Chapitre 2
1. Aliviana
Lorsque les cloches de son réveil sonnèrent, Aliviana avait encore l'esprit embrumé par des rêves déjantés de Sorcières s'invitant chez elle pour vider son garde-manger en ricanant. Drôle de chose, le seul élément qu'elle pouvait décrire chez ces grand-mères à chapeau pointu était un sourire éclatant au charme divin.
Moins drôle de chose, elle allait finir par être en retard si elle continuait de paresser au lit de la sorte – et ça, elle ne pouvait pas se le permettre.
En vitesse, l'Orpheline sauta du lit – prit quand même le temps de remettre les draps en place, coinça une tartine fadasse entre ses dents et s'en fut hors de chez elle.
Sa bicyclette l'attendait au pied de l'immeuble. Elle l'avait dégoté deux ans plus tôt en échange d'une poivrière à demi-pleine (elle n'avait pas réussi à baisser le prix en-dessous, mais elle était quand même fière de ses négociations) et l'avait rebidouillée à maintes et maintes reprises depuis. De morceaux de ferraille tenant à peine ensemble, elle en avait fait un véhicule rapide et fonctionnel... tenant plus ou moins en un seul morceau.
Un mince filet de fumée noire s'échappait d'un endroit insolite de la bicyclette – là où elle avait essayé de rajouter un moteur pour l'aider dans ses mouvements. Un instant, Aliviana effleura l'idée de se pencher dessus maintenant pour la réparer... avant de se rabrouer : elle n'avait vraiment pas le temps.
Après avoir doublé un cab et esquivé de peu à peu près la moitié des Citoyens de la Cité-État, Aliviana parvint enfin à l'entrée de la Grande Bibliothèque. Elle eut tout juste le temps de franchir la porte de service qu'un collègue lui tomba dessus.
⸺ Liv' ! Par la Poussière, ça fait une heure que je t'attends !
⸺ Je ne commence pas avant un quart d'heure, Jonah, lui répondit-elle en s'écartant.
Jonah était un homme approchant – ou ayant déjà dépassé ? – la trentaine, au poil brun et à la peau claire quoiqu'un peu empourprée, et avec une fossette au menton sur laquelle il ne cessait d'appuyer quand il réfléchissait.
⸺ Oui, bref, peu importe ! fit-il en tendant le bras pour rapprocher Aliviana contre son flanc. Toujours est-il, j'ai besoin de ton aide.
⸺ Mon aide ? Jonah, au moins un tier des employés est déjà arrivé : qu'est-ce qui t'empêchait de les appeler, eux ?
Ils marchaient côte à côte, serrés l'un contre l'autre, et elle ne voyait pas comment se dégager de la prise de son ainé sans paraître impolie et sans que ça lui retombe dessus un jour ou l'autre.
⸺ Enfin, je n'irais pas te solliciter, toi, si je pouvais demander à quelqu'un d'autre ! s'exclama Jonah avec une certaine candeur.
Charmant.
Son ressenti dut fissurer légèrement le masque impassible qu'elle portait, car il s'empressa d'ajouter :
⸺ Sans vouloir te vexer, bien sûr ! C'est juste que si moi, bibliothécaire chevronné, j'ai besoin de l'aide d'une stagiaire orpheline pour faire mon travail, de quoi j'ai l'air ?
Aliviana pinça les lèvres mais contint sa grimace : après tout, elle savait que son collègue ne pensait pas à mal en mentionnant son statut, mais était-il obligé de constamment souligner son manque total d'avenir potable ? Chaque fois qu'elle entendait le terme « Orpheline » était une nouvelle chaîne posée sur son cœur qui refoulait et cadenassait ses émotions.
⸺ De quoi aurais-tu l'air, effectivement... murmura-t-elle en forçant un sourire – plus un rictus qu'autre chose.
⸺ Content de voir que tu me comprends ! Tu me diras, qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Si tu n'étais pas Orpheline, tout le monde au boulot est d'accord pour dire que tu serais déjà au poste de la vieille chouette !
Et une chaîne de plus.
⸺ Où est-ce que tu m'emmènes, au final ? lui demanda-t-elle après quelques secondes de silence.
⸺ À la réception, quelque chose cloche avec Robert.
⸺ C'est-à-dire ?
⸺ Depuis ce matin, il passe son temps à astiquer les services à thé et insulte tous ceux qui lui adressent la parole – ça fait bazar, tu t'en doutes bien. Du coup, avec les confrères de l'accueil, on se demandait si tu pouvais, tu sais... faire marcher ta magie ?
Aliviana plissa les sourcils.
⸺ N'appelle pas ça comme ça, s'il te plaît. Je n'ai pas envie de me retrouver mêlée à des histoires.
Pas plus que je ne le suis déjà, en tout cas.
Jonah éclata de rire alors qu'ils croisaient deux autres employées. Il les salua d'un ample geste de la main et Aliviana l'imita, plus sobrement.
⸺ Ça va, Liv' ! Franchement, à ce qu'on entend des Fé·es, t'es beaucoup trop coincée pour avoir une seule goutte de leur sang dans les veines ! Sans vouloir te vexer, hein.
⸺ Je doute que ce soit un argument valable pour convaincre les autorités.
Ils dépassèrent les premiers bustes des dirigeants de la Cité depuis le Jour de Poussière : ils n'étaient plus très loin du but.
Enfin, songea l'Orpheline.
⸺ Aliviana ! Poussière, on commençait à désespérer, par ici !
L'un des réceptionnistes accourut vers eux – Eris, ou quelque chose dans ce style –, le visage défiguré par la panique.
⸺ Où est Robert ? s'enquit-elle avant que l'homme pâlot ne lui fasse un récital de toutes les angoisses qui l'avaient traversé durant la matinée.
Pouce levé par-dessus l'épaule, il lui indiqua la pièce où Robert avait été attiré puis enfermé pour éviter tout contact avec le public.
⸺ Je m'en charge, dit-elle en soupirant.
⸺ Merci, mille mercis ! s'écria son débiteur en tombant à genoux, les deux mains jointes.
⸺ Sainte Aliviana... qu'est-ce qu'on ferait sans toi ?
Sur ces mots, Jonah tapota l'épaule de la jeune fille et prit congé, son habituel sourire un peu niais plaqué sur le visage. Eris – ou quel que soit son nom – ne tarda pas à l'imiter : Aliviana se retrouva donc seule, avec un trousseau de clés colossal et une mission supplémentaire à accomplir, mission pour laquelle elle ne recevrait bien sûr aucune rétribution.
Elle marcha vers la « cellule » de Robert en fouillant sa sacoche à l'aveugle pour y dénicher les deux-trois outils de mécano qui na la quittaient jamais. Lorsqu'enfin elle les trouva, elle entra la clé dans la serrure et – après quelques tours infructueux – tourna la poignée.
⸺ Robert ?
Il lui tournait le dos. Au son de sa voix, l'automate déplia lentement sa carcasse de ferraille pour lui faire face.
⸺ Dégage sale biqu... Oh ! Miss Aliviana !
Il perdit immédiatement a posture intimidante et se confondit en excuses.
Presque aussi vieux qu'elle, Robert avait été conçu une bonne quinzaine d'années auparavant, alors que les A.D.P (Automates Dotés de Paroles) venaient tout juste d'être lancés sur le marché. À l'époque, les A.D.P comme Robert avait représenté une véritable révolution dans l'industrie ; pas tant pour leur capacité à parler (ils n'étaient, en vérité, pas les premiers) que pour leur certaine indépendance intellectuelle. Depuis, les A.D.P avaient subi moultes transformations esthétiques, et leur allure de poupées de porcelaine n'avait plus rien à voir avec les humanoïdes métalliques comme Robert. Malgré son ancienneté, celui-ci restait tout à fait fonctionnel... la plupart du temps.
⸺ On m'a dit que tu avais l'insulte facile, aujourd'hui. Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demanda Aliviana.
L'automate marmonna mais ne lui fit pas l'honneur d'une véritable réponse. Elle s'approcha de lui en retenant ses yeux d'aller chercher quelques altitudes supérieures.
⸺ On m'a demandé d'arranger ça. Tu peux te tourner, s'il te plaît ?
Robert obtempéra immédiatement en affectant une attitude docile et penaude. Tout le monde ignorait pourquoi, mais l'A.D.P semblait s'être pris d'affection pour l'Orpheline, et il l'épargnait systématiquement lorsque son boulon sautait.
Le « boulon sauteur » était un autre mystère de l'automate. De temps à autres, et sans aucune raison valable apparente, les réglages qui rendaient Robert poli et avenant se détraquaient et l'entraînaient dans ce que les bibliothécaires avaient surnommé la frénésie maritime, en référence au langage peu châtié de ces personnages- là.
Je me demande à quoi ça ressemble, la mer...
À un rêve idiot et hors de portée, voilà ce à quoi ça ressemblait. L'avenir d'Aliviana était ici, à Egnosnem.
Quelques tours de manivelles plus tard, la petite plaque au niveau de la nuque de Robert se dévissait et l'Orpheline accédait à une rangée de tubes dont les liquides fluorescents étaient aspirés par une multitude de fils transparents. Elle fit glisser ses doigts le long de l'un des cylindres avant de le saisir délicatement. Dans ses yeux noisette, le chatoiement jaune vif du fluide s'était morcelé en centaines de paillettes dorées, imitation d'un ciel étoilé qu'elle n'apercevait qu'une semaine par an.
Elle le reposa. Ce n'était pas celui-ci qui l'intéressait. Plongeant son bras à l'intérieur de l'A.D.P, Aliviana fouilla plus profond derrière les fils, jusqu'à effleurer du majeur les rouages de cuivre et de bois tant espérés.
Ne restait plus qu'à arranger tout ça.
⸺ Ils te font vraiment tout faire, hein ?
Concentrée dans sa tâche comme elle l'était, l'Orpheline n'entendit pas tout de suite la nouvelle arrivante – contrairement à Robert. Celui-ci fit volte-face pour insulter l'intruse, obligeant Aliviana à enrouler ses bras autour du cou de l'A.D.P pour s'y suspendre et éviter de se casser la figure.
⸺ Espèce de fille de torchon décrép...
⸺ Holà, Rob' ! Comment est-ce que tu parles devant miss Aliviana ?
Cette réplique cloua immédiatement le bec de l'automate. Pendant ce temps, Aliviana en profita pour remettre droit ses pieds sur son escabeau et ses lunettes sur son nez. La fille qui venait d'entrer avait les joues roses et les boucles blondes, une bouche mutine et des yeux espiègles. Et elle n'avait rien à faire ici.
⸺ Ophélia ?
⸺ Salut, Liv' ! répondit l'autre avec ce petit sourire insolent qui lui était propre.
Elle referma la porte derrière elle.
⸺ J'ai entendu dire que tu t'étais encore fait embrigader pour t'occuper de lui. Tu es au courant qu'il pique sa crise seulement quand il a envie de te voir ?
Robert se hâta de nier l'accusation à grands renforts de « méchante pie déplumée » et autres noms d'oiseaux colorés, mais la voix d'Ophélia l'interrompit :
⸺À dire vrai, je ne comprends toujours pas comment les autres bibliothécaires ne s'en sont toujours pas rendu compte...
⸺ Qu'est-ce que tu veux, Ophélia ? voulut savoir Aliviana en descendant de son marchepied, les mains enfouies dans un chiffon crasseux.
⸺ Regarde ça !
La bibliothécaire lui colla la une d'un journal sous le nez.
« Nuit sordide à Egnosnem
Cadavre dans la ruelle
Un coup des Fé·es ? »
Sous les gros titres, la gravure en gros plan d'une charogne éventrée avec les yeux exorbités par l'effroi. Aliviana frissonna, mais se força à lever vers Ophélia un regard indifférent.
⸺ Et alors ?
⸺ « Et alors » ? répéta Ophélia avec emphase. Liv', un Citoyen s'est fait brutalement assassiner ! Ici, à Egnosnem ! Dans notre Cité ! Si ça se trouve, en venant ici ce matin, tu as croisé son meurtrier...
Sa voix avait baissé de plusieurs octaves en terminant sa phrase pour emprunter une tonalité inquiétante.
⸺ Vous êtes toujours aussi drôle, miss Ophélia ! s'exclama Robert en applaudissant (il était bel et bien réparé... pour cette fois).
⸺ Ce n'était pas censé... Oh, et puis flûte. Qu'est-ce que tu en penses, toi ? fit-elle en se tournant vers l'Orpheline.
Celle-ci s'était éloignée pour ranger son matériel.
⸺ Les gens et leur passion pour le morbide...
⸺ Oh, allez ! Même la froide Aliviana ne peut pas rester de glace face à une affaire pareille !
⸺ Ouvre grand les yeux et observe, Ophélia !
La blonde aspira sa lèvre supérieure pour adopter une expression boudeuse.
⸺ T'es vraiment pas drôle, Liv'.
⸺ Oui, je sais, un jour je finirais étouffée par ma propre gravité, et cætera, et cætera... je connais la chanson.
En vérité, Aliviana avait du mal à concevoir en quoi : un ; la mort de ce pauvre bougre pouvait être considérée comme « drôle », et deux ; elle pouvait avoir quoi que ce soit à voir avec ce fait divers, insignifiante stagiaire de la Grande Bibliothèque qu'elle était.
Ophélia accourut derrière elle alors qu'elles sortaient de la remise.
⸺ Tu sais, je pense que tu as besoin de te trouver quelqu'un !
⸺ Ah oui ?
⸺ Oui ! Quelqu'un de drôle et charmante, qui pourrait alléger tes soirées et contrebalancer ta sévérité permanente...
Aliviana soupira, mais ne cacha pas le sourire qui remonta à la surface.
⸺ Si c'est encore une invitation à aller boire un verre avec toi après le service, c'est non.
Un énième refus qu'Ophélia pouvait rajouter à ses comptes. Elle souffla ostensiblement.
⸺ Pas même une fois ? Une toute petite ! Rien du tout, un verre tout rikiki !
⸺ Non.
⸺ Liv', Liv'... tu me brises le cœur !
⸺ Ce ne serait pas la première fois, répliqua-t-elle en haussant les épaules.
⸺ Cruelle ! Elle rit de mon infortune !
Les deux jeunes filles repartirent travailler dans cette ambiance détendue, marchant bras-dessus bras-dessous – Ophélia étant la seule personne chez qui Aliviana tolérait ce genre de proximité.
⸺ Cela dit, je maintiens que tu as vraiment besoin de trouver quelqu'un pour te dérider...
2. Mona
Complètement absorbé dans son travail, son hôte n'entendit pas sa lucarne s'ouvrir. Son travail le coupait toujours du reste du monde. Pinceau en main, Merle terminait de donner vie à sa nouvelle création en fredonnant une mélodie qu'elle n'avait jamais entendue auparavant. Peut-être qu'il la lui apprendrait si elle le lui demandait : il aimait bien partager ses passions avec les autres.
Perchée sur le rebord de sa fenêtre, Mona observa le pantin désarticulé en silence. Merle affirmait toujours trouver l'inspiration dans les visages des gens qu'il croisait, pourtant les marionnettes qu'il accrochait aux murs lui paraissaient trop joyeuses pour vraiment s'inspirer de l'existence misérable qu'ils menaient tous sous cet immense foutu nuage de Poussière.
⸺Tu vas l'appeler comment, celle-là ?
Il sursauta et se retourna dans la foulée.
⸺ Moineau ! Qu'est-ce qu'on avait dit à propos de s'infiltrer incognito par la fenêtre ?
⸺ Dit-il, ironisa la gamine de onze ans en se glissant à l'intérieur.
⸺ Pas quand je travaille ! Un seul mauvais coup de pinceau, et toutes les heures que j'ai passées dessus partent en fumée !
Mona l'ignora et se pencha sur l'établis où reposait la poupée – ainsi qu'un fatras sans nom, mais elle n'était pas la mieux placée pour juger.
⸺ Alors ? Comment tu vas l'appeler ?
Merle la rejoignit pour contempler le jouet.
⸺ Je sais pas encore... Tu veux pas la nommer, toi ? J'ai envie de commencer la prochaine rapidement.
Elle lui coula une œillade étonnée.
⸺ Mais d'habitude, tu fais toujours une pause d'au moins trois jours avant d'en commencer une nouvelle ! Pis jamais tu m'autorises à leur donner un prénom !
Il lui sourit, de ce sourire qui faisait que personne ne restait très longtemps en colère contre lui – même la Baba Yega le laissait faire toutes ses bêtises et se contentait de soupirer en fermant les yeux. Merle était pour Mona comme un frère et elle l'idolâtrait à plus d'un égard, mais la manière dont il échappait à toutes conséquences en charmant son monde était parfois franchement agaçante. Lucien, lui, avait un côté plus gauche, maladroit en public ; et en un sens, ça rendait aux yeux de la gamine leur amitié beaucoup plus touchante.
⸺ Bon, alors ? S'est passé un truc pour que tu veuille refaire une poupée aussitôt ?
Le sourire s'élargit.
⸺ J'ai rencontré une fille.
Oh non...
Ça avait pas intérêt à être de l'Amour ! Même du haut de ses onze ans, elle avait bien capté que c'était rien qu'un truc à rendre les gens stupides. Y avait qu'à voir Yul et Elwan... Bon, elle adorait Yul et Elwan. Mais quand iels se brouillaient pour des trucs débiles et qu'iels restaient comme ça pendant des semaines parce qu'iels osaient pas se parler... Yul avait beau dire que leur relation n'avait rien à voir avec l'Amour, et Elwan avait beau... rien dire, elle n'était pas née de la dernière plus : seul l'Amour pouvait être responsable de tout ça.
⸺ Comment ça, « une fille » ? Y en a partout, des filles ! rouspéta-t-elle en croisant les bras.
⸺ Pas n'importe quelle fille ! s'extasia Merle. Elle m'a pointé un flingue dessus, moineau !
Les joues de son frère de cœur étaient bombées par l'excitation. Elle eut un rictus déplaisant.
⸺ T'es amoureux d'une fille qu'a voulu te trouer la peau ? Yerk.
⸺ Je suis pas amoureux, je la connais pas ! Elle m'intrigue, c'est tout. Quand Nevanna m'en a parlé pour la première fois, je pensais juste que c'était une Orpheline sans histoire, bien rangée bien guindée comme ils les font si bien. Mais d'abord elle vole, et ensuite, elle me met en joue !
Mona roula des yeux et se tourna vers le petit miroir fissuré que Merle s'était un jour procuré pour le réparer – on attendait toujours. Devant ses yeux d'enfant, une mèche frisotée pendouillait tranquillement. Elle enroula son index autour et la tira jusqu'à son nez.
Personne ne savait pourquoi ses cheveux étaient couleur de neige. D'ailleurs, elle-même ne connaissait pas la neige, ou du moins pas cette nappe immaculée qui recouvrait la Lande en décembre : Mona, elle, ne connaissait qu'une neige sale, ternie par la traversée du Nuage. Mais bon. Les autres utilisaient ce terme-là pour décrire sa chevelure, et ça lui allait. Elle préférait que ses mèches soient comparées à un truc venant d'histoires pour moutards – les vrais moutards, pas elle – qu'aux briques étincelantes de la Basse, là où résidaient les vieux schnoques qui détestaient les Fé·es.
Blanc. Tout blanc. Ça faisait un drôle de contraste sur sa peau noire, mais Mona aimait bien cette anomalie. Elle la rendait unique, quelque part, et c'était un sentiment précieux lorsqu'on vivait au milieu de Fé·es toustes plus bizarres et déjanté·es les un·es que les autres.
⸺ Ça va, moineau ?
Elle se tourna vers Merle, surprise : celui-ci l'observait attentivement, un soupçon de tracas dans les yeux. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de seulement songer à une réponse, un croassement retentit dans les airs et un projectile emplumé vint se crasher entre les bras de Mona.
⸺ Aïe ! Ta saleté de bestiole m'a mordue !
⸺ Nevanna ne mord pas les gens, réfuta son frère en récupérant la corneille qui gigotait dans tous les sens.
⸺ Ah oui ? Et comment t'expliques ça ?
La pré-adolescente exhiba presque fièrement le sang qui perlait sur son avant-bras.
⸺ Ça doit être un coup de griffe, alors, suggéra-t-il peu impressionné.
⸺ C'est tout ce que tu trouves à dire ? s'étrangla-t-elle.
⸺ Quand on veut accuser, on reste précis ! Hein, poupoune ?
Nevanna sur son épaule, il lui tourna le dos en sifflotant la même musique qu'il chantonnait tantôt et farfouilla dans ses placards jusqu'à tomber sur un petit pot de graines qui se cachait dans le fond. Il dévissa le couvercle et répandit le contenu du bocal sur un coin de la table. La corneille le fixa, sans bouger.
Mona ricana.
⸺ On dirait que ton piaf est pas ravi du plat du jour...
⸺ N'importe quoi. Nevanna est très contente du plat du jour, parce qu'elle sait qu'elle devrait pas avoir besoin de moi pour assurer sa pitance, et que la dernière fois que j'ai essayé de lui garder un cadavre de musaraigne pour lui faire plaisir, madame a refusé de la manger pour des raisons encore floues à ce jour, et ma chambre a pué le rat crevé pendant une semaine pour rien.
Ce faisant, il darda sur l'oiseau un regard presque aussi noir que son plumage. Le volatile déglutit et se mit à picorer. Aussitôt, le pli entre les sourcils du sorcier s'évanouit pour être remplacé par son expression joviale traditionnelle.
⸺ Pourquoi tu souris comme ça ? l'interrogea Mona, méfiante.
⸺ Si Nevanna est revenue, ça peut vouloir dire qu'une chose : j'ai un rencard à préparer !
Sur ces mots cryptiques, il attrapa veste et manteau, siffla Nevanna et prit la porte pour disparaître dans la rue. Lorsque la réalité finit par frapper Mona, elle se précipita à la lucarne et se pencha par-dessus le cadre pour s'écrier :
⸺ UN RENCARD AVEC LA FILLE QU'A VOULU TE FLINGUER ?
3. Cléandra
Avec ses majestueuses colonnes soutenant un plafond en arc à une petite dizaine de mètres de hauteurs et son sol dégarni, on ne pouvait pas dire que l'endroit soit trop confiné ; pourtant Cléandra s'y sentait oppressée. Sans doute parce qu'on l'y avait convoquée à dix heures tapantes, et depuis qu'un A.D.P au teint nacré (d'ailleurs, elle était quasiment persuadée que sa tête était faite en nacre) l'avait invité à venir s'assoir sur un banc en marbre blanc pour patienter, elle n'avait croisé personne, et personne n'était venu la chercher... Même l'A.D.P n'était pas revenu. Alors elle attendait. Elle attendait, seule dans le hall, avec son uniforme bleu nuit-des-Sept-Jours au milieu d'une immensité de blanc.
Plusieurs fois, son regard s'était attardé sur la porte stylisée au fond, mais elle n'avait pas osé aller l'ouvrir. On lui disait d'attendre, elle attendait. Elle faisait partie des forces de l'ordre : si elle-même ne respectait pas l'autorité, qui le ferait ?
... Bon, ça, c'était la formule apprise par cœur à l'école pendant toutes les années de formation qu'elle y avait passé. La vérité, c'était que la réputation de son oncle lui avait certainement épargné quelques... désagréments diplomatiques mineurs – rien de grave, évidemment.
Évidemment.
Néanmoins, si Cléandra admettait avoir bénéficié de cette filiation pour se sortir d'affaire lorsqu'elle rentrait dans les plumes de certains vieillards acariâtres qui se croyaient tout permis pour avoir vécu plus longtemps et plus bas que les autres, elle était intransigeante sur un point : sa carrière, elle la devait à elle et à elle-seule. Son poste, elle l'avait gagné à la sueur de son front... et avec une sacrée bonne dose d'audace.
Une porte fermée ne l'avait jamais arrêté auparavant. Qu'est-ce qui l'arrêtait maintenant ?
Ta supérieure d'entre tous les supérieurs qui t'attend derrière, sans doute.
Après tout, cette porte fermée était peut-être là pour la tester.
Oui, pour voir si tu es capable de suivre un ordre explicite.
Sauf qu'il n'y avait pas eu d'ordre explicite. L'A.D.P lui avait bien dit qu'elle pouvait s'assoir en attendant, mais il n'avait rien ajouté de plus. Et si, depuis le début, la seule chose qu'on attendait d'elle était qu'elle ouvre cette foutue porte ?
Tu...
Cléandra fit taire la voix fantôme dans sa tête. si elle voulait mener cette action au mieux, il fallait qu'elle ait l'air sûre d'elle-même : la dernière chose dont elle avait besoin était une micro-conscience qui saperait sa confiance et la saboterait de l'intérieur.
Elle s'avança d'un pas déterminé, inhala une profonde goulée d'oxygène, toqua fermement et ouvrit la porte.
Le bureau dans lequel Cléandra entra était une pièce lumineuse : de grandes fenêtres en cintres surbaissés sur le mur opposé inondait les lieux d'une clarté aveuglante et découpait la silhouette de la femme assise en face d'elle en une figure aussi imposante qu'intimidante.
Cléandra avala péniblement sa salive, mais elle se força à soutenir le regard perçant posé sur elle.
Eyjaleen Ennortap était une femme remarquable. Elle était systématiquement réélue aux élections pour le poste de Grande Conseillère qui avaient lieu tous les trois ans, et ce depuis une bonne douzaine d'années. Au cours de ses mandats, elle avait amené le Conseil à voter presque à l'unanimité des mesures drastiques pour améliorer la condition des Orphelins et des plus démunis, ainsi que bon nombre de législations destinées à débusquer les Fé·es illégaux·ales et à les enfermer pour la sécurité des Citoyens. Le temps ne semblait pas avoir de prise sur sa peau ocre qu'encadraient des cheveux courts argentés soigneusement peignés en arrière ; seules quelques rides sévères entre ses sourcils et au coin de sa bouche indiquaient une vie constamment préoccupée, un regard perpétuellement froncé et des lèvres trop souvent pincées.
⸺ Lieutenante Eriaremet.
⸺ Grande Conseillère.
Le ton de sa cheffe était froid, impersonnel. Peut-être saupoudré d'une pointe d'agacement, mais elle n'aurait pas parié là-dessus.
D'accord. Là, elle était mal à l'aise. Cléandra s'efforça de ne rien en laisser paraître et commença à s'expliquer :
⸺ Vous m'avez fait mander ici à dix heures.
La cogne ne voulait pas que son rappel des faits puisse passer pour une accusation, aussi prit-elle soin de policer sa voix et de la vider de toute émotion. Poussière, la femme qui se tenait devant elle n'était pas n'importe qui ; c'était Eyjaleen Ennortap !
⸺ Quand je suis arrivée ici, un A.D.P m'a fait attendre dans le hall. Depuis, je n'ai croisé personne qui puisse étayer l'hypothèse selon laquelle vous étiez occupée avec d'autres rendez-vous, dit-elle en omettant de souligner qu'il s'était écoulé plusieurs heures depuis son arrivée.
Cléandra ne savait pas si elle devait interpréter le visage neutre en face d'elle comme une invitation à poursuivre, ou au contraire comme une instruction de silence immédiat. Dans le doute, elle persista :
⸺ Comme je n'ai croisé aucune figure d'autorité susceptible de reformuler les ordres reçus, je me suis donc permis d'entrer, dans le désir de mener à terme la première requête qui m'avait été confiée – à savoir comparaître devant vous.
...
D'abord, silence et immobilité. Puis, la Grande Conseillère Ennortap se leva, lentement, contourna son bureau tout aussi lentement et vint se poster à un mètre de Cléandra, lui laissant tout le loisir de remarquer que sa supérieure la dépassait d'une bonne tête et que, si l'idée ne l'avait jamais effleurée auparavant, elle était désormais complètement, irrémédiablement certaine de ne jamais ô grand jamais vouloir se mettre cette femme à dos.
⸺ Dîtes-moi, lieutenante Eriaremet...
Un frisson d'émotion parcourut son uniforme. Que pouvait bien vouloir lui dire la Grande Conseillère ?
⸺... Pensez-vous que votre bonne naissance vous place au-dessus des lois ?
La question lui fit l'effet d'une douche froide. Cléandra cligna des yeux, sidérée.
⸺ P-pardon ? balbutia-t-elle, prise de court.
⸺ Je ne pense pas avoir bégayé.
Les mots de la Grande Conseillère étaient devenus glaciaux et méprisants.
⸺ Non, bien sûr que non !
La cogne venait de crier.
Poussière !
Elle devait se ressaisir.
⸺ En aucun cas il ne me viendrait à l'esprit que les actions antérieures de personnes inconnues puissent me garantir un quelconque privilège, madame.
L'influence de mon oncle me permet simplement de lisser certaines relations.
⸺ Vraiment ? C'est curieux. Dans ce cas, qui vous a permis d'entrer dans mon bureau sans y avoir été autorisée ? Vous avez délibérément désobéi à un ordre direct.
Allez.
Cléandra avait anticipé ce blâme, elle s'y était préparée. Et on ne baignait pas vingt-sept ans dans la bourgeoisie d'Egnosnem sans apprendre à en manier les meilleures armes.
⸺ En vérité, madame, je n'ai désobéi à aucun ordre direct.
Les yeux gris de son interlocutrice la transpercèrent.
⸺ Développez.
Détachée et professionnelle, Clé.
Elle carra les épaules et dressa le menton.
⸺ À aucun moment l'A.D.P qui m'a fait venir ici n'a exprimé une interdiction de quelque sorte quant à entrer dans votre bureau ; pas plus que je n'ai repéré d'injonction écrite ordonnant aux visiteurs d'attendre une tierce-personne pour prendre action – et sauf votre respect, on peut dire que j'ai eu le temps de chercher.
Ennortap haussa un sourcil. Quelque chose brilla dans ses yeux, mais Cléandra était dans l'incapacité de dire quoi.
⸺ Attendre jusqu'à ce que l'on vous ouvre était un ordre implicite, lieutenante.
⸺ De fait, madame, et c'est pourquoi j'ai d'abord attendu.
⸺ Jusqu'à ce que vous décidiez d'entrer. Brisez-vous souvent les ordres implicites que l'on vous donne ?
⸺ Lorsque ceux-ci vont à l'encontre des consignes écrites que j'ai reçues, oui. Il est de mon devoir de cogne de porter assistance aux Citoyens ; et tant qu'une autre demande explicite n'est pas venue contrecarrer la première, je me dois d'accomplir celle-ci – même si, dans les faits, ça revient à bousculer un peu les codes de politesse. J'aurais pensé que vous comprendriez là où je veux en venir, vous qui êtes à la tête d'Egnosnem.
⸺ Je ne suis pas la seule à ce poste.
Cléandra ne répondit pas. Elle n'en avait pas besoin. Toutes deux savaient que, s'ils étaient deux Grands Conseillers aux commandes de la Cité-État, Ennortap était celle qui tirait les ficelles. Son co-élu actuel, Sylvan Ettocsam, était un petit homme rondouillet à la moustache fournie dont la principale occupation – pour ce que Cléandra en savait – était de se balader dans les rues d'Egnosnem pour y répandre la sérénité et la joie de vivre qu'il irradiait en permanence. Ettocsam inspirait aux gens la sympathie, Ennortap leur inspirait le respect.
Les yeux de la Grande Conseillère étaient toujours posés sur elle.
Ouaip. Elle sait.
Soudain, sa cheffe brisa le contact visuel et esquissa un sourire qui stria ses joues de ridules fuselées.
Sourire lui va bien, songea Cléandra en s'étonnant de cette pensée.
⸺ Votre logique de travail est quelque peu inconventionnelle, lieutenante... mais c'est pour ça que j'ai souhaité faire appel à vous.
⸺ ... Faire appel à moi, madame ?
Le papier produisit un « clac ! » bruyant lorsque la Grande Conseillère l'abattit sur le bois.
Cléandra se baissa pour examiner la une du journal, où un titre grandiloquent précédant une gravure caricaturale reprenait l'atrocité à laquelle elle avait assisté la veille au soir.
⸺ Vous n'êtes pas sans savoir que l'entièreté de la presse s'est emparée de cet évènement ignoble.
La cogne hocha la tête.
⸺ Alors ?
⸺ « Alors » ?
⸺ Était-ce aussi affreux que ces rapaces l'ont décrit ?
L'odeur de tripes et de terreur qui l'avait assaillie la nuit précédente lui revint en mémoire.
⸺ ... Oui. Ça l'était.
⸺ C'est bien ce que je craignais.
La Grande Conseillère lui tourna le dos et s'éloigna pour aller prendre pied près de la fenêtre.
⸺ Nous ne pouvons pas laisser ce meurtre impuni, lieutenante.
Cléandra s'empressa d'acquiescer :
⸺ Non, bien sûr que non.
⸺ Il est impératif que vous arrêtiez cellui qui est derrière tout ça avant qu'iel recommence.
C'était une formulation particulière à plusieurs niveaux, qui l'incita à demander :
⸺ Vous pensez que le meurtrier va recommencer ?
Et vous pensez qu'il s'agit d'un·e Fé·e ?
⸺ C'est ce que je redoute, oui.
Elle s'imagina devoir faire face à de nouveaux cadavres éviscérés gisant au fond des ruelles sous la pluie qui rinçait le sang par les égouts. Être réveillée la nuit pour venir s'en occuper.
⸺ Qu'attendez-vous de moi ?
Elle avait pris sa voix la plus neutre pour le demander.
⸺ Pour mettre ce criminel derrière les barreaux, commença Ennortap, j'ai besoin de quelqu'un de méthodique et d'implacable. (La Grande Conseillère se tourna vers elle.) Je vais être franche, lieutenante : vous n'êtes pas cette personne. Les commentaires de vos chefs ainsi que tous vos rapports de missions indiquent que vous êtes impulsive, insolente (envers nos conCitoyens les plus bourgeois, semble-t-il) et imprévisible.
Cléandra retint sa moue. Pourquoi l'avoir fait venir ici, dans ce cas ? Elle avait du mal à comprendre en quoi l'insulter allait les aider.
⸺ Cependant, cependant, vous avez de l'ardeur, de l'expérience et vous vous laissez rarement déstabiliser ; c'est pourquoi vous mènerez l'enquête en compagnie du sergent Digenvez.
⸺ Le Limier ?
Elle ne pouvait pas être sérieuse. Le Limier n'assistait personne et personne n'assistait le Limier, c'était la règle implicite la plus sacrée de la Cognerie !
⸺Ai-je besoin de me répéter ?
Les yeux de la Grande Conseillère étaient ancrés dans les siens.
Ettocsam inspirait aux gens la sympathie, Ennortap leur inspirait le respect.
⸺ Non, madame.
⸺ Parfait. Dans ce cas, vous êtes excusée. Vous retrouverez le sergent demain à neuf heures sur la Place de la Fontaine ; vous lui lirez les détails de la mission, ordonna la Grande Conseillère en lui tendant une missive scellée.
La cogne récupéra le parchemin et effectua le salut officiel avant de s'éclipser, mais Eyjaleen Ennortap avait déjà replongé le nez dans ses papiers.
Apparemment, Cléandra avait la soirée pour elle, et elle comptait bien en tirer profit – tout pour ne pas penser au jour suivant.
4. Aliviana
Par la Poussière, la journée avait été longue. Elle n'était pas mécontente d'avoir enfin du temps pour...
⸺ Dis-donc, il est drôlement bien fait, ce piaf ! C'est toi qui l'as fabriqué ?
Ses doigts se figèrent sur la poignée, son autre main qui retenait la lanière de sa besace interrompue à mi-chemin entre le sol et son épaule. Devant elle, un garçon bien en chair titillait Roscoe du bout de l'index avec un enthousiasme non dissimulé.
⸺ Toi !
⸺ Salut !
Le rêve... elle n'avait pas rêvé. Aliviana avisa tour à tour la note qu'elle avait roulée en boule la vieille et qui traînait misérablement au pied de son lit puis l'énorme corneille qui furetait entre ses bocaux.
Son sang ne fit qu'un tour. L'Orpheline se précipita vers l'oiseau en faisant d'amples mouvements de bras pour la chasser – avec succès – avant de se planter de l'autre côté de la table où l'autre s'était accoudé, furieuse.
⸺ Qu'est-ce que tu fais là ?
Cet anarchiste de Poussière a pris la seule chaise.
⸺ Hier soir, la discussion a été ajournée un peu tôt...
⸺ Non. Non, je ne veux pas entendre ça, je ne veux pas...
⸺ Au cas où tu voudrais réutiliser le même petit argument que la dernière fois, dit-il alors que le regard d'Aliviana serpentait vers le tiroir de sa table de chevet, je me suis permis de le récupérer. Pour éviter, disons, des... complications.
Elle tourna la tête : le canon de son arme était pointé sur elle, juste en dessous du regard malicieux du sorcier. Ils gardèrent la pose une poignée de secondes, puis le garçon rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
⸺ Je plaisante ! Enfin, pas vraiment. (Il agita le revolver rouillé entre ses mains.) Mais j'ai retiré les balles !
Aliviana ne savait plus quoi dire. Ophélia aurait adoré l'histoire : un inconnu s'introduisait chez elle deux fois de suite et paraissait déterminé à revenir jusqu'à obtenir gain de cause – sans même qu'elle sache de quelle cause il s'agissait.
Bon. D'accord.
Il sursauta lorsqu'elle aplatit ses deux mains sur la table. Roscoe s'envola pour se poser un peu plus loin, avant d'être chassé par l'autre oiseau de malheur et de déguerpir au loin.
⸺ Qu'est-ce que tu veux ? demanda Aliviana.
⸺ Discuter.
Il affecta une attitude désinvolte. Comme elle ne bougeait pas, il finit par concéder :
⸺ Oui, bon, peut-être pas juste de la pluie et du beau temps... quoique, en y repensant, on peut aussi voir ça comme un sujet clivant. T'as pas faim ?
Ébahie, Aliviana le regarda se lever pour aller chercher deux tranches de pain et lui en tendre une avant d'aller se rassoir pour aller mastiquer la sienne en silence. L'Orpheline était d'ailleurs tellement stupéfaite qu'elle le laissa piocher dans son garde-manger et accepta sa tartine sans rien dire ; elle en prit même une bouchée.
⸺Tu manges ça tous les jours ? Ça doit pas être drôle. Peut-être qu'avec du thé... ? T'as du thé ?
Il se releva sans attendre sa réponse, et le même manège se redéroula sous ses yeux – à la différence près qu'il rentra bredouille, évidement : le thé n'était pas un luxe qu'elle pouvait se permettre.
⸺ Bon, ça fait rien, décréta le garçon. Je vais utiliser le mien.
De fait, il sortit d'une poche intérieure de sa veste un sachet de feuilles séchées qu'il déposa sur le petit plan de travail. Ensuite, il remplit sa vieille bouilloire d'eau et la plaça sur le gaz.
⸺ C'est la moindre des choses, tu me diras : je sais même pas comment j'ai pu ne pas y penser avant...
Le temps s'était arrêté dans le corps d'Aliviana. C'était comme si son âme s'était envolée en abandonnant une marionnette cassée derrière elle. Une A.D.P désaxée, voilà ce qu'elle était ; elle ne valait pas mieux que Robert. Et l'autre qui se comportait comme si elle était l'invitée dans sa propre maison... ça la rendait malade.
Lorsque l'intrus s'approcha d'elle avec une tasse fumante entre ses mains, elle fit un bond en arrière.
⸺ Dis, ça va ?
Elle ne répondit rien. Comment voulait-il que ça aille ?
⸺ Au fait, au cas où tu l'aurais déjà oublié, moi c'est Merle.
⸺ Le sorcier.
Il la dévisagea longuement. Approcha le thé de sa bouche. Dispersa les volutes de vapeur qui s'en échappaient d'un souffle pour lui tendre à nouveau la tasse.
⸺ Tu sais... c'est pas comme tu crois.
Aliviana souleva un sourcil, interloquée. Dehors, le soleil s'était couché mais l'obscurité n'avait pas encore gagné le ciel. Un cafard courut le long de la pierre pour se glisser dans un trou au plafond, juste au-dessus de la vitre.
⸺ Qu'est-ce qui n'est pas comme je crois ?
⸺ Être un sorcier. Tu devrais boire tant que c'est encore chaud, lui conseilla-t-il en pointant du menton la tasse qu'il tenait toujours entre ses mains.
Reluctante, elle en saisit l'anse malgré tout et porta le récipient à ses lèvres. Soupir de plaisir : il y avait si longtemps qu'elle n'avait pas bu de thé qu'elle en avait oublié à quel point c'était bon.
Le visage de Merle s'éclaira en le remarquant, mais il détourna immédiatement les yeux quand Aliviana rouvrit les siens.
⸺ Et je vois ça comment, à ton avis ?
⸺ Eh ben, comme une organisation sombre et mystérieuses aux intentions sûrement malhonnêtes quoiqu'encore à déterminer, qui sacrifient des chèvres lorsqu'il fait noir afin d'assoir la domination des Fé·es sur les Cités-États.
Il aurait pu faire du théâtre, se dit l'Orpheline en songeant que, grâce à lui, elle avait économisé un tiquet.
Elle garda toutefois son rire pour elle. Qu'il soit un tant soit peu amusant ne voulait pas dire qu'elle souhaitait l'encourager.
⸺ Qui parle comme les gens de la Basse-Cour, maintenant ?
Elle avait fait attention à se retenir, lui n'en prit pas la peine : il rigola franchement en se tapant la cuisse.
⸺ C'est que j'ai été bien inspiré... !
⸺Si tu le dis. Mais si les Sorcières ne sont pas une organisation frauduleuse tentant de réduire les humains en esclavage et de placer les Fé·es au pouvoir, alors... qu'est-ce que vous voulez ?
Dans les yeux de Merle, elle lut une soudaine timidité. Son assurance qu'elle pensait à toute épreuve s'effaça d'un seul coup. Face à elle, un garçon prudent mais vulnérable, la tête basse et le dos rond.
⸺ ... Je veux juste améliorer nos conditions.
Oh...
Elle ne s'était pas attendue à ça. Son désir à lui était finalement assez proche du sien, à elle.
⸺ ... Et ?
Il aspira goulûment une bonne partie de son thé avant de répondre :
⸺ Et, pour ça, j'ai besoin de ton aide.
Pfft !
Tout ce que l'Orpheline avait bu lui ressortit par les narines – ou du moins en eut-elle l'impression alors qu'elle toussait et crachait le reste de son âme.
⸺ Attends. Tu veux que moi, je t'aide ?
⸺ Ben... oui ?
⸺ Oublie.
Elle attrapa une chiffe qui pendait au bout d'un crochet et entreprit d'essuyer les dégâts.
⸺ Mais pourquoi ?
Si elle n'avait pas été autant en colère, elle se serait peut-être moquée de l'air de tomber des nues qui grimait la figure du sorcier.
Si elle n'avait pas été autant en colère.
⸺ Pourquoi ? ... Pourquoi ? (Elle se redressa de tout son long.) À part le fait que tu me demandes de m'impliquer dans une organisation illégale ? Que je ne te connais pas ? Que tu t'infiltres chez moi quand je ne suis pas là et que ta saloperie de corneille (l'oiseau croassa pour protester) a chassé Roscoe ? Je n'aide pas les Fé·es. Jamais.
Un toc-toc discret vint ponctuer sa tirade, suivit d'une parole étouffée :
⸺Aliviana ?
D'un regard meurtrier, celle-ci défia Merle de tenter ou de dire quoi que ce soit.
⸺ Oui, Mme Enisiov ?
⸺ Tout va bien, ma petite ? J'ai eu l'impression de t'entendre crier !
⸺ Non, tout va bien.
⸺ Tu en es sûre ?
⸺ Tout à fait sûre, madame. Roscoe a juste fait tomber un bol par terre, c'est tout ! Je n'aurais pas dû m'énerver comme ça, pardon.
De l'autre côté de la porte, elle pouvait parfaitement imaginer sa petite grand-mère de voisine hausser les épaules comme elle en avait la coutume.
⸺ C'est toi que ça embête, ma petite, pas moi ! Mais je t'ai entendu parler des Fé·es ?
⸺ Je les maudissais, madame. Vous le savez bien.
Au moins un point sur lequel elle ne mentait pas.
⸺ Oui, c'est vrai... c'est bien vrai.
Ainsi s'en fut la vieille dame.
...
⸺ C'était quoi, ça ?
⸺ Quoi ?
⸺ Mais ça ! « Je les maudissais. » Comment tu peux dire ça... t'es Orpheline, Poussière !
⸺ Ne m'appelle pas « Orpheline ».
⸺ Pourquoi ? voulut-il savoir en reculant sa chaise pour se lever. C'est la vérité ! T'y es allergique, ou quoi ?
Un ricanement méprisant remonta la gorge d'Aliviana.
⸺ La vérité est l'un des piliers d'Egnosnem, bien sûr que je n'y suis pas allergique !
⸺ La vérité, pilier de... C'est une blague ?
⸺ J'ai l'air de vouloir faire de l'humour ? cingla-t-elle.
⸺ Tu devrais essayer, ça te détendrait ! Poussière, mais tu mens à tout le monde ! s'énerva Merle en balançant ses paumes vers le ciel.
⸺ C'est faux.
⸺ À tes collègues. À tes amis. Tes chefs. Tes...
⸺ Tu veux savoir pourquoi je déteste les Fé·es ? le coupa Aliviana. Parce qu'iels ont ruiné toute possibilité d'avenir qui pouvait m'attendre, voilà pourquoi ! Parce que si les Fé·es n'avaient pas essayé de prendre le pouvoir il y a cinq cents ans, on n'aurait pas ce foutu Nuage au-dessus de nos têtes qui nous pourrit la vie en permanence ! Et surtout, surtout, s'il n'y avait pas eu les Insurrections après, si les Fé·es de l'époque avaient accepté leur sort, on n'aurait pas décrété que toute trace de sang fé était obligatoirement signe de criminalité latente ! (Elle fit un pas vers lui ; il cilla et recula.) Tu te plaignais de mon pain sans goût, tout à l'heure ? Devine quoi : c'est précisément à cause de gens comme toi que j'en mange tous les jours ! Parce qu'à cause de cet empoussiéré de titre d'Orpheline qui me colle à la peau, je ne peux pas espérer mieux ! Iels ont pris tous mes rêves et iels les ont tués dans l'œuf !
Un silence s'installa et s'éternisa. Dans son emportement, le thé avait giclé de sa tasse et éclaboussé le sol et sa robe. Quelques mèches s'étaient détachées de son chignon d'ordinaire impeccable.
⸺ T'as peut-être raison, finit par dire Merle. T'es bien une Citoyenne d'Egnosnem....
⸺ Aliviana ?
Merle et elle – désormais à seulement quelques centimètres de distance – tournèrent la tête de concert en direction de la porte.
⸺ Oui, Mme Enisiov ?
⸺ Tu es vraiment sûre que tout va bien ?
⸺ Je suis pas sûr qu'on puisse dire ça, madame !
Le regard de l'Orpheline coulissa lentement vers celui du sorcier, scandalisée.
« Ça va pas la tête ? » articula-t-elle en silence.
Merle arqua un sourcil. Il avait l'air agacé.
⸺ Il y a quelqu'un avec toi ?
⸺ Non ! Aussi près de lui, son expression n'était pas difficile à déchiffrer :
« Tu mens. Encore. »
⸺ Je suis certaine d'avoir entendu une autre voix ! s'entêta la grand-mère.
⸺ Je vous assure que non !
Il était plus que temps pour Merle de partir.
⸺ Il faut que tu t'en ailles, chuchota Aliviana en posant ses mains à plat contre son torse pour le pousser vers la sortie – qui, par élimination, ne pouvait pas être la porte.
⸺ Pourquoi ? Pour que tu fuies tes problèmes une fois de plus ?
Contrairement à elle, Merle ne baissa pas la voix. En fait, elle eut même l'impression qu'il parlait encore plus fort.
⸺ Tu ne me connais pas, lui glissa-t-elle en continuant d'appuyer.
⸺ Probablement plus que toutes les connaissances à qui tu caches ton vrai toi, rétorqua-t-il.
⸺ Il y a quelqu'un avec vous ! s'exclama Mme Enisiov, triomphante.
⸺ Vous devez vous trompez, madame ! lui cria l'Orpheline. Va-t'en, ajouta-t-elle dans un souffle à l'intention du sorcier.
Elle essaya de le faire bouger : échec cuisant.
⸺ Ma petite, j'espère que tu n'es pas en train de me mentir !
⸺ Je n'oserais pas, madame ! Par la Poussière, mais tu vas te barrer, oui ?
Les yeux bruns la narguaient.
⸺ Pardon ?
⸺ Pas vous, madame ! Allez !
Aliviana avait l'impression de taper sur un roc.
⸺ Tant pis, j'entre ! annonça la vieille.
Quoi ? Non !
Une énergie désespérée afflua dans ses veines et lui permit d'arracher quelques pas de repli à son caillou tandis que résonnait dans la mansarde le bruit funeste d'une clé que l'on tourne dans la serrure. Mais dans sa précipitation...
Elle trébucha sur l'ourlet décousu de sa jupe.
S'affala sur son adversaire.
Qui trébucha à son tour sur la chaise derrière lui.
Perdit l'équilibre, et...
Patatras !
La porte s'ouvrit d'un coup.
⸺ Bon, alors ! Que se passe-t-il ic...
La question de Mme Enisiov mourut sur le bout de sa langue. Devant elle, un imbroglio de bras et de jambes duquel ressortaient la tête d'un garçon inconnu au bataillon ainsi que celle de la petite – ou plutôt très grande – Orpheline, qu'elle n'avait jamais vu parler à quelqu'un qui ne soit ni de son travail ni de son immeuble en quatre ans de voisinage.
Enfin, jusqu'à aujourd'hui.
⸺ Ma petite, si tu ne voulais pas que je vous dérange, vous n'aviez qu'à me le dire !
Aliviana lui coula un regard horrifié.
⸺ Ce n'est pas ce que vous croyez !
⸺ Par la Poussière, Aliviana, j'ai été jeune aussi ! Simplement, la prochaine fois que vous fermez la porte pour vous adonner à ce genre... d'activités, minauda la vieille avec un sourire grivois, pensez à ne pas laissez le double des clés sous ton paillasson !
Sur ce sage conseil, elle s'en fut en marmonnant d'un air rêveur :
⸺ Ah, les querelles amoureuses...
La porte se referma derrière elle, abandonnant les deux tourtereaux à leur sort – silence absolu. Ils échangèrent un regard.
⸺ Je... vais me lever, finit par lâcher l'Orpheline au bout d'un moment.
⸺ Oui. Oui, ça vaudrait mieux. Aliviana s'extirpa de leur étreinte improvisée avec une agilité embarrassée et se remit sur pieds. Tout en s'éloignant pour rétablir de l'ordre dans sa coiffure et redresser ses lunettes, elle aperçut dans le reflet de la vitre jaunie Merle lui jeter un bref coup d'œil avant de se détourner en toussant dans son poing.
Au moins, ils étaient deux à éviter le contact visuel.
⸺ Attends, quoi ? Il est déjà si tard ?
L'exclamation la fit se retourner : le sorcier observait sa pendule avec une mine affolée.
Qu'est-ce qui se passe ?
Elle voulait lui poser la question, et en même temps... en même temps, elle ne voulait pas lui témoigner plus d'intérêt qu'elle ne l'avait déjà fait. Elle ne pouvait pas encourager un membre d'une organisation illégale à passer par chez elle encore plus souvent.
Alors elle ne dit rien.
⸺ Faut que j'y aille, déclara Merle en sifflant sa corneille.
Il termina sa boisson d'un trait, récupéra son manteau et souleva le loquet. Juste avant de prendre la poudre d'escampette, il se tourna vers elle.
⸺ On se revoit demain ?
⸺ Euh...
⸺ Je te laisse le thé. Salut !
Après son départ, Aliviana resta immobile un instant. Elle contempla la nuit dans laquelle il s'était fondu. Elle avait l'impression d'avoir rêvé.
Sur le plan de travail, les feuilles séchées étaient toujours là : sur ce point au moins, il avait tenu sa promesse. Ses lèvres s'étirèrent vers le haut. Ce n'était peut-être pas un si mauvais bougre, finalement...
« On se revoit demain ? »
Le sourire retomba sur le champ.
En fait, si.
5. Mona
Mona aimait bien la nuit. Au Ciel (l'autre nom donné aux Cimes), quand la nuit tombait, les lampions s'allumaient, les cabarets ouvraient leurs portes, les Fé·es sortaient dans les rues.
Ça sentait la liberté.
Et puis, surtout, la nuit, on ne voyait plus la Poussière. Plus vraiment.
D'après la Baba Yega, on savait toujours qu'elle était là, même la nuit. Surtout la nuit.
Elle avait déjà vu les étoiles, bien sûr. Tous les ans, pendant les festivités des Sept Jours. Mais de là à faire le deuil de leur absence tous les soirs... c'était bien un truc de vieux, ça.
Ses pieds glissaient sur le pavé. Furtive. Banale. Indétectable. Elle était comme ça, Mona. Une parmi tant d'autres. Un grain de Poussière dans le Nuage. Ça ne la gênait pas, la plupart du temps : c'était pratique pour vider les poches. Mais bon, parfois... elle se raccrochait à sa tignasse blanche comme à un trésor.
... Mince.
À force de rêvasser, elle allait finir par être à la bourre ! Si elle ne l'était pas déjà...
Elle tira sur la manche d'une passante pour l'arrêter.
⸺ 'Scusez-moi, ma'am, z'auriez pas l'heure ? Un peu troublée, la dame baissa l'écharpe de soie qui lui couvrait le nez et glissa une main gantée dans la poche de son veston pour en ressortir une montre à gousset abimée.
Quand elle lui lut l'horaire que les aiguilles indiquaient, Mona jura à haute voix : elle était en retard ! Tout juste si elle baragouina un merci en se carapatant en direction de l'Arvest.
En plus de ne pas attirer l'attention, la gamine avait un autre avantage : elle était rapide. Vraiment rapide. C'était pas pour rien que Merle la surnommait « moineau » !
... Bon, c'était aussi parce que selon lui, elle était toujours en train de pépier à son oreille quand il avait besoin de se concentrer.
C'est lui qui parle !
Enfin, l'enseigne exubérante de l'Arvest apparut au loin. Mona accéléra sa course, au point qu'elle faillit foncer dans la masse titanesque qui lui tenait lieu de grand frère.
⸺ Moineau ? Qu'est-ce que tu fous là, ça a déjà commencé depuis un quart d'heure !
⸺ Moi ? Attends, ch'peux te poser la même question !
⸺ J'avais un rendez-vous important, affirma-t-il avant de prendre un ton accusateur : Et toi, c'est quoi ton excuse ?
Mona renifla dédaigneusement.
⸺ Un rendez-vous avec la fille qu'a pointé un pistolet sur ton gros nez ? J'imagine à quel point ça devait être important...
Merle roula des yeux.
⸺ Elle a pas... enfin, si, mais pas cette fois, du coup ! Vu que je suis arrivé chez elle le premier.
⸺ « Moineau, arrête de t'introduire chez moi quand je suis pas là », « Utilise la porte, moineau, pas la fenêtre », « Il faut respecter la vie privée des gens, moineau » ... le singea-t-elle en imitant des guillemets avec ses doigts.
Il s'insurgea :
⸺ D'abord, je parle pas du tout comme ça, ensuite, ça n'a rien à voir !
⸺ Ben voyons ! C'est facile à dire, ça... « Quand c'est l'autre, c'est un crime de lèse-majesté ; quand c'est moi, j'ai de bonnes raisons... » Fais gaffe, on dirait un gars d'En-Bas !
⸺ Tu sais même pas ce que veut dire, « lèse-majesté ».
Elle haussa les épaules.
⸺ J'ai entendu la Baba Yega le dire, une fois.
Un battement d'ailes, et Nevanna vint se poser sur l'épaule de Merle. Il lui caressa distraitement le jabot en jetant un coup d'œil vers l'intérieur de l'Arvest.
Le bâtiment était un peu plus clinquant que les autres. Ses propriétaires prenaient le temps d'en nettoyer la façade recouverte de gargouilles et gravures avant chaque ouverture, même si leurs efforts étaient déjà réduits à peau de chagrin avant l'aube. Des rubans et des soieries colorées flottaient au vent, entremêlées aux gouttières. De la lumière et de la musique s'en échappait.
⸺ Bon. Comment on entre, maintenant ?
⸺ Bah, par la porte ?
Il la considéra avec un « sérieusement ? » peint sur le visage.
⸺ Quoi ? Vu tes dernières habitudes, mieux vaut préciser...
⸺ Sale môme. Mais non, on peut pas passer par la porte – pas celle-ci, en tout cas, déclara-t-il en désignant l'entrée principale.
Hmm.
Même si elle n'aimait pas l'admettre, son grand frère n'avait pas tort : l'entrée était beaucoup trop évidente, on les remarquerait tout de suite. Et si on les remarquait... elle n'avait pas envie de penser à ce qui leur arriverait.
Mieux valait donc rester discret.
Il se mit à pleuvoir alors qu'ils contournaient le bâtiment en quête d'une issue à l'abri des regards. C'était une pluie fine, cendreuse, qui déposait une mince couche grumeleuse sur tout ce qu'elle touchait.
La pluie d'Egnosnem.
⸺ Si on passe par une fenêtre, la Baba Yega va le savoir, déclara Mona.
⸺ Je sais.
⸺ Et alors là, la déculotté qu'on va se prendre... sévère de sévère !
⸺ Je sais !
Ils étaient déjà face à la porte des artistes. Il leur suffisait de tourner la poignée pour être au sec et en bonne compagnie, mais Merle hésitait.
Il hésitait parce qu'il savait que, si la porte d'entrée les aurait fait remarqués, celle des artistes était encore pire : toujours quelqu'un à fouiner dans les couloirs et aucune foule pour les dissimuler, c'était du suicide pur et dur.
... C'était du suicide pur et dur, mais Mona avait faim et froid, et moins peur des réprimandes qui les attendait après vingt minutes de retard que celles qui les attendraient s'ils loupaient tout le spectacle. Elle poussa donc la porte et s'engouffra à l'intérieur.
⸺ On peut vraiment rien attendre de vous, hein ?
Avec la pipe coincée entre les dents qu'il mâchonnait à longueur de journée et la botte embaumant le cirage qui battait la mesure au plancher, Johan mimait la figure du parent autoritaire à la perfection.
Il tira une bouffée de fumée.
⸺ Franchement, z'êtes grave. Vingt heures, c'est quand même pas la fin du monde !
Le menton plaqué au torse, Mona se risqua un fugitif coup d'œil en direction de son frère de cœur. Comme elle, Merle subissait les reproches en silence, la mine piteuse.
⸺ Devriez avoir honte, j'vous jure... Surtout toi, Merle ! Poussière, t'es le grand, t'es censé donner l'exemple !
Le garçon rentra la tête entre ses épaules. Là-dessus, Mona le comprenait ! Johan avait beau ne plus avoir qu'un œil, celui qui lui restait était suffisant pour foudroyer tous ceux sur qui il le posait.
Merle s'excusa du bout des lèvres.
⸺ Pardon ? Je crois que j'ai pas bien entendu, fit Johan en se penchant vers lui.
Il répéta, plus fort. Le vieil homme secoua la tête et soupira, les yeux fermés. Il devait avoir en quarante et cinquante ans, pourtant ses tempes et sa queue de cheval argentée n'étaient déjà plus striées que par une poignée de mèches brunes. Apparemment, Johan était né En-Bas, mais Mona n'avait jamais compris comment il avait pu finir par atterrir ici. tout ce qu'elle savait, c'était qu'aussi loin que remonte ses souvenirs, Johan en avait toujours fait partie.
Il y a aussi des Hommes, au Ciel...
⸺ Alors ? claironna une voix familière. On a manqué le clou du spectacle ?
Les trois se retournèrent vers la·e nouvel·le arrivant·e d'un même mouvement. Même sans maquillage, Yul était époustouflant·e. Iris brillants et crinière plus flamboyante que jamais (on aurait presque dit de vraies flammes à la façon dont celle-ci ondoyait dans les airs en éclairant leurs visages), manches bouffantes et col délacé, pantalon moulant et bottes remontant jusqu'aux cuisses... on n'aurait pas cru qu'iel venait de quitter sa tenue de scène.
⸺ On a pas manqué le clou du spectacle... marmonna Mona.
⸺ Juste loupé son début, conclut son compère.
⸺ ... Juste le début, hein ?
Crac.
Un monstre atroce, gigantesque, grimaçant, abominable !
Crac.
Le visage de Yul avait retrouvé sa forme normale.
⸺ Si ce n'est que ça, alors on peut certainement laisser couler pour cette fois, pas vrai Johan ?
Le borgne cligna de son unique œil encore valide (difficile de savoir ce qui se passait derrière son cache-œil) et hocha la tête.
⸺ Alors c'est parfait ! clama Yul en frappant ses mains l'une contre l'autre.
Et la·e Fé·e s'éloigna en sautillant sur ces entrefaites, le visage guilleret. Mona la·e suivit des yeux tandis qu'iel gambadait vers la sortie. Elle n'avait jamais raconté à 81 personne ce qu'elle voyait – pas même à Merle. Peut-être qu'elle aurait dû...
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