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Chapitre 5

1. Cléandra


OÙ EST-ELLE ? tonna Cléandra en catapultant le battant de porte contre le mur de la Cognerie.

La milicienne enrageait. Fumait.

C'était elle à qui l'on avait confié cette mission. Elle, et personne d'autre !

— Robin !

L'officier de l'accueil sursauta. Il enfouit son nez dans sa tasse avant de basculer un minuscule :

— Oui, lieutenante ?

Où. Est. Elle ?

Robin se tortilla un instant avant de pointer un doigt aussi fébrile que ses inflexions vers la gauche. Cléandra ne prit pas la peine de le remercier et fila en trombe dans la direction indiquée.


— Lieutenante ! On n'a pas l'habitude de voir ici si tôt !

L'homme qui l'avait apostrophé s'appelait Octave Elicebmi et venait d'être promu quelques mois plus tôt. Les rapports entre lui et Cléandra avaient toujours été... tumultueux. La cogne vint se planter devant lui, le poing contracté sur le papier et l'œil orageux.

— Où vous l'avez mise ?

L'autre arqua un sourcil moqueur.

— De quoi parlez-vous, lieutenante ?

— Vous savez très bien de quoi je veux parler.

Elle lui flanqua sous le nez un imprimé de revue sur lequel était inscrit en gros :


« Le meurtrier a encore frappé

Une rescapée enfermée au commissariat

Que se passe-t-il vraiment dans les rues d'Egnosnem ? »


— Explique-moi comment se fait-ce que j'apprenne cette nouvelle par un quotidien six heures après les faits au lieu d'immédiatement recevoir un appel du poste ?

La lieutenante perdait patience, et il était difficile de ne pas le remarquer. Le capitaine Elicebmi eut un mouvement de recul. Être officiellement son supérieur ne lui serait d'aucun recours pour échapper à la colère de celle qui avait fait ses classes en même temps que lui, il le savait. Toute trace d'humour avait déserté son visage, ne restait plus qu'un reliquat de morgue qu'il s'efforçait de conserver pour maintenir un semblant de bonne figure.

— On ne voulait pas vous déranger...

— Je suis en charge de cette affaire ! Alors tu vas arrêter de me faire perdre mon temps et tu vas m'emmener à cette fille, Octave ! Maintenant !

Le cogne (qui s'était ramassé sur lui-même au fur et à mesure) hocha précipitamment la tête et poussa la porte derrière lui.

À l'intérieur, le Limier patientait déjà devant une nouvelle pièce fermée – encore une.

— Je vous attendais plus tôt, se contenta-t-il de lâcher en guise d'introduction lorsqu'elle vint se poster à ses côtés.

— Oui, eh bien, peut-être que je serais arrivée plus tôt si quelqu'un m'avait prévenue. Qu'est-ce qu'on a ?

Le sergent lui présenta une maigre liasse de documents dont elle s'empara et qu'elle lut d'une traite.

— Aliviana Enilehpro, dix-huit ans, stagiaire de la Grande Bibliothèque depuis quatre ans... Enilehpro. C'est une Orpheline ?

Enilehpro et Nilehpro étaient les noms par défaut que l'on attribuait aux Orphelins.

— C'est ce qu'il semblerait.

— Fantastique... comment elle va ?

Il haussa les épaules.

— Physiquement, elle est intacte – à part pour une cheville qu'elle a failli fouler en tombant –, mentalement... J'imagine que frôler la mort fait cet effet à beaucoup de gens.

Était-ce une pointe de sarcasme que Cléandra détectait là ?

Hmm.

Chez n'importe qui d'autre en n'importe quelle occasion, elle s'en serait réjouie ; mais là...

— Des indices sur son assaillant ?

— Aucun. On attendait votre présence pour l'interroger.

— « On » ?

— J'ai pu rappeler à certains que votre recours était requis pour qu'ait lieu l'interrogatoire.

— Je vois.

Elle aurait beau leur prouver encore et encore qu'elle méritait sa place ici, elle aurait toujours besoin qu'un homme vienne créditer ses actions pour être reconnue. Ça la rendait malade.

Cléandra relut une dernière fois le papier avant de poser une main sur la poignée.

— Prêt ? vérifia-t-elle auprès de son coéquipier.

Il acquiesça.

Les deux cognes entrèrent.



2. Mona


À ce qui paraissait, les poètes d'outre-mer étaient fascinés par la Poussière d'Egnosnem. Cette espèce de brumasse permanente en faisait une cité à part, dessinait des silhouettes fantomatiques et insufflait le mystère dans des rues où, vraiment, il ne se passait jamais rien de très étonnant – si on oubliait le dernier meurtre qui faisait couler l'encre des canards, bien-sûr.

Depuis le balcon sur lequel elle était accoudée, Mona pouvait presque voir le soleil entamer lentement mais sûrement sa course céleste : en d'autres mots, elle pouvait à peu près discerner une tâche lumineuse dans la couche nuageuse, un halo un tantinet plus clair que le ciel alentour. Elle n'avait jamais vu l'horizon. Elle aurait bien aimé. Même si elle était restée coincée ici, ça lui aurait donné la sensation de vivre dans un espace moins étriqué.

— Alors, petit oiseau, on rêvasse ?

Sa tête abandonna la paume dans laquelle elle essayait de se planter pour observer lae nouvel·le venu·e.

— « Petit oiseau » ? L'est nouveau, çui-là.

— Que veux-tu, je suis une personne créative !

Yul vint à son tour s'appuyer à la rambarde.

— Alors, qu'est-ce qui te tracasse ?

Mona hésita. Pouvait-elle lui parler de l'inconnu ? Elle n'avait pas envie de se faire réprimander encore une fois. En même temps, Yul était de son côté : iel serait compréhensif·ve, c'était sûr.

Mais si elle lui parlait de l'inconnu... devrait-elle lui parler du marché qu'elle avait passé avec lui ?

La main de Yul vint la couper dans ses réflexions :

— Poussière à Mona, vous m'entendez ?

Les yeux de l'adolescente se focalisèrent sur les doigts féériques qui claquaient sous son nez. Elle sourit.

— Pas d'mourons, Yu-Yul, tout baigne ! lui assura-t-elle en se dirigeant vers l'intérieur, priant pour que lae Fé·e n'y voit que du feu.

Hélas.

— Attends, Mon... Merle ? Qu'est-ce qui se passe ?

Celui-ci venait de surgir à l'orée du balcon. Échevelé, la mine défaite et les yeux fous, il ne put articuler un mot et se contenta de leur tendre la gazette matinale en tremblant.



3. Cléandra


Tic-tac.

Grande, mince.

Tic-tac.

Peau mate, cheveu brun.

Tic-tac.

Pléthore de tâches de rousseurs cachées sous une monture de lunettes maintes et maintes fois réparée.

Tic-tac.

La fille était jolie, Cléandra pouvait bien l'admettre. Elle se demandait à quoi elle aurait ressemblé si elle n'était pas une Orpheline.

Tic-tac.

C'était un petit jeu à elle que de se demander de quoi auraient l'air les gens si on enlevait un facteur déterminant de leur vie.

Tic-tac.

Elle n'avait pas encore essayé avec le Limier. Elle n'avait pas été inspirée.

Tic-tac.

À quoi aurait ressemblé le Limier... s'il n'avait pas été le Limier ?

Ce n'était pas le moment de penser à ça. Ils avaient une importante mission sur les bras. Un crime atroce sur les bras.

Et une témoin.

Tic-tac.

Cléandra brisa le silence pour la première fois depuis qu'ils – iels, puisque Digenvez était là – entrés dans la pièce :

— Alors... Aliviana, c'est ça ?

Jusque-là occuper à détailler minutieusement tous les espaces où les deux cognes ne se trouvaient pas, les yeux de l'Orpheline retournèrent en un éclair vers ceux de Cléandra et maintinrent le contact quelques secondes avant de retomber au menton en-dessous.

Intéressant.

La fille hocha la tête.

— Je suis la lieutenante Eriaremet et voici mon collègue, le sergent Digenvez.

Elle acquiesça à nouveau. L'Orpheline n'avait peut-être jamais entendu parler de Cléandra, mais elle savait qui était le Limier, évidemment.

Évidemment.

Cette certitude laissait un goût amer sur sa langue.

— Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Tu sais pourquoi tu es là, Aliviana : qu'est-ce qui s'est passé, hier soir ?

— Vous savez déjà ce qui s'est passé, non ? l'entendit-elle répliquer dans un murmure quasiment inaudible.

— J'aimerais l'entendre de ta voix.

Si Cléandra ne se trompait pas, c'était un frisson qu'elle venait de voir parcourir les épaules de son interlocutrice. Véritable effroi ou actrice émérite ? Il ne tenait qu'à elle de le découvrir. Pour une raison ou une autre, tous les Orphelins qu'elle avait rencontrés avaient une fâcheuse tendance à perpétuellement nuancer leurs propos, à manipuler les mots selon l'interlocuteur pour toujours flatter l'égo de celui-ci. Et Cléandra ne voyait pas pourquoi il en serait différemment pour celle-ci.

Aliviana avala sa salive et se mit à parler.

Elle leur raconta ainsi comment, après avoir traversé la Cité à pied (le funiculaire était trop cher et sa motocyclette était, une fois de plus, en berne) pour acheter un pot de poivre (le rapport prix/qualité de cette marchande était optimal), l'Orpheline avait entrepris son chemin retour dans la nuit et le froid, à une heure où tout le monde était déjà couché. Comment, alors qu'elle traversait ma rue, elle avait entendu un grognement derrière elle. Bestial. Enragé. Comment elle s'était enfuie, comment elle avait couru à travers la ville sans savoir où elle allait. Comment elle avait eu la bêtise de se croire au loin, à l'abri. Comment le monstre l'avait rattrapée, l'avait fait reculer, puis tomber, comment est-ce qu'il avait été à deux doigts de la dévorer... et comment il avait disparu d'un seul coup.

Les mots d'Aliviana retombèrent. Tout le monde se tût. Cléandra observa les ombres changeantes sur le visage de la jeune femme, petite humaine perdue dans la salle de rocaille et de métal. Humaine... ou peut-être pas.

La cogne s'éclaircit la voix :

— Et c'est à ce moment-là que tu as remarqué le corps ?

L'Orpheline hocha poliment la tête.

— Je veux te l'entendre dire. C'est à ce moment-là que tu as remarqué le corps ?

— Oui. C'est à ce moment-là que j'ai remarqué le corps.

Cléandra prit une longue gorgée de café – passez le merci au Limier – puis reposa sa tasse sur la table dans un petit bruit mat, le regard fixé sur l'interrogée.

— Donc, Aliviana... Si j'ai bien compris ton histoire, tu es en train de nous expliquer qu'en te baladant au beau milieu de la nuit, juste à côté des Cimes, tu es tombée sur une bête sauvage qui t'a coursée jusqu'au cadavre auprès duquel nous t'avons trouvée, et qui, ensuite, a juste... disparu ?

— C'est ça, approuva-t-elle en fronçant les sourcils.

Elle doit sentir ce qui vient...

— Quelles conclusions veux-tu que j'en tire, Aliviana ?

Celle-ci rentra les épaules.

— Je ne sais pas. C'est vous la cogne. Moi, je ne suis qu'une Orpheline.

De l'amertume ?

Intéressant.

— Je vais te dire ce que j'en pense, moi. (Cléandra entrecroisa ses doigts devant elle et déposa son nez contre ses phalanges.) Je pense que tu nous caches quelque chose. Et que tu le fais volontairement. Tu mens souvent à la face de la Cité, Aliviana ?

La fille tressaillit.

— Je ne...

— Ta petite histoire comporte quelques failles, vois-tu. Des failles si énormes que j'ai du mal à concevoir comment tu as pu croire un seul instant que nous te croirions.

— Je suis bien consciente que...

— Une bête ? Ici, à Egnosnem ? (La cogne baissa ses mains jointes et se pencha en avant.) Enfin ! Si ce n'était pour les oiseaux, cette cité serait complètement anthropocentrée ! Ça fait bien longtemps que les Follentez ont mangé les derniers chats sauvages.

Cléandra sentit le Limier se raidir derrière elle. Elle jura dans sa barbe. En dépit de ce qu'il cherchait à faire croire, le sergent n'était probablement aussi détaché de sa condition qu'il aurait aimé le faire croire. Mais elle n'avait ni le temps ni la patience (surtout la patience, d'ailleurs) de ménager sa sensibilité.

Elle avait un coupable à arrêter.

— Pourquoi cette histoire, Aliviana ? (La cogne prit bien soin d'appuyer encore une fois sur le prénom de l'Orpheline.) Pourquoi ce mensonge ?

L'Orpheline se recroquevilla. Voir une si grande carcasse essayer de disparaître dans un pli de mouchoir aurait été cocasse, en d'autres occasions. En d'autres occasions.

— Tu m'as l'air d'être une fille intelligente. Habituée à naviguer entre les divers courants sociaux et politiques de la Cité. Allons, ne fais pas cette tête ! Je suis sûre que tu vois de quoi je veux parler. Vous êtes doués pour ça, vous autres les Orphelins. Comprendre. Analyser. Tout le monde vous regarde de haut, pourtant quinze d'En-Bas ne rivaliseraient pas avec un seul d'entre vous. Mais vous n'êtes pas à leur place. (Aliviana se crispa à ce rappel.) C'est un autre de vos petits talents, ça ! Vous faire petits. Passer inaperçus. En fait, s'il y a bien une chose pour laquelle vous êtes passés maîtres, c'est celui-ci : l'art de faire tapisserie. Personne ne vous prête jamais attention, vous êtes libres d'aller n'importe où du moment qu'on ne vous remarque pas.

L'Orpheline parut sur le point de répliquer quelque chose, mais elle se ravisa. Si la jeune femme était allée jusqu'au bout, Cléandra doutait qu'elle aurait entendu de jolis compliments à son égard. Mais comme elle ne dit rien, la lieutenante enfonça la porte ouverte :

— Aucun individu n'est plus haut que le groupe, à Egnosnem ; c'est une règle connue. Ce qui m'amène à la question suivante... Qui protèges-tu, au juste ?

Aliviana pinça les lèvres si forts qu'elles en devinrent toutes blanches. Cléandra insista, mais son interlocutrice resta mutique. La cogne soupira :

— Très bien. Laisse-moi reformuler, alors : Aliviana Enilehpro, pourquoi avoir assassiné deux de tes conCitoyens ?



4. Eddgar


— Ed ! Tu as vu la nouvelle ?

Eddgar ne prit pas la peine de s'arrêter pour répondre et continua sa route dans les couloirs du Parlement. Rapidement, une nouvelle foulée vint se calquer sur la sienne.

— Eh bien ! Un tel silence est donc tout ce que je mérite pour avoir été la première à avoir cru en toi ?

Un mince sourire étira les lèvres du Conseiller. Enfin, il daigna accorder un regard à celle qui l'avait rejoint.

Aussi brune de peau que grise de crin, Agria Elaroma avait un visage sillonné de fines ridules quasiment imperceptibles que seul son rire pouvait révéler en creusant de petites tranchées sur sa peau usée. Comme elle riait souvent, ce n'était pas un secret très bien gardé.

J'ai été le premier à croire en moi, rectifia Ed.

— Enfin, je te retrouve ! J'ai cru que je t'avais perdu : jamais le Ed que je connais ne se serait permis de manquer de respect à une aînée.

Elle n'avait pas tort. Jamais le Ed qu'elle connaissait n'aurait oser manquer de respect à une aînée... Jamais dans un lieu public, en tout cas. Le Ed qu'elle connaissait prenait bien garde de se montrer toujours aimable, toujours souriant, le cœur de rire à toutes les blagues et l'audace d'en glisser peut-être une ou deux dans la conversation – pas plus, il ne pouvait se permettre de briguer la place du comique de service. Le Ed qu'Agria connaissait n'avait pas le luxe de pouvoir montrer sa mauvaise humeur. Le Ed qu'elle connaissait était un masque politique qu'elle avait activement participé à façonner, et sous la taquinerie de la Conseillère se cachait un véritable avertissement.

Ed se hâta donc de remettre son loup de mascarade et entama la première réplique de l'acte un, avec cet engouement raisonné et sincèrement intéressé qu'il savait si bien imiter :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Les petits yeux noirs de sa mentor se mirent à pétiller sous leurs épais sourcils.

— Regarde-moi ce torchon : si ce n'est pas dramatique ! déclara-t-elle en décoinçant le journal plié sous son aisselle.

Le Conseiller récupéra l'imprimé et lut la première page d'une traite.

— Le meurtre ?

— Les tournures ! On leur offre l'occasion de vendre leurs feuilles de chou à tous les commerces et de récupérer l'équivalent de leur salaire mensuel en une journée, et ces corniauds réussissent à te saloper le boulot ! N'oublie pas de sourire, Ed : de là où on est, personne ne peut nous entendre de toute façon. (Elle récupéra son bien en gonflant les joues.) Bonne Poussière, ils n'auraient pas assassiné l'honneur des poètes avec leur article que j'aurais cru un journaliste responsable des meurtres rien que pour faire tourner la boutique !

Cette dernière remarque éveilla l'intérêt d'Eddgar. Peut-être que ces crimes n'étaient que l'œuvre d'un dégénéré, mais... et si ce n'était pas le cas ?

À qui pourrait profiter la mort de deux Citoyens dans l'enceinte de la Cité ?



5. Aliviana


Son cœur tambourinait dans sa poitrine.

Pourquoi... ?

Elle allait le pas vif, les épaules rentrées. Raser les murs, ne rien frôler d'autres que les longues étalées de briques. Le regard cloué au sol, Aliviana priait pour ne croiser personne. Personne de sa connaissance, en tout cas. Elle ne voulait pas parler. Elle ne pouvait pas parler. Sa salive s'était asséchée.

« Laisse-moi reformuler, alors : Aliviana Enilehpro, pourquoi avoir assassiné deux de tes conCitoyens ? »

Il fallait qu'elle se calme. Qu'elle. Se. Calme. L'interrogatoire était derrière elle, ils l'avaient laissé repartir. Aliviana se souvenait du regard de l'autre officier quand sa collègue avait posé cette question. Comment ses yeux de fauve s'étaient écarquillés sous la surprise avant de demander à suspendre leur séance le temps d'échanger quelques mots entre eux.

Quand ils étaient revenus, la lieutenante Eriaremet avait abandonné la carte de l'accusation directe, mais l'Orpheline ne s'y trompait pas : elle n'en pensait pas moins.

Si elle avait eu envie de rire, Aliviana aurait pu le faire de l'ironie de la situation : des deux officiers, c'était le Fé, impitoyable chevalier noir pourfendeur d'hérétiques qui avait levé son bouclier pour la défendre.

Sauf qu'elle n'avait pas envie de rire. Pas du tout. Elle, une meurtrière ? Ça ne tenait pas la route ! Ou peut-être que si ? Il était vrai que la présence de la bête n'avait pour preuve que sa parole à elle ; et la Poussière savait que la parole d'une Orpheline ne valait pas grand-chose.

Un couple de passants surgit au détour d'un croisement. Aliviana enfonça son béret sur ses oreilles et accéléra le pas.

Ce n'était pas bon. Vraiment pas bon. Si jamais ils ne trouvaient pas de coupable... tous se tourneraient vers elle. Peu importe que la justice ne puisse pas la classer coupable. Une seule tâche sur son dossier, et ses chances d'accéder à un poste de quelconque importance passeraient d'inexistantes à même pas de l'ordre de l'imaginable.

Mais qu'est-ce que je peux y faire ?



6. Eddgar


L'acropole était un lieu à nul autre pareil. Chaque Cité-État possédait la sienne, mais aucun ne possédait l'élégance ni la sophistication de celle d'Egnosnem. Construite aux fondements de la ville, celle-ci s'enfonçait pendant plusieurs dizaines de mètres sous le sol de la Basse-Cour. À ne point en douter, c'était l'un des endroits les plus propres de la Basse – ce qui relevait du miracle, compte tenu que soixante-six hommes et femmes y rentraient avec leurs gros sabots et y poirautaient trois heures durant tous les jours ; grignotant, postillonnant et charriant leur Poussière à qui mieux-mieux. Ceux qui l'avaient conçu avaient eu à cœur de créer un lieu organique, et, quoique abattus, sciés et soigneusement cirés, c'était sans doute dans ce bâtiment qu'on trouvait le plus d'arbres. Bien évidemment, le fait qu'il n'y ait plus d'arbres à Egnosnem depuis le Jour de Poussière y était pour beaucoup.

Dans le temps, les réunions du Conseil devaient être quelque chose d'assez imposant, d'assez grandiose : désormais, elles n'étaient plus que le rassemblement quotidien d'une bande de chauvinistes imbus d'eux-mêmes parfaitement incapables de prêter attention aux problèmes des Hauteurs ne serait-ce que l'espace d'une poignée de secondes.

Est-ce que j'aurais fait les mêmes choix si je l'avais su ?

Il n'y avait cependant plus lieu de se poser ce genre de questions. Il était là, maintenant. Ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait changer : il devait continuer d'avancer.

C'était ce qu'Ed se répétait en prenant sa place attitrée. Plus bas, Agria était déjà installée et bavardait tranquillement avec sa voisine.

Plus bas. Toujours plus bas. C'était là qu'on trouvait les meilleures places, les plus influentes. Les places de l'élite. S'il avait été unanimement reconnu comme un élément prometteur, l'arrivée d'Ed au Conseil était encore trop récente pour qu'il n'atteigne ne serait-ce que la troisième ou quatrième rangée au-dessus d'Agria, elle-même résidant à la septième. Sa mentor avait du pouvoir... mais celui-ci tenait plus de l'officieux que de l'officiel.

Pour l'instant, lui n'avait rien. Ce n'était pas grave : telles étaient, après tout, les règles du jeu. Et puis, Ed apprenait vite, il avait rapidement descendu les échelons.

Mais il en restait tant... tant avant d'atteindre son but. Agria l'aidait comme elle le pouvait, mais ce n'était pas assez rapide. Ce ne serait jamais assez rapide. C'était pourquoi ce qu'il faisait dans les Hauteurs était essentiel.

Les sièges se remplissaient petit à petit autour de lui, et les instigateurs de ce qui allait devenir l'habituelle cacophonie du Conseil commencèrent leurs bruissements. Cette fois-ci – contrairement à l'épisode du couloir avec Agria –, le Conseiller était prêt : son sourire jovial était déjà là pour accueillir son public.

— Tu as entendu la dernière ?

— Un drame ! Deux d'affilées, tu te rends compte ?

— C'est fou...

— Il parait que la fille retrouvée sur les lieux est une Orpheline !

— Salut !

— Une Orpheline ? Sans blague ?

— Je t'assure !

— Beau temps ce matin, vous ne trouvez pas ?

— Arrête tes conneries, il fait aussi moche que d'habitude.

— Quand même, une Orpheline...

— Attends, ça aurait pu être pire. Imagine, un·e Fé·e ?

— Si on ne peut plus plaisanter...

— Et si c'était elle qui avait fait le coup ?

— Ça ne m'étonnerait pas.

— Ils tardent à la lancer, cette séance, non ?

— Mais si c'est elle, pourquoi est-ce qu'elle serait restée ?

Ed opinait sagement à toutes les opinions, quand, soudain :

— SILENCE !

Eyjaleen Ennortap se tenait debout au milieu de l'acropole, et ce n'était pas une vision du commun. Ed jeta un coup d'œil derrière lui. Sans surprise, tous les nouveaux Conseillers étaient pendus à ses lèvres (ou du moins, ils le seraient dès qu'elle ouvrirait la bouche) et se penchaient inconsciemment en avant.

Les plus anciens, en revanche... constata-t-il en ramenant son attention devant lui. Les plus anciens étaient clairement moins réceptifs au charisme de la plus influente des deux Grands Conseillers – certains avaient même l'air carrément agacés par sa présence. Les Grands Conseillers n'étaient élus que pour un mandat de trois ans, tandis que celui d'un simple Conseiller s'étendait sur douze ans s'il ne se résignait pas avant (ce qui n'arrivait pour ainsi dire jamais) ou s'il ne mourait pas pendant ses années de service (ce qui, quoique peu fréquent, était nettement plus probable). Ennortap avait beau cumuler les mandats, nombreux étaient les Conseillers à l'avoir vu arriver depuis leurs postes, et ils ne manquaient jamais une occasion de le lui rappeler.

Douze ans pendant lesquels personne ne pourra me déloger. Douze ans pour réussir.

Bien-sûr, tous n'étaient pas comme ça, et la majorité de ces « anciens » optaient pour un silence respectueux quand elle parlait. Mais ils étaient loin d'être aussi affectés par l'aura de la Grande Conseillère que pouvaient l'être leurs jeunots.

Une femme corpulente quitta son siège au premier rang pour la rejoindre.

— Conseillères, Conseillers, commença-t-elle. Je vous souhaite la bonne journée ! Comme vous avez pu vous en apercevoir, nous avons une invitée de marque parmi nous ce matin. La Grande Conseillère Ennortap à une annonce importante à nous faire, après laquelle nous pourrons vaquer à nos occupations habituelles. Madame...

Ainsi se retira Cressida Euqitilop, Conseillère la plus influente de la Cité et opposante attitrée de celle à qui elle venait de laisser la place. La Grande Conseillère s'avança.

— Mesdames, messieurs... (Ennortap posa ses deux mains sur le pupitre de parole.) Je ne doute pas que vous soyez déjà au courant, mais le jour se lève aujourd'hui sur un nouveau drame. Cette nuit, un nouveau Citoyen a été retrouvé sauvagement assassiné dans une ruelle des Quartiers médians, près des Cimes.

Elle ne parle pas de la fille qu'on a trouvé sur les lieux du crime, remarqua Ed en enfonçant son menton dans sa paume.

— ... Nous n'avons pour l'instant aucun indice concluant quant à l'identité de lae coupable, c'est pourquoi j'enjoins chacun d'entre vous à la plus grande prudence. Ce sont entre vos mains que se construit l'avenir de notre Cité, quoi que puissent en penser certains de nos conCitoyens. Moi la première, je suis consciente que les quartiers les plus terre-à-terre d'Egnosnem nous offre un sentiment de confort et de sécurité, mais ne vous laissez pas berner par cette illusion : qui qu'iel soit, cellui qui a fait ça est sans aucun doute capable de frapper ceux qui respirent la Poussière en plein jour que ceux qui dorment sous son lit.

Eddgar étouffa un reniflement narquois.

Belle rhétorique.

Agria bougea furtivement la tête pour lui jeter un coup d'œil.

— ... Je sais que par le passé, nous avons eu des sujets de tension, de discorde. Toutefois, et ce jusqu'à ce que lae criminel·le qui terrorise notre population soit mis hors d'état de nuire, je vous conjure de mettre nos désaccords de côté (le regard de la Grande Conseillère se posa brièvement sur Euqitilop) et de coopérer pour la sauvegarde de ce qui nous unit tous.

Sa déclaration souleva un tonnerre d'applaudissements. Des clap-claps à répétition, dans tous les sens, à tout rompre. Le bruit vrillait les oreilles d'Ed, le propulsait dans une autre dimension, floue, assourdie, où le seul point net dans sa vision était le visage impassible d'Eyjaleen Ennortap. Tout mouvement lui semblait être ralenti, alourdi, aussi eut-il l'impression lorsque leurs regards se croisèrent que celui de la Grande Conseillère s'attarda vraiment sur son visage. Puis elle pivota sur ses talons et quitta le Conseil après un ultime adieu.

Lorsque les immenses portes d'acajou se refermèrent sur elle, Ed se demanda s'il n'avait pas rêvé.


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