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Chapitre 4

1. Aliviana


On aurait pu croire que la fin d'après-midi étiolerait quelque peu les ardeurs collectives, mais l'énergie des commerçants derrière leur stands était toujours aussi bouillonnante que lorsqu'Aliviana était passé devant tôt le matin. Ce n'était pas un marché très huppé, aussi se déroulait-il toujours en extérieur : heureusement, la Poussière s'enlevait assez facilement des aliments si on les brossait. Ça s'apostrophait en tous sens et sur tous les tons, pourtant un timbre reconnaissable réussit à s'élever au-dessus du vacarme pour l'interpeler – ou plutôt, pour crier depuis un balcon :

⸺ Eh, Orph... Aliviana !

Et dire que nous ne sommes même pas dans mon appartement...

Un bruit sourd se fit entendre derrière elle quand Merle lâcha la gouttière à laquelle il était accroché et s'écrasa sur les pavés. Nul ne sembla s'émouvoir autour d'eux d'un tel spectacle, et les passants poursuivirent leur chemin sans y prêter attention.

⸺ Que quelqu'un comme toi parvienne à faire le cabri sur les toits en plein jour sans que personne ne le remarque m'étonnera toujours, affirma-t-elle sans le regarder en faisant mine d'observer un étal d'ignames.

⸺ Blessant.

En dépit de ce que leur dernière interaction avait pu laisser supposer, cela faisait maintenant trois jours qu'elle ne l'avait pas revu (pour un peu, on aurait pu croire qu'il l'évitait). Elle lui aurait bien demandé où il était passé pendant tout ce temps... sauf que poser cette question ne ferait que le persuader qu'il lui avait manqué.

Il la rejoignit et se pencha à son tour sur les tubercules disposés sur un sac de jute.

⸺ Réaliste, plutôt. Et je ne pense pas qu'un étranger anarchiste crochetant le verrou de ma fenêtre pendant mon sommeil peut venir me donner des leçons de politesse, riposta machinalement l'Orpheline.

Le marchand s'était éloigné pour discuter avec un autre client, et personne ne se souciait de deux jeunes gens se murmurant des mots d'amour en faisant leurs courses : ils pouvaient donc converser à cœur ouvert.

⸺ « Étranger » ? Oh, allez ! protesta Merle se tourna vers elle. On peut se passer de ce genre de formalité après ce qui s'est passé la dernière fois, non ?

Son trait d'humour ne fit pas rire Aliviana.

⸺ Je ne sais pas ce qui me retient de te dénoncer aux autorités.

⸺ Devoir par la suite expliquer à ta chère et tendre voisine ce que tu faisais dans les bras du dangereux bandit que je suis ?

⸺ ...

Elle le regarda avec un regard de pigeon mort. Il s'esclaffa.

⸺ C'est drôle... La première impression que j'ai eue de toi est sûrement la dernière que les autres ont de toi – voire celle qu'ils ont jamais. J'ai l'impression d'être privilégié.

Aliviana réprima le haussement de sourcil qui la démangeait.

⸺ Qu'est-ce que tu fais ici ?

Il prit un air innocent.

⸺ Qui, moi ?

⸺ Qui d'autre ?

⸺ Ben... je faisais mes courses.

⸺ En caracolant sur les toits ?

Merle fourra ses mains sous ses bras et enfouit le nez dans son écharpe mitée.

⸺ J'étais en train de me balader ?

Aliviana resta de marbre.

⸺ Personne ne s'infligerait un passage au marché pour le plaisir... recommence.

Moi, je pourrais, objecta le sorcier... Mais bon, d'accord. J'ai pas le droit de rendre visite à une bonne amie ?

⸺ En l'occurrence, non, mais apparemment, ça ne t'en a pas empêché les deux premières fois... Sauf que là, on est en extérieur et en plein jour. Donc : qu'est-ce que tu fais là ?

Merle ouvrit la bouche pour répondre quand son regard captura une autre vision par-dessus l'épaule de l'Orpheline. Aussitôt, son vernis charmeur perdit de sa superbe et les premiers signes de l'angoisse commencèrent à défigurer sa frimousse.

⸺ Écoute, je t'explique ça tout de suite... mais si ça te gêne pas, on fait ça plutôt par-là ?

Ce faisant, il plaça une main dans le dos d'Aliviana pour la guider dans une venelle malodorante à l'abri des regards.

Si je crie, on peut quand même m'entendre, nota celle-ci en se laissant entraîner.

Non pas qu'elle soit vraiment effrayée – outre pour ses idées, Merle ne lui faisait l'effet d'un individu dangereux – mais mieux valait rester prudent.

Le sorcier commença à tourner en rond – ce qui, dans les faits, en revenait plutôt à faire des allers-retours d'un bout à l'autre du cul-de-sac.

⸺ T'as du flair, tu sais ? lui lança-t-il en passant devant elle. Je suis sûr que t'aurais fait une bonne cogne.

Aliviana ôta ses lunettes pour les essuyer.

⸺ Sauf que les Orphelins n'ont pas le droit d'exercer ce genre de profession. Et maintenant, vide ton sac, exigea-t-elle en en replaçant la monture derrière ses oreilles.

⸺ Quelle autorité !

Regard éloquent.

⸺ Sérieusement, y a d'autres gens à qui tu laisses entrapercevoir cette facette de toi, ou je suis le seul à pas avoir le droit aux courbettes de la gentille petite stagiaire ?

Accouche.

⸺ Oui, oui, bon, d'accord ! Pas la peine de s'énerver – et pas la peine non plus de nier, mes supers pouvoirs de vilain criminel me permettent de lire tes pensées...

L'Orpheline avait beau être très forte au jeu de la statue, elle ne put complètement étouffer son trouble. Était-il vraiment télépathe, ou n'était-ce qu'un coup de bluff ? Dans le premier cas...

⸺ Je plaisante, je plaisante. C'était juste un coup dans l'eau... même si j'ai quand même fini par ferrer un poisson. (Il lui fit un clin d'œil). Enfin bref ! Si j'en suis là aujourd'hui, c'est parce que, euh... (brève vérification que personne n'était apparu à l'orée des deux immeubles entre lesquels ils se trouvaient.) Certains gars avec qui je joue ont la défaite mauvaise ?

En bafouillant, Merle lui expliqua que, par le plus grand des miracles – ainsi qu'une sacré bonne dose de talent parce que, sans vouloir se vanter, hein, loin de lui cette idée-là, mais il se débrouillait plutôt pas mal avec les cartes –, il avait enchaîné une série de victoires longue comme son bras à elle ; quoique non, pas comme son bras à elle, puisque celui-ci était tout fin et que ses victoires à lui étaient écrasantes ; mais enfin elle avait compris l'idée, c'était par rapport à la longueur... Et d'ailleurs, comment ça se faisait qu'elle soit si grande ? Pas que ça le dérangeait plus que ça, hein, loin de lui cette idée, et pis c'était pas lui qui allait se moquer de ce genre de trucs, ç'aurait été la marmite qui se bidonne du chaudron, mais enfin, il était juste curieux : parce que, qu'elle soit mince comme un clou, vu les repas qu'elle s'envoyait, ben à la rigueur il comprenait ; mais comment elle avait fait pour grandir autant avec un régime de soupe au chienlit, ben ça, ça le dépassait. Enfin, elle avait pas choisi, pas vrai ? Le sang et ses mystères... Il se reprit, mal à l'aise : vrai qu'il avait un peu dérivé !

Donc, comme il essayait de développer tantôt, sa longue série de victoires avait fini par en irriter plus d'un (et comme Aliviana les comprenait !). Bon, ça n'avait peut-être pas aidé qu'il se mette à chanter... La faute était sienne sur ce coup, il était prêt à l'admettre. Toujours était-il qu'autour de la table, on s'était mis à l'accuser de tricheur, et, bon, quand une paire d'as de trèfle s'était échappée de sa manche... ç'avait été la débandade.

La bouche de sa compagne béait légèrement lorsqu'il termina sa tirade. Elle la referma aussitôt – pour la rouvrir dans la seconde :

⸺ Tu les as amenés vers moi ?

⸺ Quoi ? Non ! Enfin, normalement, non. Mais j'ai fait attention ! Je crois. C'est juste que j'étais sur les toits, et puis je t'ai vue, et puis je me suis dit : « Tiens ! Allons voir comment elle va ! » Et puis voilà.

Aliviana tourna la tête. Du côté opposé à celui par lequel ils étaient passés, on ne pouvait pas voir la fin de l'impasse : les murs se perdaient dans une pénombre poussiéreuse.

Charmant, comme rendez-vous.

Elle fit demi-tour pour retourner au marché.

⸺ Eh ! Qu'est-ce que tu fais ? s'écria-t-il en lui attrapant la manche.

L'Orpheline se dégagea et réajusta sa prise sur son panier – au cas où.

⸺ Contrairement à d'autres, je n'ai pas le temps de tricher aux cartes, et je suis venue ici parce que j'avais des choses plus importantes à faire que de te servir de bouclier humain. Des choses comme, par exemple, me nourrir.

⸺ Je t'accompagne !

⸺ Ce ne sera pas nécessaire, merci.

⸺ Mais si ! Allez, un peu de compagnie te fera du bien !

Et il lui emboita le pas.



2. Eddgar


⸺ Non mais regardez-moi ce p'tit veinard !

⸺ À peine élu qu'y veut déjà brader son poste d'Conseiller pour monter la grand' chaise !

⸺ Eul' culot du garçon !

Son sourire de service méticuleusement plaqué sur ses lèvres (le sourire du cordial, du bon vivant, du camarade de bistrot), Ed se fraya tant bien que mal un chemin vers la sortie de la gargote, à travers les commentaires éméchés et les tapes viriles dans le dos. Il poussa même sa chance jusqu'à se permettre de répondre à une ou deux répliques : il comptait sur le l'état avancé d'ébriété de ses collègues pour qu'ils ne remarquent pas le soupçon d'acidité dans ses mots.

Dès lors qu'il eut dépassé la porte, Ed abandonna sa démarche titubante. Bon sang ! Cette soirée avait épuisé toute sa résistance.

⸺ Les sujets de discussion devenaient lassants ?

Il fit volte-face. Une pointe de cigarette rougeoyait dans la nuit, à quelques pas des flaques jaunes que projetaient les luminaires du troquet par ses carreaux. En plissant les yeux, Ed parvint à discerner les traits vaguement familiers de l'un des employés. Celui-ci lui tendit sa clope. Le Conseiller l'accepta avec plaisir et se laissa choir le long du mur en aspirant une bouffée.

⸺ Tu n'as pas idée, assura-t-il en soufflant la fumée vers le ciel.

La nicotine était mal vue à Egnosnem. Imprégner ses poumons de fumée alors qu'ils respiraient la Poussière tous les jours ? Là n'étaient pas des activités dignes d'un Conseiller, dont les actions comme les décisions étaient destinées à être portées en étendard pour montrer la voie aux Citoyens du commun vers un monde meilleur.

La bonne blague.

Dans les établissements les plus sélects de la Basse, on autorisait les fumoirs à vapeur d'eau. Plus chic, paraissait-il. Plus couteux, aussi. Car quoi de plus luxueux que de réussir à se procurer une eau pure et complètement dépourvue de Poussière pour la gaspiller en exhalaisons parfumées ?

Ed tira un second coup.

⸺ C'est une sacrée comédie qu'on vous voit jouer à chaque fois, hein ? dit l'autre en récupérant sa cigarette.

⸺ ...

⸺ Rire à leurs blagues, offrir la tournée, faire semblant de boire et faire semblant d'être bourré... c'est du boulot.

Ed suivit les volutes grises du regard. Des cris d'ivrognes lui parvenaient de l'intérieur, en étouffé. Il suffisait d'un rien... Qu'un collègue un peu trop plein sorte pour se vider la gorge au pied du mur et les remarque ; rameute toute la troupe autour de ce « sacré bon vieil Ed » ... Qu'un passant à l'œil plus aiguisé que la moyenne ne se promène par là et raconte le lendemain avoir vu le Conseiller Eddgar Evihcra en train de s'en griller une sur le perron d'un bistrot...

Il suffisait d'un rien.

Ed cueillit l'objet du délit entre les doigts de son compagnon et en contempla l'extrémité incandescente sans la porter à ses lèvres.

⸺ Parfois... parfois, c'est plus facile de jouer le rôle que l'on te donne, expliqua-t-il à voix basse, les yeux pendus au fantôme de flamme qui dansait au cœur du rouleau de papier braisé.

Le ricanement de l'employé s'embobina autour de lui.

⸺ J'aurais pas cru qu'un zig comme vous, à qui tout réussit, puisse être à ce point résigné.

Le Conseiller émit un reniflement sarcastique.

⸺ Eh bien, c'est un peu le but, pas vrai ? Réussir à donner suffisamment le change pour que personne n'y voit que du feu...

L'amertume de cette dernière phrase avait transparu plus qu'il ne l'aurait souhaité, et elle n'avait pas échappé à son interlocuteur.

⸺ Besoin d'en parler autour d'un verre, l'ami ?

Ed ébaucha un semblant de sourire et secoua la tête. Il lui rendit le mégot presque entièrement consumé, enfonça les mains dans les poches de son long manteau et s'éloigna d'un pas lourd. Juste avant de s'estomper dans les ténèbres, il se retourna une dernière fois pour saluer l'employé, deux doigts sur la tranche de son haut-de-forme :

⸺ Merci pour la clope... l'ami.



3. Mona


Trois jours.

Trois jours qu'elle était pas retournée chez Lucien de peur de retomber sur l'autre gars.

Trois jours à tourner en rond en se rongeant les ongles.

Trois jours.

Trois jours de plus au compteur. Dix jours d'absence en tout.

Elle ne pouvait pas continuer à rien faire. Elle devait agir. Après avoir fait le tour des proches, des voisins et des inconnus dans la rue, l'intuition s'était faite conviction : personne ne se souciait de Lucien, personne n'avait ne serait-ce que noté sa disparition – à part le concierge qui désespérait de recevoir un jour son loyer. Personne... à part Mona (et le concierge).

Et elle était bien décidée à le retrouver.



4. Aliviana


Sang des Fé·es, pourquoi avait-il un jour fallu qu'elle pose les doigts sur ce maudit carnet ? Si seulement elle ne l'avait pas emporté avec elle, ce jour-là... elle n'aurait jamais croisé la route du crétin qui lui collait au train.

Crétin, mais inoffensif.

Cinq mètres plus loin, le sorcier s'était découvert un plaisir rare à discuter céréale avec une vendeuse de farines ; et cela allait bien faire une vingtaine de minutes qu'il badinait de tout et de rien avec elle en faisant fuir toute possible clientèle – non que ça ait l'air de déranger la commerçante.

Quand, enfin, il revint vers Aliviana, celle-ci venait tout juste de remporter d'ardues pourparlers quant au prix d'une énorme miche au lichen et s'acharnait à faire passer le pain dans son panier sans écraser les autres provisions.

⸺ Besoin d'aide ? s'enquit Merle en s'approchant.

⸺ Sans façon, merci. (Elle asséna un coup décisif au pain et réussit enfin à le coincer convenablement.) Ça y est, tu en as terminé avec elle ?

⸺ Faut croire, dit-il en haussant les épaules.

Aliviana jeta un coup d'œil en direction de l'étal déserté.

⸺ La pauvre... tu lui as coulé son commerce.

⸺ Je sais, ça lui fera les pieds. (Comme elle le zieutait sans comprendre, il ajouta :) Elle crachait sur les Orphelins.

Et il poursuivit son chemin, sans paraitre se rendre compte que celle qui l'accompagnait venait de piler brutalement. Aliviana ouvrit la bouche... avant de se raviser.

Qu'est-ce qui me prend ?



5. Eddgar


Un quartier mirage. Une rue, au moins.

Ce n'était pas la première fois que le Conseiller s'aventurait dans la ville haute, mais le choc social était toujours le même. Pas tout à fait les Cimes... mais pas loin non plus. Ennortap avait beau être une formidable dirigeante, il y avait encore beaucoup – trop – de travail à faire là-dessus.

Peut-être que si on commençait par retirer aux Fé·es leur ban de Cité...

Nul ne savait vraiment la proportion d'êtres féériques vivant En-Haut et plus généralement, à Egnosnem. Puisqu'iels étaient censé·es être inexistant·es, on ne pouvait pas les recenser – ou du moins, pas officiellement ; ce qui poussait chacun à y aller de sa propre estimation. Pour certains, il existait un·e Fé·e dans l'ombre de chaque Citoyen. Pour une minorité, les cognes avaient nettoyé avec succès la Cité de toustes les Fé·es plusieurs décennies auparavant, et iels n'étaient plus qu'un mythe s'effaçant petit à petit des mémoires.

Si, pour sa part, Ed n'était pas convaincu qu'une Fé·e se terrait dans chaque recoin obscure d'Egnosnem, il était loin d'adhérer à la théorie des autres négationnistes. Par la Poussière, la nature du Limier n'était un secret pour personne !

Le Limier...

Bien sûr que sa nature n'est pas un secret.

Elle était tellement évidente qu'on n'aurait pas pu la cacher même si on l'avait voulu. Ed devait bien le lui reconnaitre, Ennortap avait été absolument brillante sur ce coup. Elle l'avait toujours été, sans aucun doute, mais Digenvez... C'était un coup de génie. Peut-être son plus beau chef-d'œuvre.

Enfin, il arriva devant l'immeuble qu'il cherchait. Cela faisait un moment que le Conseiller n'était pas revenu ici. Il aurait dû, pourtant, mais il n'avait pas trouvé le temps. Ou pas voulu le trouver ? Bref, peu importait. Il était là, et c'était tout ce qui comptait.

À l'intérieur, les murs suintaient l'humidité. Ed avait l'impression que chaque marche qu'il prenait allait être sa dernière. Comment le bâtiment pouvait-il encore tenir debout ?

Il y était.

Dans sa paume, le double des clés qu'il avait demandé au propriétaire. Et s'il y avait encore cette gamine ? Non, c'était ridicule. C'était il y a trois jours ! Bon. Il n'avait pas beaucoup de temps. Même s'il était au dernière étage, le plus longtemps il prenait et le plus il aurait de chance d'être repéré ; or personne ne devait le voir – ou en tout cas, le moins de personnes possible.

Dépêche-toi, Ed.

Il déverrouilla le cadenas et rentra.

Encore toi ?

Elle était là, au milieu de la pièce.

La gamine.

Tout se passa alors très vite : comme elle s'enfuyait par la fenêtre ouverte, Ed se jeta sur le battant pour le refermer ; en voyant ça, l'autre fit donc volte-face en direction de la porte... qu'il refermait déjà à double-tour, le souffle court.

La fille jetait des coups d'œil affolés tout autour d'elle. Le Conseiller voulut s'approcher, mais elle se réfugia à l'autre bout de la pièce sitôt qu'il fit un pas.

Ed leva les mains comme il l'aurait fait pour apaiser une bête apeurée – ce qu'il aurait eu du mal à trouver dans la Cité, mais là n'était pas la question.

⸺ Eh, petite... (Poussière, l'alcool avait déjà bien attaqué la maîtrise de ses cordes vocales, cuite ou non) je ne te veux aucun mal. Simplement... (il toussa. La concentration de Poussière était plus forte dans les hauteurs.) Qu'est-ce que tu fais là ?

Elle réfléchit un instant avant de contre-attaquer :

⸺ Qu'est-ce que vous faites là ?

Oooh...

Question risquée.

⸺ Je...

⸺ Qu'est-ce que vous voulez à Lucien ? insista-t-elle.

Quelque chose avait changé, dans ses yeux. Une lueur combative s'y était allumée et avait remplacé l'inquiétude qui les assombrissait. Ed était en train de perdre la main. Il devait trouver autre chose... et vite.

⸺ Ma relation avec... Lucien ne concerne personne d'autre que nous, répondit-il. Par contre, je serais curieux de savoir ce qu'une morveuse comme toi peut bien avoir à faire avec lui.

Elle tiqua : il était sur la bonne voie.

⸺ Alors quoi ? C'est ton sabbat qui t'envoie ?

⸺ Y zont rien à voir avec ça !

La fille se couvrit tout de suite la bouche.

⸺ Rien à voir, vraiment ?

Cette fois-ci, elle garda la bouche résolument close, mais son regard en disait long : elle était bien venue de son propre chef... restait juste à deviner pourquoi. Pour quelles raisons cette gamine Fée (ou au moins sang-mêlé) était-elle revenue ici par deux fois alors qu'elle s'était déjà fait prendre la première ? Sans compter que ça faisait un moment que lui n'était pas venu : qui savait combien de fois elle s'était introduite dans cet appartement depuis leur première rencontre ?

Vu son attitude, elle avait l'air de tenir sincèrement à ce Lucien. Mais de ce que le Conseiller avait pu obtenir sur lui, l'homme était un paria, sans aucun contact avec qui que ce soit d'autres qu'avec ceux dont il consommait les produits. Alors quel était le lien entre ces deux-là ? Qu'est-ce que cette enfant savait dont Ed n'avait aucune idée ? Elle ne voudrait jamais le lui dire.

... Sauf que moi aussi, je sais des choses dont elle n'a aucune idée.

Cette révélation le frappa de plein fouet : chacun savait quelque chose que l'autre ignorait ; aucun n'était prêt à abdiquer ; tous les deux voulaient trouver Lucien étaient très probablement prêts à tout pour y arriver.

S'il réussissait à se la mettre dans la poche...

Il aurait un coup d'avance sur tout le monde.

⸺ Dis-moi, gamine... (Le Conseiller brisa leur combat de coq visuel et commença à arpenter le salon en empruntant délibérément une démarche un peu chaloupée.) ... On dirait qu'on est dans une impasse, toi et moi.

Même en lui tournant le dos, il pouvait sentir le poids de son attention peser sur ses épaules. Ed appuya son index sur un vase miraculeusement intact quoique fendillé (pour une raison mystérieuse, la table basse sur laquelle il reposait semblait avoir été la seule épargnée par le carnage) et en retraça le contour avec application. Lorsque son index passa sur un rebord éraflé, la vieille porcelaine laboura la peau jusqu'au sang. Ed observa la perle rouge se former sur la pulpe de son doigt et couler au fond du vase avant de s'adresser à la fille derrière lui.

⸺ Je te propose un marché.



6. Aliviana


Aliviana pressa le pas. La sorgue avait déjà infiltré les cieux d'Egnosnem, et elle ne tenait pas à rester dehors plus longtemps que de nécessaire. Son ombre s'allongeait et se raccourcissait au gré des lampadaires qu'elle dépassait. L'Orpheline avait la sensation de danser, à sauter de la sorte d'un puit de lumière à l'autre ; et si l'action n'avait en soi rien d'ennuyeux, la période de l'enfance à laquelle elle la renvoyait était autrement plus lamentable.

L'autre devait déjà se calfeutrer au chaud parmi sa bande de hors-la-loi. Tandis qu'elle...

Connais ta place, Aliviana.

Elle était Orpheline. La Cité lui offrait déjà tout ce qu'il y avait de mieux au vu de sa condition, elle n'était pas en droit de se plaindre. D'ailleurs... elle n'en prenait note que maintenant, mais sa posture était bien trop crispée – à la limite du recroquevillé. Ça n'allait pas du tout.

Aliviana posa son panier pour arranger son attitude et sa tenue. Il ne s'agissait pas de se vanter ou de bomber le torse... mais elle était une Citoyenne. Presque. Et les Citoyens ne s'excusaient pas d'exister. Si elle voulait prouver à la Directrice qu'elle pouvait prendre sa suite ou occuper un poste avec de l'importance, il ne suffisait pas de trouver un précédent dans l'Histoire : il fallait aussi qu'elle renvoie la bonne image ; celle d'une femme confiante et digne de confiance, qui savait ce qu'elle voulait et où elle allait, une femme capable d'endurer les contrariétés sans faiblir. Elle devait renvoyer l'image d'une future Ennortap.

Eyjaleen Ennortap ne se serait pas plainte – même intérieurement – de marcher seule dans le noir alors que tout le monde était déjà chez soi et se contrecarraient de son sort.

En même temps, la Grande Conseillère ne se serait jamais retrouvée dans cette situation pour commencer... mais Aliviana avait suffisamment côtoyé Merle pour la journée – l'éternité, si on le lui demandait – pour avoir le droit de se soustraire aux commentaires séditieux de son double imaginaire.

Un frisson la saisit. Elle avait cru entendre un bruit.

Aliviana résista au désir de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. Il n'y avait personne d'autre qu'elle dans cette rue, alors à quoi bon s'inquiéter ? Elle n'allait pas s'inquiéter. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter.

Bam !

Ba-bump. Ba-bump.

Bon, elle allait peut-être s'inquiéter un tout petit peu. Pas grand-chose, juste assez pour accélérer imperceptiblement son allure. Rien qu'un brin.

Un grondement s'éleva derrière elle. Un grognement. Animal. Une bête ? C'était ridicule : il n'y avait pas de bête à Egnosnem. Des oiseaux, évidemment, des chevaux, pour les plus riches habitants d'En-Bas – et un ou deux chats errants par ci par là à la rigueur – mais pas de bêtes. Pas avec ce coffre-là, en tout cas.

Ba-bump. Ba-bump.

L'Orpheline se risqua au sommaire coup d'œil par-dessus l'épaule qu'elle s'était refusée tantôt.

Deux billes d'or. Deux billes d'or qui se rapprochaient dangereusement d'elle, perdus dans une immensité d'abysse. Un rai de réverbère éclaira une émaille taillées en pointe et débordant de salive juste en-dessous.

Elle ne réfléchit pas.

Ses doigts se détachèrent de l'anse en osier, empoignèrent le tissu de sa jupe et le remontèrent sèchement sur ses cuisses pour qu'elle puisse prendre ses jambes à son cou !


Ba-bump. Ba-bump.

Ça faisait combien de temps qu'elle courait ? Une minute ? Dix, vingt, une heure ?

Ba-bump. Ba-bump.

Aliviana ne sentait plus ses jambes. Pourquoi personne ne sortait ? Elle aurait voulu hurler, mais elle ne pouvait pas, l'air se refusait à ses poumons.

Ba-bump. Ba-bump.

Mal, elle avait mal. Si seulement elle n'avait pas croisé ce – elle n'avait pas le temps pour ça ! Elle devait survivre, elle devait fuir, elle devait... vérifier si le monstre était toujours à ses trousses ? Ça faisait un moment qu'elle n'entendait plus que le bruit aléatoire de son souffle erratique. Est-ce qu'elle l'avait semé ?

Aliviana ralentit et se retourna pour sonder les alentours.

... Plus rien.

Il n'y avait plus rien ?

Ba-bump. Ba-bump.

Tout était calme.

Comme s'il ne s'était rien passé.

Comme si...

Quelque chose fondit sur l'Orpheline et s'écroula sur elle.

Quelque chose de lourd, de poilu, avec des yeux brillants et une gueule gigantesque ! Il fallait qu'elle fasse quelque chose, n'importe quoi, n'importe quoi ! Alors elle frappa le vide et se débattit comme elle put en envoyant des coups de coudes et de pieds et de tout ce qu'elle avait à disposition dans tout ce qui se présentait... ! en vain. Le monstre sur elle l'écrasait comme une masse, sans rien faire. Comme s'il attendait qu'elle s'épuise pour lui porter le coup de grâce.

Ça la mit en rage. Une rage folle, pire que la terreur qui la submergeait. Aliviana n'entendait plus que la cadence débridée son cœur autour d'eux. Elle n'allait pas mourir ici, pas maintenant, pas comme ça !

Elle ne pouvait pas...

Elle ne pouvait pas... !

L'Orpheline ouvrit grand la bouche – aussi grand qu'elle put – et enfonça ses dents dans le cuir poilu. Elle mordit, mordit, mordit ! Mordit et s'acharna jusqu'à arracher un lambeau de peau de son adversaire.

L'autre s'éjecta en arrière en poussant un couinement aigu. Aliviana en profita pour rouler sur le côté et se remettre sur pieds, mais déjà la créature s'était remise de sa surprise et s'approchait de l'Orpheline en émettant un vrombissement grave, proche du feulement. Aliviana recula à pas prudents, cherchant désespérément des yeux un objet qu'elle pourrait utiliser pour se défendre.

Ba-bump. Ba-bump. Ba-bump ba-bump ba-bump.

Le fauve avançait avec une lenteur calculée. Il instillait la peur à large dose.

Ba-bump. Ba-bump.

Soudain, le mollet d'Aliviana buta contre une hauteur inattendue ; et le déséquilibre provoqué la fit basculer en arrière pour s'étaler de tout son long. Sa cheville se tordit bizarrement dans sa chute. Une douleur cuisante en naquit et se propagea dans tout son corps.

Elle avait mal, mal, mal ! Le sel roulait sur ses joues. Elle ne voulait pas mourir ! Pas mourir, pas mourir. Se redresser sur les coudes, ramper en arrière, trainer son corps épuisé sur le dallage boueux, se dandiner pour décoincer le pan de robe coincé dans on-ne-savait-quoi et sentir sa main déraper dans la boue et ses omoplates heurter le sol et... !

Le museau de la bête, à quelques pouces de son visage.

Ses yeux cauchemardesques, plongés dans les siens.

Et elle, l'Orpheline, tout à fait incapable de bouger.

Il n'y avait plus rien d'autre que ces deux cercles flavescents noyés dans l'obscurité, fixés sur elle, ancrés en elle...

Un cri lointain rompit la transe. Les têtes de chasseuse et chassée fusèrent vers l'origine du bruit, inaptes à en déterminer la nature. Puis elles se regardèrent.

Je vais crever, comprit Aliviana.

Je vais vraiment crever.

Ses yeux s'immergèrent au fond de la gorge béante qui allait l'avaler. Sur les crocs effilés qui allaient la déchiqueter. Sur la salive visqueuse qui en dégoulinait paresseusement, sur...

Le monstre mordit l'air sous son nez. Ses mâchoires se rabattirent brutalement à quelques pouces des joues de l'Orpheline ; il grogna une dernière fois... et détala dans la nuit.

Lorsque, enfin, un groupe de cognes apparut à l'entrée de la rue, Aliviana n'avait pas bougé d'un centimètre. Et elle tremblait comme une feuille.

⸺ Mademoiselle ! Mademoiselle, vous allez bien ?

Un vieil officier lui présenta une main secourable. Elle leva péniblement la sienne pour l'attraper.

⸺ Mademoiselle, vous êtes blessée ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Elle lui lança un regard confus. De quoi parlait-il... ? Sa cheville la tançait douloureusement, mais elle était cachée sous les plis de sa jupe déchirée. Déchirée et tachée. Très tachée. Par une trainée sombre qui souillait la mosaïque par terre.

Son regard remonta le flux jusqu'à la dépouille encore fraiche dont il s'écoulait. La « hauteur » sur laquelle elle avait trébuché.

Et pour la première fois depuis le début de cet enfer, Aliviana hurla.

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