Chapitre 6
1. Aliviana
— Tu as entendu la nouvelle ?
— Comment ne pas l'avoir entendue ? Elle est passée dans tous les journaux !
— Pauvre enfant...
— Tu crois qu'on devrait lui montrer notre soutien ?
— Je ne sais pas...
— Quelle horreur, tout de même...
— Mais qu'est-ce qu'elle allait faire dans cette ruelle à une heure pareille ?
Vlam !
Pliée en deux avec une main à plat contre la porte qu'elle venait de claquer, Aliviana s'accorda un instant pour respirer. Elle avait la nausée. Son corset la serrait si fort qu'elle avait la sensation d'étouffer.
— Miss Aliviana ?
La tête de Robert dépassa d'une étagère.
— Qu'est-ce que vous faites ici ?
Robert était le seul à la vouvoyer. Comme il faisait partie des premières générations d'A.D.P, il n'avait pas été programmé avec toutes les nouvelles formalités de langage que les plus récents modèles possédaient. Par exemple, les automates comme Robert n'étaient pas rouagés pour vouvoyer tout le monde sauf les Orphelins.
En théorie, cette règle de politesse s'appliquait aussi aux Fé·es, mais comme celleux-ci étaient toustes – à part le Limier –officiellement banni·es du droit de Cité et par conséquent non-consigné·es dans le registre des naissances, les A.D.P n'étaient pas en mesure de les reconnaître. Ou, s'ils en reconnaissaient, car les Fé·es n'étaient pas connu pour leur sens de la discrétion, leurs engrenages ne les obligeaient pas à automatiquement modifier leur façon de parler.
— Miss ? Vous allez bien ?
Aliviana inspira profondément. Robert était le seul à ne pas la considérer comme une éternelle mineure... et c'était à cause d'un défaut de fabrication.
Tout le monde la regardait. Tout le monde. Et tout ce qu'ils voyaient, c'était son absence de lignée. La potentielle trace de magie dans ses veines, l'incarnation du poison qui rongeait la bonne société.
Robert s'approcha d'elle.
— Vous voulez que j'aille chercher Miss Ophélia ? Oui ? Bon, je vais la chercher.
Et il s'en fut. Aliviana se laissa glisser le long du mur pour se rouler en boule. Grâce à cette magie qui était la leur, les journalistes avaient réussi à obtenir on ne savait comment l'identité de la jeune fille retrouvée dans la ruelle – son identité –, et une gravure de son visage était imprimée juste en dessous de la première gravure, qui représentait la scène du meurtre dans ses détails les plus crus. Pour l'instant, c'était tout ce qu'ils avaient. Sous leurs innombrables spéculations, ils ne savaient pas ce qu'elle faisait là et ce qu'elle avait vu. Mais quand le script de son interrogatoire fuiterait... car il finirait par fuiter, elle n'avait aucun foutu doute là-dessus.
Le souvenir de la Bête lui collait la peau. Elle poissait la terreur. En fermant les yeux, elle pouvait revoir comme si elle y était cet instant fatidique où les crocs s'étaient ouverts sur elle... Sauf que personne ne la croirait. Personne ne la croyait. Tous se rangeraient derrière l'avis de cette officière et elle n'aurait plus aucune chance de devenir Citoyenne. Est-ce qu'elle serait bannie et catapultée derrières les Murs, ou lui laisserait-on la grâce d'aller pourrir dans les Cimes ? Peut-être même que Merle pourrait l'accueillir dans son repère de truands... la pensée la fit ricaner. Que n'aurait-elle pas donné pour revenir quelques jours avant, quand l'irruption de ce crétin dans sa vie était le premier de ses problèmes ?
La porte s'ouvrit à la volée.
— Aliviana ? Par la Poussière, mais qu'est-ce que tu fais par terre ?
Ophélia se précipita auprès de son amie. Aussitôt, elle se mit à lui palper les mains, le cou, les joues, à relever sa tête pour vérifier son visage.
— Pas de contact... marmonna Aliviana en se dégageant.
— Pardon, pardon. Est-ce que ça va ?
— Je...
Je ne sais pas.
— Je suis un peu fatiguée.
Comment est-ce que ça pourrait aller ?
— Liv'... tu n'es pas qu'un peu fatiguée. N'importe qui dans ta situation...
— Elle n'est pas n'importe qui, intervint Robert, qui venait d'arriver derrière la bibliothécaire.
C'est vrai. Je suis une Orpheline.
— Arrête, Robert. (Sans la toucher, Ophélia se rapprocha assez pour qu'Aliviana ne puisse plus briser le contact visuel.) Liv', tu ne vas pas bien. Et c'est normal. N'importe qui dans ta situation... (elle s'interrompit pour fusiller l'A.D.P du regard.) ... N'importe qui serait devenu fou, d'accord ? Tu n'es pas surhumaine. Tu n'es pas une Fée. Et même si tu l'étais... même si tu l'étais, tu aurais le droit d'avoir peur.
Les mains d'Ophélia flottaient autour des épaules de l'Orpheline, tout justes retenues par la limite qui leur avait été imposée.
— Tomber sur le cadavre encore frais d'une des victimes de ce grand malade... je ne sais même pas comment tu as survécu. Poussière, il aurait pu être juste là, à danser dans ton ombre, à respirer dans ta nuque... il aurait pu te tuer de la même façon qu'il l'a fait pour les autres, et tu n'aurais été qu'un nom de plus dans la rubrique des larmes à gauche !
Il y avait de l'émotion, dans la voix de sa collègue. De la peur, un ou deux sanglots étouffés, peut-être une mince bouffée de soulagement... Aliviana entrouvrit légèrement les bras, et Ophélia s'engouffra dans la brèche. Elles s'enlacèrent avec force. Enfoncèrent leur nez dans la chemise de l'autre. Respirèrent le tissu à plein poumon.
— Tu aurais pu mourir... chuchota la bibliothécaire contre la clavicule de sa compagne. Tu aurais pu mourir.
Au bout d'un moment, elles finirent par relâcher leur étreinte. D'une caresse, Ophélia redressa l'attention d'Aliviana sur son visage.
— Rentre chez toi, Liv'. Je m'occupe du reste.
Elle se remit debout et lui tendit la main pour l'aider à se relever.
— Allez. La brave Orpheline a le droit de se reposer.
2. Cléandra
Un délicieux fumet spiralait à la surface de son café. Cléandra huma le breuvage durant plusieurs longues secondes avant de se résoudre à y tremper les lèvres.
C'était brûlant. Elle lâcha un petit juron et se tourna vers son invité. Non pas qu'elle l'ait invité, d'ailleurs ; mais le sergent Digenvez pensait apparemment qu'être son partenaire assigné l'autorisait à entrer dans le bureau de Cléandra sans frapper.
— Qu'est-ce que vous voulez, sergent ?
— À propos de l'interrogatoire...
Elle cacha son soupir derrière son mug. Évidemment que c'était à propos de l'interrogatoire. Cléandra n'était pas aveugle au point de ne pas avoir remarqué l'état dans lequel son collègue était sorti de la pièce.
— J'écoute.
Elle ne lui fit pas signe de s'asseoir, il ne fit pas mine de le vouloir.
— La façon dont vous l'avez mené... débuta-t-il.
Le regard brillant du Limier s'attarda sur un angelot en laiton parfaitement laid que le père de Cléandra lui avait un jour offert et qu'elle n'avait jamais eu le cœur à jeter.
— Cette session avait pour but de déblayer notre piste d'investigation. Le témoignage de cette Orpheline nous aurait été un atout précieux.
Ses yeux passèrent du bibelot à un vieux tableau aux couleurs criardes accroché dans un angle de la pièce.
Quitte à éviter mon regard, il pourrait au moins faire preuve de bon goût.
— « Aurait » été ?
Silence.
— Sergent, le pressa-t-elle en se penchant vers lui.
Aurait-elle réussi à rendre le Fé mal à l'aise ? Même si elle n'en laissa rien paraître, Cléandra s'autorisa un petit sourire intérieur.
— ... Vous avez saccagé le travail.
Le sourire intérieur n'était plus qu'un mauvais souvenir.
— Pardon ?
Si cela était possible, la posture du Limier se rigidifia encore plus. Mais il ne revint pas sur ses mots.
— Vous m'avez très bien compris.
Cléandra laissa son café à côté d'un immonde presse-papiers en cristal – tout envie de le boire l'avait abandonnée. Lentement, elle contourna le bureau pour venir se poster devant son sergent, une cuisse assise sur le meuble et l'autre jambe tendue vers le sol.
— C'est un intéressant choix de mots que vous faites là, Limier. (Il frémit.) « Saccager », vraiment ? Vous parlez du moment où j'étais à deux doigts d'obtenir des informations dignes de ce nom jusqu'à ce que vous interveniez, ou bien du moment où j'ai laissé partir notre plus grand lien avec lae criminel·le derrière tout ça ?
Digenvez tint bon :
— Vous l'avez directement accusée.
— Je l'ai provoquée. Et j'aurais pu obtenir des résultats si vous ne vous étiez pas interposé.
— Dès le début, vous vous êtes persuadée que c'était elle qui avait fait le coup.
— Bien-sûr que non. Mais avez-vous seulement écouté sa déposition ? Moi oui, et je peux vous dire qu'elle n'était pas convaincante.
— Qui vous dit qu'elle ne disait pas la vérité ?
Ce fut trop pour Cléandra : elle éclata de rire.
— Je suis sérieux, insista le Fé.
— Non, vous ne l'êtes pas, rétorqua la lieutenante en s'essuyant les yeux. Enfin, sergent ! Vous n'allez pas me faire croire que vous pensez réellement qu'un loup énorme puisse arpenter les rues d'Egnosnem ! (Elle marqua une pause.) Et même dans l'hypothèse – hypothèse hautement improbable, entendons-nous bien – où un chien errant ou je ne sais quoi aurait réussi à survivre ici, quelle sorte d'animal s'en prendrait aux Hommes ? Son premier réflexe serait de les fuir, pas l'inverse !
L'horloge mécanique sonna seize heures, comme pour ponctuer ses paroles. Cléandra contempla le petit oisillon en bois qui s'en échappait. L'objet aurait pu être joli, mais celle ou celui qui l'avait créé avait jugé bon de plaquer des feuilles d'or sur toute les fioritures de la face gauche et de graver des niaiseries en surcharge sur la face droite ; ce qui rendait l'ensemble grossier et moche.
Tout bien considéré, l'entièreté de son bureau était meublée avec un singulier mauvais goût. La cogne ne savait pas pourquoi. Chez elle, chaque recoin était décoré avec soin et élégance, et elle savait apprécier cet esthétisme sophistiqué, elle s'y retrouvait. Mais pour ce qui était de son lieu de travail...
Autre monde.
Face à elle, Digenvez patientait, solide comme un roc. Solide comme un roc... à part pour son centre de gravité, qu'il ne cessait de basculer d'un pied à l'autre. Par égard pour le silence qu'il semblait proposer comme une trêve, Cléandra aurait presque pu le laisser filer et faire comme s'il ne s'était rien passé, que son subordonné n'était pas venu dénoncer sa manière de travailler – au moins l'avait-il fait en privé, on pouvait lui donner ça. Elle aurait donc pu laisser couler... Mais il s'avérait que les questions du Limier l'avaient mis en rogne ; aussi n'y alla-t-elle pas avec le dos de la cuillère dans ses provocations :
— Quelque chose que vous aimeriez rajouter, sergent ? Partager ? Avec votre chère et tendre supérieure sur cette affaire qui n'a aucune envie de perdre du temps sur une affaire littéralement de vie ou de mort qui pourrait bien concerner tout Egnosnem ? Une loyauté changeante dont vous voudriez me faire part ? Ou simplement montrer vos vraies couleurs, maintenant que la vie d'une des vôtres est en jeu ?
Le Limier serra la mâchoire. Quand la colère se dissiperait, elle se dirait qu'elle était allée trop loin... mais le sang pulsait encore trop fort sous son crâne.
— ... Non, lieutenante. Rien à rajouter.
Il tira sa casquette légèrement en avant pour la saluer et s'en fut.
Cléandra le regarda faire sans rien dire. Milles et unes interrogations dansaient dans ses pensées quant à savoir si le Limier avait eu raison et qu'Aliviana Enilehpro avait bel et bien dit la vérité, mais une autre question maintenait son attention fixée sur le cadre de la porte :
Serait-ce là ton point de rupture, Eliah Digenvez ?
3. Aliviana
Les murs de son immeuble se dressaient devant elle. Et tout là-haut, au plus près de la Poussière... sa petite mansarde miteuse.
Enfin.
Aliviana rentra.
Si le trajet retour lui avait paru irréel, l'Orpheline eut l'impression d'être ultra-consciente de chaque pas qu'elle faisait pour monter l'escalier, d'entendre le moindre craquement que tiraient les marches lorsqu'elle y transférait son poids – aussi se rendit-elle immédiatement compte que Mme Enisiov n'était pas seule quand elle atteignit son palier.
Qui...
La porte de sa voisine partit embrasser le papier peint décrépi avec la passion des nouveaux amants.
— Aliviana ! Par la Poussière, tu es saine et sauve !
Ainsi s'exclama la grand-mère dès que ses yeux se posèrent sur l'Orpheline.
— Madame...
— Entre, entre ! Tu ne vas pas rester seule comme ça, pas après ce qui t'est arrivé ! Les journaux sont fous de donner ton nom comme ça... Tu n'as dû avoir aucun répit, ma pauvre ! Allez, entre donc, viens te réchauffer autour d'un bon poêle. (Le cœur d'Aliviana se serra à ces mots : en temps normal, jamais Mme Enisiov n'aurait gaspillé son précieux charbon de bois pour quelque chose d'aussi désuet que de chauffer une pièce, arguant que le froid fortifiait les muscles.) On s'est fait un sang d'encre, tu sais ? lui raconta sa voisine en retournant dans son appartement.
— « On » ?
Aliviana la suivit, confuse.
— Oui, moi et ce jeune homme ! Vous vous connaissez bien, il me semble...
Quand il la vit, Merle bondit hors du canapé dans lequel il était inconfortablement installé. Les deux restèrent debout un long moment, à se fixer dans le blanc des yeux. Elle, les doigts crispées sur la lanière de sa sacoche, la mine défaite, perplexe ; lui, une tasse entre les mains, à mi-chemin entre l'inquiétude et l'embarras.
— Je suis venu dès que j'ai su... enfin, dès que j'ai lu... ! Je suis venu dès que j'ai pu, bredouilla le sorcier en malmenant la céramique. Je... Tu... enfin, tu vas bien ? (Il fit un pas en avant, le refit en sens inverse.) J'ai cru que tu... j'ai cru que tu... ! Bref, peu importe. Tu es là, et c'est l'essentiel, hein ? Je... Attends.
Merle prit une profonde inspiration qu'il exhala avec une intensité décuplée. Il recommença trois fois avant de retourner s'asseoir. Il repositionna soigneusement sa coupelle de thé entre ses cuisses, et, enfin ;
— J'ai eu très peur pour toi. Vraiment, très peur. (Puis, plus bas :) Je sais qu'on se connait pas tant que ça, toi et moi, mais... j'avais besoin de vérifier que tu allais bien.
Jusque-là interdite, Aliviana retrouva l'usage de la parole sitôt que sa voisine fut hors de portée de voix :
— Pourquoi tu n'es pas passé par la fenêtre ?
— Oh ! ça... Eh bien...
Merle gigota, mal à l'aise.
— En fait, je me suis dis que tu n'aimerais peut-être pas recevoir un invité surprise après ce que tu as vécu, alors... (Il se frotta la nuque.) Bon, le plan était d'attendre que tu rentres chez toi pour venir toquer à ta porte, et puis j'ai croisé ta voisine. (Le sorcier jeta un coup d'œil vers la cuisine où elle avait disparu avant de reprendre :) Je suppose que je ne t'apprends rien si je te dis que cette mamie a l'hospitalité coriace ?
C'en fut plus qu'Aliviana ne pouvait en supporter. Elle s'esclaffa. C'était un son strident, discordant, profondément horrible et particulièrement désagréable à l'oreille, un son qui aurait à coup sûr chassé le monstre de la veille. Un rire qui, à lui seul, suffirait aux yeux de la lieutenante Eriaremet pour coffrer l'Orpheline à vie. La pensée la fit rire encore plus fort, à lui en tirer les larmes.
— Eh bien, Aliviana ! s'esbaudit Mme Enisiov avec une théière fumante posée sur un plateau. C'est la première fois que je t'entends rire en quatre ans – tu devrais le faire plus souvent, d'ailleurs, ton rire est ravissant : qu'est-ce que t'a raconté ton ami qui soit drôle à ce point ?
Merle la suivit des yeux tandis qu'elle préparait à chacun une nouvelle infusion de lichen, puis recentra son attention sur Aliviana, qui se remettait tant bien que mal de ses émotions et tentait de cacher sa gêne derrière ses lunettes.
— Cela, madame, articula-t-il avec soin, j'aimerais bien le savoir.
L'Orpheline se racla la gorge le plus dignement qu'elle put.
— Excusez-moi, j'ai eu une journée... chargée.
— Une nuit chargée, surtout ! Par la Poussière... Faut-il être dérangé pour faire ce genre de choses ! M'étonnerait pas qu'un·e Fé·e soit derrière tout ça, tiens.
Oh...
Les mots de la vieille femme jetèrent un blanc – du genre à vous donner envie de vous découvrir une nouvelle passion pour le ramonage, histoire de s'enfuir par les toits pour allez nettoyer les cheminées de la Basse-Cour et ne plus jamais parler à qui que ce soit.
La tension montait. Aliviana se surprit à taper du pied en rythme avec les battements affolés de son cœur la nuit précédente. Le tremblement se transmit à son genou. Elle froissa les plis de sa jupe, les relissa, envisagea de croiser les jambes pour dissimuler sa nervosité avant de se raviser...
Finalement, un grand sourire éclaira le visage de Merle.
— Je viens juste de me rappeler qu'Aliviana et moi devions avoir une discussion importante avant cette nuit. Ça ne vous dérange pas trop si on s'éclipse, madame ? J'avais complètement oublié avec les évènements, vous vous doutez bien, mais c'était assez urgent...
La vieille le contempla un instant avant d'étouffer un gloussement.
— Bien-sûr, bien-sûr, allez-y ! Je m'en voudrais de me mettre en travers de l'une de vos « discussions »...
Et de glousser à nouveau comme une oie en jetant à l'Orpheline un regard entendu.
Alors que Merle sortait dans le couloir, Mme Enisiov retint Aliviana sur le pas de la porte.
— Par la fenêtre, hein ? murmura la grand-mère. Et moi qui me demandais comment il se débrouillait pour atteindre ta chambre inaperçu... Tu ferais bien de le garder, petite, il m'a l'air d'être une sacrée bonne plante. Allez, file !
Ainsi se retrouva dehors Aliviana, dos plaqué contre la porte claquée. Merle l'attendait plus loin : elle prit quelques pour se ressaisir et le suivit jusque chez elle.
Tendu comme il l'était, Aliviana s'attendait à voir le sorcier exploser à la seconde où elle était entrée. Il n'en fut rien. Nerveux comme un pou, il faisait les cent pas dans sa chambrette – ce qui créait un beau remous, au vu de la petitesse des lieux. Merle se passait la main dans les cheveux, se massait le cou, s'arrêtait une seconde, parfois deux, se retournait et recommençait son cirque dans l'autre sens. Pendant ce temps, Aliviana suspendit son manteau au crochet rouillé qui perçait le mur et partit s'effondrer sur son lit.
L'Orpheline se sentait... vidée. Trop d'émotions sur les vingt-quatre dernières heures. Elle n'avait pas l'habitude. En temps normal, elle s'arrangeait pour tenir ce genre d'éléments à l'écart, loin de son quotidien. Mais là... Telle une novice qu'on initierait à une bonne grosse cuite d'alcool de champignon, elle était venue sans se douter de rien et se réveillait avec une méchante gueule de bois.
— Tu veux que je te prépare un thé ?
Aliviana inclina légèrement la tête pour voir celui qui venait de parler.
— ... J'ai déjà pris une infusion chez Mme Enisiov.
— Ah oui, c'est vrai. (Merle parut confus.) Je pourrais peut-être te préparer le repas, alors ?
Aussitôt dit, aussitôt fait : Merle se retroussa les manches et s'arrogea la place derrière les fourneaux. Il commença par une rapide inspection des provisions à disposition – l'amenant immanquablement à se lamenter sur leur quantité désolante – et se décida pour une sorte de soupe de reste façon Sorcière. Aussitôt annoncé, il saisit le sac de jute qui trainait à ses pieds, en sortit un gros navet et deux oignons, les plaça sur une planche à découper et se mit au travail.
Assise sur son lit et adossée au mur, Aliviana observait le jeu de ses omoplates alors qu'il coupait les racines en rondelles. Elle avait rarement croisé des gens de sa corpulence – pour ne pas dire jamais. Non pas qu'il soit aussi large qu'un pâté de maisons, mais les excès de quelques sortes qu'ils soient étaient rarement mis en avant dans la Cité, de peur d'être affilié aux Fé·es. Pour Merle, ça allait au-delà de l'apparence : tout dans son personnage était fantasque, allant de son nom d'oiseau à ses engagements dans une société secrète, en passant par sa tendance de chevalier servant ou sa vilaine manie de s'introduire chez elle depuis les toits...
Pourtant, le sorcier ne paraissait avoir aucun problème à évoluer en société ; pire, il semblait y être parfaitement épanoui. Que ce soit au marché ou chez sa voisine... peut-être était-ce grâce à son joli visage. Ophélia lui avait un jour parlé de ce phénomène, qui poussait les gens à pardonner plus facilement ceux que l'on trouvait beaux.
Ou peut-être était-ce parce qu'il était – trop – charmant. Qui pouvait résister à un inconnu vous gratifiant du sourire le plus ingénu que l'on ait jamais vu tandis que vous lui vendiez du pain ?
Aliviana s'arracha à ses rêveries pour en revenir à l'instant présent.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
La question fit sursauter Merle. Une poignée de rondelles de navets à demi-cuites s'envolèrent pour aller s'écraser mollement sur les lattes du parquet.
— Faire quoi ? demanda-t-il.
— Eh bien... tout ça. (L'Orpheline gesticula vaguement pour illustrer son propos.) Tu sais. Entrer par la porte, cuisiner... être gentil.
— Oh... Ça.
Le sorcier leva les yeux au plafond, comme à la recherche d'une réponse qui ne s'y trouvait pas. Faute de résultat – encore une fois, quelle idée de chercher une réponse dans un plafond –, il retourna au petit plat qu'il mitonnait.
— Ben, après ce que t'as vécu, ça me parait pas illogique que quelqu'un vienne prendre soin de toi, et comme t'es Orpheline... (Elle grimaça dans son dos.) Non pas que je pense que t'aies pas d'ami·es, hein, c'est juste que... tes racines, tu les veux croquantes ou bien cuites ?
— Euh... croquantes ? proposa Aliviana, prise de court.
— C'est prêt, alors !
Merle lui fit signe de venir s'asseoir. Ensuite, il fit glisser dans son assiettes une poêlée de légumes qu'il noya dans un bouillon merveilleusement parfumé. Aliviana approcha l'assiette de son nez.
— Qu'est-ce que tu as mis dedans ?
Traduction : dans quelle contrebande était-il allé se fourrer pour dégoter de telles fragrances ?
Le sorcier haussa les épaules.
— Un peu d'épices par-ci, un peu par-là, rien de... oh !
Roscoe picorait la fenêtre de l'autre côté de la vitre. Merle accourut pour lui ouvrir et l'oiseau mécanique sauta dans sa paume. Aussitôt après, Nevanna s'engouffra à l'intérieur et vint se percher sur l'épaule d'Aliviana. Les serres du volatile mordirent le tissu et griffèrent sa peau. Elle ne dit rient.
— Eh bien, c'est une foule ! plaisanta le cuistot en chatouillant le plastron en cuivre de l'oiseau mécanique. Tu manges pas ?
La question déstabilisa l'Orpheline. Non pas à cause de sa profondeur ou de sa complexité, mais par ce que pouvait impliquer la réponse. Si Aliviana acceptait ce repas... elle acceptait aussi la présence de Merle. Bien-sûr, ce n'était pas la première fois qu'ils partageaient un repas. Mais la première fois, justement, c'était Merle qui avait mangé sa soupe et son pain, qui s'était invité chez elle sans lui demander son avis. La deuxième fois... ça avait été le thé du sorcier, certes, mais celui-ci n'avait guère fait plus que de chauffer l'eau et d'y plonger les feuilles. Tout comme elle n'avait pas fait bouillir ses restes de lichen en pensant à lui – elle ne le connaissait même pas, à l'époque.
Mais cette fois... cette fois, c'était différent. Il avait cuisiné pour elle. Il avait pris le temps d'éplucher et de découper ses propres provisions pour les faire revenir dans une quantité astronomique de cannelle ; et si ses ingrédients étaient sans conteste moins onéreux que les légumes complètement déPoussiérés de la Basse, il n'en demeurait pas moins que tout était de sa poche. Sans compter qu'il y en avait tout juste assez dans le bol d'Aliviana : Merle ne s'était rien préparé, tout était pour elle.
C'était un acte profondément gentil, mais un peu trop beau pour être vrai. Et puis, même s'il n'y avait aucun plan diabolique derrière – l'Orpheline commençait à douter que Merle connaisse ne serait-ce que le sens du terme « manigances »... Était-elle prête à laisser le sorcier entrer dans sa vie ?
Il n'a pas attendu ton autorisation pour s'inviter, lui murmura le fantôme d'Ophélia à l'oreille.
Face à elle, les yeux de Merle scrutaient ses gestes avec attention. Aliviana referma la main sur sa fourchette. Elle procéda ensuite à l'embrochage méticuleux d'une poignée de rondelles flottant à la surface et enfourna le couvert dans sa bouche.
Oh Poussière que c'est bon.
Une explosion de saveurs. Jamais ses papilles ne s'étaient autant régalées, et le fait d'avoir toujours mangé une nourriture d'Orphelinat fade et sans texture n'enlevait rien à la magie – mieux, ça en rajoutait. Merle interpréta ses mastications silencieuses de travers et commença à s'inquiéter :
— Y a un problème ? Je suis désolé, ça fait un moment que je l'ai pas fait. Poussière, t'aimes pas la cannelle, c'est ça ? En fait, tu détestes ça. Ou alors, c'est l'association avec le navet que tu supportes pas. Mince. Je suis désolé, j'aurais dû...
— C'est bon.
Enfin, Aliviana retrouvait l'usage premier de sa langue.
— C'est bon ? Comment ça, « c'est bon » ? s'affola le sorcier. C'est bon, comme dans : « miam, je me resservirais bien une louche », ou : « c'est bon, fous-moi la paix » ? Parce que...
— Merle, le coupa l'Orpheline. C'est bon, comme dans : « c'est très bon ». (Elle retint son souffle.) ... Merci.
Le visage du garçon devint radieux. Aliviana prit le bol entre ses mains pour boire le bouillon.
— Et maintenant, qu'est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle.
Il perdit un peu contenance :
— Hein ? Ben, je t'ai dit, c'est pour...
— S'il te plaît. (Aliviana reposa le bol.) Je veux bien croire que tu te sois inquiété pour moi, mais tu n'aurais pas fait tout ça si c'était la seule chose que tu avais en tête. Personne ne l'aurait fait, personne.
— Peut-être que je suis...
— Merle. Tu es peut-être spécial en bien des façons, mais tu es loin d'être un ange.
Son air malicieux retomba. En fait, il avait même l'air franchement penaud.
— Je suis désolé, j'aurais préféré te laisser plus de temps pour te reposer, mais...
— Mais quoi ?
— C'est à propos du grimoire.
Aliviana sentit ses muscles se raidirent.
Le grimoire.
La cause même de l'effraction du sorcier à son domicile.
La faille dans le système qu'elle s'était persuadée d'avoir trouvé.
— Qu'est-ce qu'il a, le grimoire ?
Merle déglutit.
— Il faut que je le récupère.
... Il ne sait pas.
Ça allait de soi, en vérité. Ce grimoire, il n'avait jamais eu l'occasion de le voir – elle l'en avait empêché –, pas plus qu'elle n'avait eu l'occasion de le feuilleter.
— C'est que... je ne l'ai plus.
— Quoi ?
4. Mona
Mona était de retour dans l'appartement de Lucien. Yul aurait dit qu'elle y tournait comme un lion en cage – et si elle ne voyait pas trop le rapport, pour trépigner, elle trépignait.
Qu'est-ce qu'il fiche ?
C'était pourtant lui qui avait proposé ce marché.
Lui.
Eddgar.
« Mais tu peux m'appeler Ed. Tout le monde le fait. »
Mona n'avait dit à personne qu'elle était là. Si les autres l'avaient su... La Baba Yega aurait secoué la tête ; et comme son souffle faisait office de loi au Ciel, Mona n'aurait pas pu faire un pas sans que toute la populace des Cimes ne lui tombe dessus. Johan l'aurait tout de suite dénoncé à la Baba Yega. Elwan se serait contenté de la regarder, et rien qu'à mirer son propre reflet dans les iris sans fond du Fé, la détermination de Mona se serait écroulée. Yul aurait éclaté de rire avant de l'enfermer à double tour dans une loge de l'Arvest et de monter la garde devant pour les deux décennies à venir. Tandis que Merle... Merle était encore absent, occupé à courir derrière son Orpheline.
Et pendant ce temps, personne ne se souciait de Lucien.
Sauf Mona. Et le gars de la Basse.
Cliquetis dans la serrure. Elle se renfonça dans un coin d'ombre pour attendre le nouvel arrivant. Peu après, « Ed » poussait la porte d'entrée et s'engouffrait à l'intérieur en fouillant la pièce du regard. À sa recherche, sans doute. Mona décida de le faire attendre un peu.
Au bout d'un moment, l'homme finit par se diriger vers une petite commode en bois pour tirer vers lui le tiroir supérieur. Il en sortit ce qui ressemblait à un paquet de cigarettes, craqua une allumette et commença à s'en griller une – curieux, pour un bourgeois.
Ed tira une première bouffée, puis ferma les yeux et rejeta la tête en arrière pour exhaler la fumée.
— Qu'est-ce qu'elle fait... marmonna-t-il dans son absence de barbe.
— Ce s'rait plutôt à moi de dire ça, déclara Mona en sortant de sa cachette, éventant l'air pour disperser les volutes qui lui tournait autour.
Il rouvrit les yeux et pencha la tête vers elle.
— Tu es en retard.
— Nan. J'étais là la première.
Ed haussa les épaules.
— Je savais pas que les gens d'En-Bas fumaient, remarqua la gamine.
— Ils ne le font pas.
— Alors pourquoi vous le faites ?
— Ça, c'est mes affaires.
— Comment vous saviez, pour les cigarettes ?
— ... Et ça, définitivement pas les tiennes.
— ...
Le silence prit place entre eux. Il le fit d'ailleurs de manière très désagréable, comme lorsqu'une troisième personne essayait de s'immiscer entre deux autres sur un canapé où deux était déjà un trop grand nombre.
Mona se balançait d'avant en arrière sur ses deux pieds.
— Bon. Alors... comment on fait ?
— Eh bien, dit Eddgar, je me disais que le plus simple serait de commencer par jeter un œil près des endroits qu'il fréquente.
La suggestion arracha à la gamine un ricanement dédaigneux.
— Lucien « fréquente » pas d'endroits. Il passe, c'est tout. C'est un vagabond.
Le bourgeois la dévisagea avec un regard étrange. Elle cilla.
— DE toute façon, j'ai déjà fouillé ses cachettes, et j'ai rien trouvé.
— Et les bistrots dans lesquels il passe ses nuits ?
Mona secoua la tête.
— Lucien va pas... enfin, j'ai pas d'enseignes à proposer.
— Moi, j'en ai une.
5. Aliviana
— Comment ça, « tu ne l'as plus » ? s'exclama Merle en fourrageant une main dans ses boucles.
Aliviana se frotta le bras.
— Pour être tout à fait exact... je ne l'ai jamais eu.
— Hein ?
L'Orpheline se concentra sur le coude qu'elle était en train de masser pour ne pas s'imprégner de l'état agité du sorcier. Si elle n'avait écouté que son corps, elle aurait pris son bol et vidé cul-sec tout ce qui lui restait de soupe ; mais elle se força à immerger sa cuillère en lieu et place de son visage dans le bouillon avant de l'enfourner dans sa bouche.
Après tout, une Citoyenne savait se mesurer.
— Mais je comprends pas, continua Merle. Pourquoi est-ce que... Enfin ! je veux dire, tu as bien volé quelque chose dans la Grande Bibliothèque... non ?
Aliviana songea à macher le plus longtemps possible pour retarder sa réponse... mais la soupe était de toute façon trop liquide et elle finit par avaler.
— J'ai bien emprunté quelque chose... mais ce n'était pas un grimoire.
Merle pivota vers Nevanna et la fusilla du regard.
— Tu m'avais dit qu'elle avait récupéré un livre !
L'Orpheline cligna des yeux. Une fois, deux fois, trois fois.
— Attends... tu l'avais envoyé pour m'espionner ? Et elle te faisait des rapports ?
— En la récompensant grassement, oui – mais c'est pas la question. Qu'est-ce que tu as volé, si c'était pas un livre ?
— Comment ça, ce n'est pas la...
— Aliviana ! insista le sorcier. Qu'est-ce que t'as volé ?
Elle hésita. Elle ne savait pas si montrer le carnet à Merle était la meilleure décision à prendre. D'un autre côté, elle était déjà bien engagée sur cette pente – qu'elle le veuille ou non. Un geste de plus, un geste de moins... qu'est-ce que ça changeait, maintenant ?
De toute façon, je finis derrière les barreaux d'ici une semaine.
L'Orpheline sortit l'objet de sa cachette et le tendit au sorcier. Celui-ci le prit avec un air confus et commença à le feuilleter.
— ... Qu'est-ce que c'est que ce charabia ?
La réplique indignée du garçon fit naitre un sourire fatigué sur les lèvres d'Aliviana. Elle s'effondra sur sa chaise et passa une main sur son front.
— C'est ce que j'essaye de comprendre. Enfin, essayais. (Pause.) J'ai eu la tête accaparée ailleurs, ces derniers temps – depuis qu'un certain révolutionnaire s'est mis en tête de venir me rendre visite à des horaires et par des moyens inopportuns.
Merle leva le menton. Aliviana remarqua que la lumière de sa lampe dansait joyeusement sur ses pommettes, comme si même les substances intangibles ne pouvaient s'empêcher de se transformer au contact solaire du sorcier.
— Oh, murmura-t-il. Je... je ne m'étais pas rendu compte.
Aliviana haussa les épaules.
— Si tu l'avais fait, je me serais inquiétée de la fréquence à laquelle tu l'envoies m'espionner, rétorqua-t-elle en pointant le volatile du doigt. Et pendant qu'on y est, j'apprécierais que tu y mettes fin.
— À quoi ?
— L'espionnage.
— Ah ! Oui. Pardon. (Merle agita le petit carnet.) C'est vraiment tout ce que tu as volé ?
— Oui. (Elle bailla.) J'aimerais bien dormir, maintenant : la journée a été longue.
Aliviana prit ses couverts et les déposa dans son évier mangé par la rouille. Elle s'en occuperait... plus tard.
— Évidemment, évidemment ! s'exclama Merle. (Il marqua un temps avant de reprendre, la mine embarrassée :) Est-ce que tu veux... que je reste avec toi ?
— Quoi ?
Il s'empourpra de plus belle.
— C'est juste que... après tout c'que tu viens de vivre... je me disais, peut-être que t'as pas envie de rester toute seule dans le noir... mais c'est juste une proposition, hein !
Ces mots bafouillés lui réchauffèrent le cœur, mais ses paupières étaient de plus en plus lourdes et Aliviana devait régler la question rapidement.
— C'est gentil, Merle... mais non.
Il s'empressa d'acquiescer :
— Oui, bien-sûr ! enfin, je veux dire, c'est ton choix, alors... je peux quand même te demander pourquoi ?
L'Orpheline laissa tomber ses fesses sur le lit. Lui offrit une œillade épuisée.
— Parce que tu es un homme. Et parce que je ne le suis pas.
Le coup frappa le sorcier en plein cœur. Un éclair blessé traversa ses yeux avant d'être remplacé par un regard honteux.
— Désolé, c'était bête comme question. Mais peut-être que tu voudrais garder Nevanna avec toi ! Je veux dire, avec elle, tu risques rien, et t'auras quand même une présence pour éloigner tes cauchemars ! Promis, je lui demanderais pas de rapport ensuite. (Il se gratta la joue.) Qu'est-ce que t'en penses ?
Le royaume des songes l'attirait, son appel se faisait de plus en plus persistant. Aliviana se sentait déjà dériver.
— Laisse Nevanna ici... j'ouvrirais les fenêtres demain...
Et elle s'endormit. L'écho d'un rire plein de tendresse résonna dans le lointain, puis ce fut l'abysse.
6. Eddgar
Ils progressaient rapidement dans les rues emPoussiérées du Ciel. Ed coula un bref regard à la morveuse qui l'accompagnait. Contrairement à lui, elle ne cachait pas son nez sous un foulard pour respirer : non, elle inhalait la Poussière à pleins poumons.
— C'est comme ça qu'on vous repère, vous savez, dit-elle en tapotant son nez du doigt.
— Les fichus ?
— Ouaip. Y a pas un zig au Ciel qui se baladerait avec un truc comme ça !
Le Conseiller leva la main, mais il stoppa son geste en cours de route.
— Tu penses que je devrais l'enlever ?
Elle fit un geste d'ignorance.
— Chais pas. P'têt que montrer que vous êtes plein aux as déficellera la parlote des gens, mais j'y crois pas trop...
Ed baissa le foulard. La gamine lui tendit un chiffon crasseux. Il le récupéra sans montrer sa perplexité.
— Un vieux machin comme ça, ça craint rien. Vot' mouchoir en soie, par contre... (Elle rigola.) À part dans les cabarets, vous croyez vraiment qu'y a quelqu'un avec assez de thunes pour s'acheter un truc pareil ?
Ed récupéra le cadeau. Cela faisait-il donc si longtemps qu'il était parti pour avoir oublié ça ? Son corps s'était-il trop habitué au confort et aux coquetteries de la Basse-Cour ? Il tâcha d'en revenir à l'instant présent.
— Et toi, tu n'en mets pas ? demanda-t-il.
Il crut voir la mine de sa compagne se rembrunir.
— Pas besoin. Ici, c'est pas le pire. (Elle changea de sujet :) Et donc, on va où ?
Vrai qu'il ne lui avait toujours pas dit. Mais Ed était un homme de peu de mots ; et il était rarement enclin à partager ses plans. Il ne lui répondit pas.
La fille insista :
— Hé, oh ! On va où ?
— Tu verras.
— C'est nul, comme réponse, décréta-t-elle en s'arrêtant.
— C'est nul, mais c'est la seule que tu auras, répliqua le Conseiller.
Elle finit par le rejoindre, maussade.
— Vous m'avez toujours pas dit pourquoi vous cherchiez Lucien.
Autour d'eux, l'air devenait plus respirable à mesure qu'ils descendaient. L'ambiance devenait aussi plus calme : les musiques paillardes et les lampions colorés désertaient l'espace public pour être remplacé par les traditionnels réverbères des Cité-États, qui diffusaient autour d'eux une lumière dorée continue.
— Pourquoi est-ce que je le ferais ? Tu ne m'as même pas donné ton nom, contra Ed.
La gamine se renfrogna.
— Je peux pas vous le dire.
Il leva les yeux au ciel.
— Pourquoi pas ?
— Parce que vous êtes de la Basse.
— Je ne suis pas...
Il s'interrompit. À quoi bon lui dire qu'il n'était pas né si loin des Cimes ? Ça ne changerait rien à leurs affaires.
— On est arrivés, dit-il à la place.
Devant eux se dressait la façade d'un vieux bistrot décrépi. Le bâtiment faisait triste mine, avec sa peinture qui s'écaillait et sa porte qui paraissait avoir été volée à une autre enseigne.
— C'est là-dedans qu'on va trouver Lucien ? demanda la fille.
J'aimerais bien.
Ed n'y croyait pas trop, cela dit. Mais il fallait bien commencer quelque part, et c'était ce qu'il avait fait jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus que cette option.
Alors il entra.
L'intérieur de la gargote empestait la nicotine ; même pour lui qui s'en grillait une régulièrement. Il avait oublié à quel point l'odeur était forte.
Ça fait du bien.
Ce n'était pas le meilleur des parfums – loin de là –, pourtant son omniprésence le libérait enfin de tous les regards qui pesaient chaque jour un peu plus sur ses épaules. Il devrait laver ses vêtements dès qu'il serait rentré pour éviter que l'odeur suspecte n'alerte ses voisins, mais c'était un souci pour le Ed de plus tard.
Le bar était agencé dans un boyau de brique et de bois vermoulu, garni sur les murs de multitudes de bouteilles opaques plus ou moins bien remplies – comme il avait eu l'occasion de le vérifier par le passé. Une poignée de clients miséreux s'étaient disséminés à travers l'établissement et ne paraissaient guère intéressés pas les présences d'Ed et de la gamine.
Le Conseiller avança vers le comptoir désert et appuya sur la clochette qui y reposait.
— J'arrive, j'arrive ! cria une voix féminine derrière une porte entrouverte.
Une femme au visage abimé sortit bientôt en se frottant les mains enfarinées sur son tablier.
— Alors, qu'est-ce que je peux faire pour v...! (Son visage se ferma lorsqu'elle le reconnut.) C'est toi.
— C'est moi, confirma Ed en lui offrant un sourire poli mais dénué de sincérité.
— Qui c'est, la mioche ? Ta fille ? Drôles de cheveux.
La gamine ne dit rien. Elle observait la patronne.
— J'ai une tête à avoir une fille ? (Les deux adultes échangèrent un regard.) Tu sais pourquoi je suis là.
La femme roula des yeux et lui indiqua un renfoncement obscur d'un geste de tête. Ed la remercia – ne reçut qu'un grognement en retour – et s'approcha de l'endroit indiqué.
Il ne restait plus qu'une chaise de libre à la table ; le Conseiller la prit et s'assit. La fille ne prit pas la peine d'aller en chercher une autre et préféra rester debout, en retrait. De l'autre côté de la table, la diseuse de bonne aventure ouvrit les yeux.
C'était une femme magnifique. Elle avait un visage fin et anguleux, exactement comme ses mains. Une touffe de cheveux prodigieuse s'évasait derrière son bandeau et les rides dessinaient de fascinant motifs géométriques sur sa peau bronzée, mais le plus captivant restait ses yeux : leur vert-argent délavé était un phare au milieu de la nuit, comme dans les vieux contes maritimes d'antan, et la pâte dorée qu'elle appliquait autour de ses cils ne faisait que démultiplier cet effet.
Ed ne savait pas si elle était vraiment aveugle comme certains le prétendaient, mais il avait l'impression qu'elle lisait jusqu'aux tréfonds de son âme.
Casehliana Etnayov n'avait pas besoin de ses voiles ou de ses bijoux pour imposer le respect à ceux qui venaient la visiter.
— Eddgar Evihcra... voilà bien longtemps que tu n'avais pas franchi la porte de ces lieux.
Elle avait une voix grave et lourde, qui faisait vibrer les corps et les cœurs. Casehliana n'était pas de ces gens qui laissent indifférent.
— C'est vrai, reconnut le Conseiller.
— La dernière que tu es venu, tu étais avec...
— Je sais avec qui j'étais la dernière fois, diseuse. (Ed jeta un coup d'œil à la gamine. Celle-ci le scrutait avec intérêt.) Est-ce que vous pouvez m'aider ?
La medium se redressa sur son séant.
—Tu es un drôle de personnage, Eddgar Evihcra.
— Je vous retourne le compliment.
— Un être solitaire qui ne peut s'empêcher d'être accompagné. Donne-moi ta main.
— Ça va un peu vite pour une demande en mariage, nan ? ricana une petite voix derrière eux.
Ed l'ignora et fit ce qu'on lui demandait. Etnayov attrapa son poignet et fit courir ses doigts sur sa paume.
— Si c'était Merle qui l'avait fait, chuis sûre que tout le monde se serait bidonné... marmonna la morveuse.
— Pourquoi revenir ici ? demanda la diseuse de bonne aventure en faisant elle aussi fi des interruptions par-dessus l'épaule du Conseiller. Ta main est la même ; ton objectif inatteignable brille toujours au fond de tes yeux... tu n'as pas changé.
— Les circonstances ont changé. J'ai besoin que vous me tiriez les cartes. S'il vous plaît.
Un rire d'outre-tombe remonta la gorge d'Etnayov.
— Vos désirs sont des ordres, Conseiller.
Il tressaillit. En l'espace d'un regard, il sut que la gamine avait parfaitement compris l'information qu'elle venait d'entendre, et qu'il ne s'agissait pas d'un faux-pas de la medium.
— Pourquoi... ?
— Il est toujours intéressant de rebattre les cartes quand notre main nous désavantage, déclara-t-elle en croisant les bras. N'est-ce pas, petite ?
La fille hocha la tête, son regard intense fixé sur lui.
La diseuse sortit un deck de tarot du fond de l'une de ses larges manches et étala les soixante-dix-huit devant elle en un parfait arc de cercle.
— On fait quoi, là ? demanda la gamine en se penchant par-dessus Ed.
— On tire les cartes, consentit-il à lui céder (principalement dans l'espoir d'avoir la paix).
— Pose-moi ta question, Evihcra, lui ordonna la voyante.
Celui-ci la dévisagea un moment.
— Où est Lucien ?
Ed ne donna pas plus de précisions, c'était inutile : si lui savait de qui il parlait, le tarot saurait aussi.
La voyante commença son mantra rituel :
— Tire trois lames, et je te dirai où il se trouve. Recommence, et je te donnerai son état. Continue, et tu sauras ce qui lui arrive. Tire ta dernière carte... tu comprendras pourquoi.
Etnayov balaya le jeu pour lui signifier de choisir. Hésitants, les doigts du Conseiller finirent par se porter sur l'une des cartes au milieu du paquet... mais la gamine la lui arracha aussitôt pour l'envoyer valdinguer plus loin.
— Hé ! s'indigna Ed.
La fille ne semblait même pas trop savoir pourquoi elle avait fait ça, mais sa figure avait perdu sa morgue adolescente.
— Pas celle-là. Juste... pas celle-là. C'est pas la bonne.
Elle ne voulut pas s'expliquer davantage. Le Conseiller lui lança un regard irrité et se leva pour aller récupérer le rectangle cartonné. Sur le papier, un astre brillant éclairait une vallée verdoyante – un spectacle inconnu aux Citoyens d'Egnosnem. Ed avait l'impression de tenir un mirage entre ses mains.
Il revint à la table ; cependant, lorsqu'il lui tendit l'arcane du soleil, la diseuse de bonne aventure la refusa d'une main levée.
— Cela fait partie du tirage, Conseiller. Posez-la donc sur le côté et poursuivez.
Ed sélectionna donc trois nouvelles cartes tout en contrôlant les mouvements de sa jeune acolyte du coin de l'œil. La voyante les retourna une par une : le Pendu à l'endroit, et le Diable et l'Hermite à l'envers.
Ils réitérèrent l'opération et retournèrent ainsi neuf des dix cartes demandée – Casehliana Etnayov exigea que la dernière ne soit retournée qu'à la fin.
Ses yeux de se voilèrent.
— C'est un homme solitaire... Il marche seul dans le noir, il attend loin du soleil. Qu'on le sauve ou qu'on l'achève ? Qu'on mette fin à ses souffrances, d'une façon ou d'une autre. Quelqu'un se tient à ses côtés, pourtant. Ami ou ennemi... les deux ? Ils tissent ensemble la tapisserie de leur folie, déclara-t-elle d'une voix sépulcrale.
...
— Ça nous dit pas du tout où est Lucien, ça ! s'exclama la gamine.
Ed lui aurait bien intimé de se taire, mais il fallait avouer qu'elle n'avait pas tort : ce que la medium leur avait révélé ne les aidait pas du tout. Il se pencha malgré tout vers celle-ci en lui faisant signe d'enchaîner – ce qu'elle fit :
— Le Fou à l'envers. Votre ami perd pied, son monde est en mouvement mais il ne sait pas où il va. Le chaos le gangrène et l'irritation le gagne, annonça Etnayov en désignant l'arcane de l'Amoureux : Deux volontés se battent en son sein, mais laquelle gagnera ? (Ses yeux s'attardèrent sur le Huit d'Épée restant.) Le doute et la tristesse le rongent ; ils l'enferment dans sa propre tête.
S'il n'avait pas été aussi préoccupé, Ed aurait pu apprécier le ballet de ses doigts volant au-dessus des cartes en même temps qu'elle en interprétait le sens. Les trois dernières lames l'attendaient dans leur coin : le Chariot et l'Empereur tout deux à l'envers, l'Arcane sans nom à leur côté. Etnayov marqua une seconde avant de reprendre de la même voix caverneuse :
— Son attention se disperse, de même que sa patience et son contrôle. Son corps est en transformation, mais ce changement est un bouleversement trop grand qui ne fait que causer son instabilité. ... Veux-tu la cause de ces perturbations ? (Ed hocha la tête.) Sache simplement que pour cette dernière lame, je ne pourrais t'offrir de lecture – ce sera à toi de l'interpréter.
Cette fois-ci, la gamine allongea le bras avant lui et retourna la carte la plus à gauche, la plus en retrait de tout le deck restant.
L'arcane de la Lune.
Ils étaient sortis depuis un bon moment quand la gamine se décida enfin à exposer ses inquiétudes :
— Dis... je suis pas calée en tarot, mais autant d'arcanes majeures renversées dans un tirage, c'est pas bon signe...si ?
Ed ne répondit pas. Lui-même n'était pas un expert en cartomancie, mais les réponses (si on pouvait les qualifier ses énigmes comme telles) qu'Etnayov leur avait données étaient loin d'être réjouissantes...
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