Enfin ! J'ai cru que je n'aurais plus jamais le plaisir de discuter avec toi, Monsieur Gift. J'ai tant à te dire ! Tu dois sans doute te demander pourquoi cela fait plus d'un mois que je n'ai rien écrit. Et bien, c'est tout simplement parce que l'on m'a confisqué mon journal !
Les derniers mots que j'ai écrits sont « Que se passe-t-il ? ». En effet, le bateau venait d'être secoué de fond en comble. Un bruit de fin du monde en a fait trembler toutes les planches. J'étais paralysée, dans mon hamac. Je m'attendais à ce que nous nous fassions engloutir par un kraken ou réduire en pièces par des canons ennemis.
Des pas ont résonné dans l'escalier. Le capitaine, en personne, est venu jusqu'à moi. J'ai su que, quoi qu'il se passe, je devais avoir ma part de responsabilité là-dedans.
– Mademoiselle Ariana, puis-je savoir ce que vous faites là ? Vous êtes censée être à votre poste et si vous y étiez, nous n'aurions certainement pas heurté des récifs !
– Ah ! C'était donc ça, ai-je répondu.
– Vous vous moquez de moi en plus ? a-t-il fulminé.
– Non, je n'oserais pas, ai-je ironisé.
La phrase de trop. Il m'a prise par le bras et m'a fait descendre de mon hamac. Évidemment, mon carnet, qui était sur mes genoux, est tombé. Il l'a ramassé, l'a examiné et a dit :
– C'est parce que vous écriviez là-dedans que vous n'êtes pas à la vigie ?
Je lui ai simplement adressé un sourire, un peu impertinent, c'est vrai.
– Et bien, vous n'aurez plus ce loisir, d'ici longtemps, a-t-il annoncé, catégorique.
Je n'ai rien répondu. Je savais qu'il était trop tard pour m'y opposer.
Je te la fais en brève, Monsieur Gift. Le capitaine m'a confisqué mon carnet et m'a fait passer une journée derrière les barreaux. Comme nous n'étions pas loin de la côte, nous avons pu y conduire le Golden Gem avant qu'il ne coule et nous avons passé un bon mois à le réparer. J'ai écopé des travaux les plus ingrats, bien sûr.
Alors que je commençais juste à trouver que je me faisais une place parmi l'équipage, tous les hommes se sont retournés contre moi. Le capitaine me lançait des regards noirs, auxquels je répondais en levant les yeux au ciel, ce qui était loin d'améliorer la situation. Will faisait comme si je n'existais pas, Edward m'affublait des sobriquets les plus ridicules, comme si notre – courte – amitié n'avait pas existé. Que dire de Méga, Müller et les autres ? J'avais aussi vite perdu leur confiance qu'il m'avait fallu de temps pour la gagner. Seuls John, Pedro et Alfonso faisaient encore un peu cas de moi, puisque je m'étais plus ou moins sacrifiée pour eux à Paramaribo.
Au moment où je t'écris, la situation est à peu près la même. J'ai commencé à m'y habituer. Mon père n'a jamais été très proche de moi, donc je n'ai que faire de son mépris. Seule l'indifférence de Will continue de m'affecter. Chaque fois qu'il passe à côté de moi, sans un regard, je sens mon cœur se serrer.
Mes états d'âme n'ont que peu d'importance. Concernant notre voyage, nous sommes repartis il y a de cela une semaine. Normalement, nous devrions arriver à l'embouchure de l'Amazone demain soir.
21 Mai 1665,
C'est déjà la nuit et il est très difficile d'écrire. Je vais pourtant essayer : il faut que je te raconte ce qui vient de se passer. Vois-tu, jusque-là, nous n'avions guère eu de problème sur la mer. Or, aujourd'hui, une violente tempête s'est abattue sur nous.
J'avais beau avoir connu du mauvais temps sur mon île, rien n'était comparable à cela. Tonnerre, éclairs, pluie torrentielle, vent effroyable, ... tout était réuni. Les éléments semblaient avoir une dent contre nous. Pendant la journée, mon poste de vigie était difficile à tenir, mais je voyais tout de même à plusieurs mètres devant moi, quand je n'avais pas la tête dans les nuages. Que le Golden Gem me semblait chétif du haut de mon perchoir ! Les vagues montaient jusqu'à moi, avant de s'abattre sur le pont, emmenant tout sur leur passage. Je ne sais par quel miracle nous n'avons perdu qu'un homme aujourd'hui. Il a été emporté par une vague particulièrement violente, alors qu'il tentait d'attacher les voiles. Nous n'avons rien pu faire.
Lorsque la nuit est tombée, je t'avoue que je n'étais pas au mieux. Le vent me malmenait tellement qu'il menaçait de m'emporter à chaque bourrasque. Et la pluie me battait comme si elle m'en voulait personnellement. J'étais trempée jusqu'aux os. Dans le noir de la nuit, je ne voyais plus rien. Pas la moindre étoile pour me permettre de distinguer le haut du bas.
C'est alors que j'ai perçu une voix. Au début, ce n'était qu'un murmure, mais, en écoutant avec attention, j'ai pu comprendre.
– Ariana ! Descends ! C'est trop dangereux ! disait Will, qui, je ne sais comment, arrivait à se faire entendre parmi les sifflements du vent. J'ai crié à mon tour :
– Pas question ! Mon quart n'est pas terminé !
Sa voix est à nouveau montée jusqu'à moi :
– C'est de la folie ! Tu vas prendre froid ou tomber à la mer !
– Et alors, qu'est-ce que ça peut te faire ? ai-je répondu.
C'est vrai, il ne me parlait pas depuis un mois, pourquoi s'inquiétait-il soudainement ? Il n'a pas répondu à ma question et a enchaîné.
– John va te remplacer, il a l'habitude.
Mon sang n'a fait qu'un tour.
– Non ! Je reste là. John me remplacera quand il sera temps.
Je ne voulais pas donner ma place. Comment expliquer cette faveur que l'on me faisait ? Que se passerait-il si quelqu'un le découvrait ? Déjà qu'ils me détestaient tous pour n'avoir pas été à mon poste pendant cinq minutes...
– Ariana, s'il te plaît ! Descends ! a de nouveau hurlé Will.
– Non, ai-je répondu. Je n'arrivais pas à le voir sur le pont du bateau mais je devinais au son de sa voix qu'il était agacé.
– Je viens te chercher, a-t-il encore dit.
Comme s'il allait réussir à me déloger ! Il est pourtant arrivé, haletant. Il a crié pour couvrir le bruit du vent :
– Viens, Ariana ! Ne reste pas là.
J'ai croisé les bras et ai fait la moue, ne daignant pas répondre.
– S'il te plaît, a-t-il dit en essayant de croiser mon regard.
– Je ne peux pas, ai-je répondu, factuelle. Mon devoir est de tenir la vigie et je m'y tiendrai.
– Personne ne te demande d'affronter les éléments.
– Crois-tu que si un vaisseau ennemi nous prend par surprise, personne ne me le reprochera ?
– Qui attaquerait par ce temps ?
– On ne sait jamais, ai-je dit, à court d'arguments.
Will me regardait avec amusement.
– Écoute, mon devoir est de veiller au bien-être de l'équipage et à son bon fonctionnement, a-t-il repris. Or, tu es frigorifiée, Ariana.
– Pas du tout.
– Crois-tu qu'il fasse assez noir pour que je ne vois pas que tu es trempée au point d'en avoir les lèvres bleues ?
– Vraiment ? ai-je demandé, incrédule.
Il a pris ma main et a brièvement serré mes doigts.
– Tes mains sont gelées. Tu ne nous serviras à rien en tombant malade, a-t-il ajouté.
Comprenant que ma défaite était certaine, j'ai grommelé :
– Et qui me remplacera ?
– Moi, puisque tu t'obstines à protéger John, a-t-il répondu avec un sourire.
– Et j'ai raison ! Ce n'est qu'un enfant, me suis-je exclamée.
– Qui sommes-nous dans ce cas, Ariana ? a-t-il demandé.
Il avait raison. En tous points. Je me suis rendue et j'ai vu Will esquisser son éternel sourire en coin quand il m'a vue décrocher la corde que j'avais nouée autour de ma taille.
– Tu avais tout de même pris des précautions, a-t-il remarqué.
– Que tu devrais prendre aussi, ai-je répondu en lui jetant la corde entre les mains. J'ai enjambé le bord en m'agrippant fermement aux cordages.
– Will ? l'ai-je interpellé avant de descendre.
Il m'a lancé un regard interrogateur.
– Merci, ai-je dit, bien que cela me brûle la gorge.
J'ai disparu hors de sa vue et je suis descendue sur le pont, en risquant au moins trois fois de me rompre les os. En effet, le vent faisait tout ce qui était en son pouvoir pour me faire lâcher les haubans et les vagues prenaient aussi un malin plaisir à tourbillonner autour de moi.
J'ai réussi à retrouver mon hamac alors que tout le monde dormait d'un sommeil fragile. Comment baisser sa garde alors que chaque vague risquait de briser le navire comme une coquille vide ?
Je n'arrive pas non plus à dormir. C'est pour cela que je t'écris, Monsieur Gift. Malgré la tempête qui fait rage au dehors, je ne peux m'empêcher d'être soulagée. Finalement, Will n'est pas si indifférent.
22 Mai 1665,
« Voile à tribord » a hurlé John alors que je me réveillais difficilement d'un sommeil sans rêves. Tous les pirates se sont précipités vers le pont principal. Le capitaine était déjà au pied du grand mât. Nous nous sommes attroupés autour de lui, bravant la pluie qui n'avait pas cessé de tomber.
– Quel pavillon ? a demandé Shark.
– Noir, avec un personnage encapuchonné tenant une faux.
– La faucheuse, a murmuré le capitaine. C'est le navire de Salem Pesadilla.
Je n'ai pu me retenir de glousser. Tous les hommes m'ont lancé un regard noir.
– Peut-on savoir ce qu'il y a de si drôle, Mademoiselle ? a demandé Shark, en s'avançant vers moi.
– Mais, enfin, Pesadilla est un pirate de conte ! Il a été créé pour effrayer les enfants, c'est tout !
– Vous apprendrez, Ariana, a dit le quartier-maître, que Pesadilla est le plus grand ennemi du capitaine Shark. Sa présence ici ne me dit rien qui vaille.
Tous les marins ont acquiescé d'un même mouvement.
– Même si ce pirate existait vraiment, ai-je continué, pourquoi ne nous entendrions-nous pas avec lui ? Nous sommes dans le même camp !
Le quartier-maître a secoué la tête comme si j'étais la personne la plus stupide qui lui ait été donné de rencontrer.
– Pesadilla n'est pas un pirate comme les autres. Non seulement il est avide de trésors au point de dormir sur des sacs d'or, mais, en plus, il est sanguinaire. À chaque fois qu'il décide de prendre un navire d'assaut, il l'attaque sans relâche jusqu'à le couler en ne laissant qu'un seul survivant. Un survivant qui peut raconter les faits et entretenir la légende. Si ce pirate décide que tel homme doit mourir ou que tel navire doit couler, il le poursuivra jusqu'à atteindre son but. C'est une bête féroce, qui ne lâche jamais sa proie. Seul le capitaine Shark a réussi à lui échapper, une fois, après l'avoir délesté de ses trésors les plus précieux. Bien sûr, cela n'a fait qu'exciter sa rage à notre encontre.
J'étais interloquée. Jamais je n'aurais cru une telle histoire si je n'avais pas vu l'équipage pâlir au fil des paroles de Müller. Jusqu'à présent, j'avais imaginé que rien de grave ne pourrait vraiment nous arriver, que le capitaine Shark était le plus grand et le plus redouté de tous les pirates, que personne n'oserait s'attaquer à lui. Dans mon monde, nous étions les attaquants, les autres devaient se défendre. Nous étions les rapaces, les autres étaient les proies. Comment aurais-je pu soupçonner qu'un autre pirate puisse nous mettre en danger ?
– Mais alors, ai-je dit, sentant la panique monter en moi, il faut faire quelque chose ! Fuir ou se battre !
– Du calme, Ariana, a dit Will, observons d'abord le mouvement du navire pour savoir ce qu'il veut. John ?
– Je ne le vois plus, a-t-il dit. J'ai peut-être rêvé. Je ne l'ai vu qu'un instant, à la faveur d'un éclair.
– Quoi qu'il en soit, a dit Shark, il faut que nous soyons sur nos gardes. Si la Faucheuse est en effet dans les parages, cela ne peut signifier qu'une chose. Pesadilla sait ce que nous recherchons, et il veut s'en emparer avant nous. Ou nous barrer la route.
– Alors, que fait-on capitaine ? a demandé Diego.
– Je vais y réfléchir. Parker, Müller, Hawkins, dans ma cabine tout de suite.
Les quatre hommes ont fendu la foule pour aller se concerter en privé. Chacun a repris son poste, la mort dans l'âme.
Et voilà un nouveau personnage ! Et pas n'importe lequel ! Le grand Salem Pesadilla semble être lui aussi sur la piste du trésor d'Orellana... Que faire ? Faut-il continuer, et risquer sa vie ? Ou rebrousser chemin et s'avouer vaincu ?
Au fait, "Pesadilla" signifie "cauchemar" en espagnol, ce qui n'annonce rien de bon...
Avez-vous aimé l'accompagnement musical ? J'ai trouvé qu'il était particulièrement approprié mais peut-être préférez-vous apprécier le texte en silence ?
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