Cyan
Aléane franchit les quelques kilomètres qui séparaient maintenant Oculus d'Orion, accrochée à un petit appareil muni de banales fusées à gaz, dont la couleur grisâtre s'accordait avec sa combinaison d'extérieur.
Elle avait cherché où se situait le sas d'entrée dans le vaisseau, et fini par trouver, avec l'aide d'Oculus, quelque chose qui pouvait faire l'affaire. Il y avait effectivement un sas, prévu pour les sorties éventuelles des membres d'équipage.
Arrivée suffisamment près, Aléane lâcha son petit engin et se laissa porter par de toutes petites fusées fixées sur sa combinaison pour le vol.
La surface métallique d'Orion se rapprocha. Le vaisseau était en parfait état, malgré les efforts qu'il avait fournis pour arriver jusque-là. Les détecteurs de sa combinaison lui annoncèrent qu'elle entrait dans un champ très faible, sans doute le résidu des champs de protection dont devait s'entourer cet engin. Certainement aussi un champ de démassification.
Le sas était visible ; la vue augmentée prodiguée par son casque le lui indiquait. C'était une porte circulaire qu'on pouvait ouvrir de l'extérieur en cas d'urgence. Oculus lui avait indiqué la manipulation à effectuer.
Elle songea que l'équipage d'Orion l'avait certainement aperçue, maintenant. Ils devaient avoir les yeux rivés sur Oculus. Donc sur elle également. Elle ne pouvait qu'à peine imaginer ces êtres humains, mais elle ressentait déjà leur présence. À moins qu'ils soient tous morts d'un dysfonctionnement de leur cryostase.
Elle mit ses mains en avant et se réceptionna en douceur sur la surface du vaisseau.
Non loin, plusieurs robots de maintenance étaient accrochés, endormis. Des araignées à huit pattes électro-aimantées, hautement fonctionnelles, réduisant à zéro le nombre d'interventions nécessaires de la part des êtres humains pour effectuer les réparations.
Aléane progressa doucement jusqu'au panneau de contrôle du sas.
Elle pensait d'abord avoir peur, mais comme toujours, le silence de l'espace la rassurait, avant de l'oppresser.
Ici, curieusement, elle se sentait mieux que seule avec Oculus sur son immense vaisseau, ou que seule avec ce qu'elle affronterait une fois à bord de l'Orion. Dans le vide spatial, elle avait l'impression d'être loin de tout, et rien ne pouvait donc l'atteindre.
Elle dévissa le panneau de contrôle et chercha quelques secondes avant d'activer la commande manuelle.
Il ne se passa rien, dans un premier temps, donc elle vérifia ce qu'elle venait de faire.
Puis la porte s'ouvrit. Ou bien cela avait fini par marcher, ou bien on lui avait ouvert.
Aléane entra dans le sas. C'était une pièce vide de cinq mètres de long. Avec une autre porte en face. Elle sentit le regard d'yeux électroniques, ce que ses détecteurs lui confirmèrent. On l'observait.
La porte se referma derrière elle, coulissant lentement, mais elle ne tenta pas de s'enfuir.
Son cœur battait plus fort que tout à l'heure, mais elle n'estimait pas encore avoir peur.
« Est-ce que tout va bien ? S'enquit Oculus.
– Oui, je vais bien. »
Si c'était bien l'Orion qui avait fermé cette porte, c'était donc bien l'Orion qui lui avait ouvert.
La porte du sas se verrouilla et de l'air envahit automatiquement la pièce. Aléane consulta mentalement son détecteur. Air respirable, afficha-t-il à l'intérieur de son casque.
Elle attendit une bonne minute, ne sachant que faire.
Eux aussi ne devaient pas savoir quoi faire. Ils devaient l'observer, précisément. Ils allaient choisir entre l'expulser dans l'espace comme un corps étranger et dangereux, et la laisser entrer à bord.
Aléane porta ses mains au niveau des attaches de son casque et commença à les dégrafer.
« Aléane ? Demanda Oculus.
– Je vais toujours bien, dit-elle.
– Aléane, est-ce que tu es entrée ? »
Elle fit le vide dans son esprit, inspira profondément sa dernière bouffée d'air interne et retira son casque.
Elle imagina la porte derrière elle s'ouvrant, pour expulser le contenu du sas, et elle-même aspirée dans le tourbillon de cet air étranger. Elle n'aurait pas le temps de remettre son casque et elle mourrait instantanément.
Elle posa son casque à ses pieds et attendit encore.
Puis, un déclic métallique l'informa que la porte devant elle venait de se déverrouiller, et elle coulissa lentement.
Nouvelle salle. Celle-ci était un peu plus grande, avec un éclairage tamisé.
Oculus connaissait-il l'organisation du vaisseau ? Aurait-il pu la guider ? La laissait-elle délibérément affronter seule cet inconnu ?
Aléane cherchait à comprendre la fonction de cette pièce, lorsqu'elle ressentit une douleur intense à la tête. Elle tituba, sentant le monde chavirer autour d'elle, parvenant à garder l'équilibre. Un sifflement strident retentit dans ses écouteurs.
Oculus n'était pas dans son esprit, mais il était manifestement en train de tenter de contrer les effets de ces vertiges.
Aléane se remit debout ; le bruit insupportable continua, mais il était préférable à la perte de conscience.
Une porte, la porte du deuxième sas, s'ouvrit dans un chuintement bref. Plusieurs pattes robotiques en émergèrent ; une araignée mécanique aux yeux inexpressifs ; une vingtaine de caméras disposées sur son corps rondelet sans tête et sur les membres qui en émergeaient.
L'araignée avança jusqu'à Aléane ; à moins d'un mètre de la jeune femme, elle s'arrêta ; manifestement en train de l'étudier. Aléane tourna la tête vers les coins de la pièce, d'où d'autres caméras l'observaient.
« Je suis humaine, lança-t-elle.
L'araignée avait tourné quelques micros minuscules dans sa direction, puis une voix un peu déformée en émergea ; lugubre, abrupte ; une voix humaine, mais inquiétante.
– C'est bien notre problème.
– Vous êtes l'équipage du vaisseau Orion ? Demanda-t-elle.
Il y eut un silence. L'araignée s'était figée devant Aléane. Aléane ne bougeait plus non plus. Le robot mesurait au moins un mètre de diamètre. Elle ne voulait pas tenter quoi que ce soit contre lui.
– Je suis le responsable de la mission Orion, dit la voix. Cyan. Vous êtes entrée dans le vaisseau Orion. Les lois en vigueur dans le système Solaire placent votre personne sous notre entière juridiction, et responsabilité. Mais ces lois s'appliquent-elles au-delà du système solaire ?
– Il y a un vaisseau non loin du vôtre, d'où je viens, et vous devez certainement l'avoir aperçu.
– Oui.
– Ce vaisseau se nomme Oculus et il est parti de la Terre voici plus de cent mille ans.
Il y eut à nouveau un silence, un bref grésillement peut-être, à moins que seule l'imagination d'Aléane transpose ce bruit sur les moyens de transmission du son utilisés par les humains de la mission Orion.
– Je vois, dit lourdement Cyan.
– Il y a plus de cent mille ans, reprit Aléane, le voyage superluminique a été inventé et les distances dans la galaxie ont été réduites. Une guerre a eu lieu entre deux espèces qui s'étaient étendues au-delà de leur planète d'origine ; les humains, et les koriens. Cette guerre a détruit la vie dans la galaxie.
Elle avait l'impression que Cyan mettait un temps infini à engranger chacune de ses paroles.
– Je vois.
– Vous croyez à ce que je dis ?
– D'après l'imagerie, la planète autour de laquelle nous nous trouvons comporte une dose de radiations d'origine artificielle. La dernière trace d'activité semble être cet engin dont j'ai constaté la présence en orbite.
– C'est un Pacificateur. Une arme de destruction massive qui a organisé le massacre de la vie dans la galaxie.
– Vous suggérez donc qu'Orion constitue la dernière source de vie dans toute la Voie Lactée ?
– Selon toute vraisemblance, oui.
– Je vois.
Nouveau silence.
– Dans ce cas, qui êtes-vous exactement ?
– Je...
– Merci, Aléane, les informations nécessaires ont déjà été téléchargées.
L'araignée détourna son regard et repartit en direction de la porte, derrière laquelle s'étendait un long couloir.
– Je voudrais, continua Cyan, que vous restiez dans le sas, le temps pour moi de vérifier que les agents pathogènes éventuels portés par l'équipage ne représentent pas un danger pour vous, et inversement. Je voudrais aussi que vous restiez plus longtemps sur Orion. Du moins, d'ici à ce que l'équipage soit réveillé.
Aléane porta une main à sa tempe.
– Vous n'utilisez pas mon oreillette.
– Il m'a fallu deux minutes pour me calibrer sur vos ondes cérébrales, mais à présent, je maîtrise à la fois l'envoi et la réception de données. Je me limiterai volontairement aux couches d'activité cérébrale de plus haut niveau.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis Cyan, le responsable de la mission Orion, et à l'instar d'Oculus qui occupe une partie de vos pensées, je suis un ordinateur. Ma mémoire brute est de cinq cent hexaoctets et ma capacité cérébrale parallèle est d'un million six cent quatre vingt-mille hexaflops. Mon rôle est de calculer la trajectoire d'Orion dans la Voie Lactée, de superviser le réveil de l'équipage, et de préparer l'exploration de l'exoplanète Khvoum.
« Je vous conseille de vous asseoir, Aléane. La dernière phase de réveil prendra une heure et je dois ensuite transmettre mécaniquement les informations au commandant de la mission, lequel est seul apte à prendre la décision d'accepter un passager à bord ou pas.
– Qu'y-a-t-il sur ce vaisseau, Cyan ?
– En terme d'êtres vivants, nous transportons vingt-neuf êtres humains, dix mille embryons humains, cent mille embryons de mammifères, environ mille espèces d'insectes, deux mille espèces de plantes, batraciens, poissons, prévues pour résister dans les milieux tempérés de l'exoplanète Khvoum.
« Toutefois, il nous sera impossible de coloniser la planète.
– Hein ?
– Le niveau de radiation en surface est trop élevé. Il faudrait d'abord adapter les êtres vivants que nous transportons à ces taux. Cela peut se faire en cinquante ans, par sélection rapide et modification génétique des embryons. L'équipage sera alors endormi pour la durée de l'expérience, et n'aura biologiquement vieilli que de dix ans, ce qui le rendra encore viable.
– Oculus doit avoir un meilleur moyen.
– Les informations dont vous disposez sur Oculus sont trop parcellaires pour porter ce genre de conclusion. Celle-ci me semble hâtive.
Aléane s'était assise sur le sol. L'extérieur du vaisseau était recouvert d'un bouclier en matériaux composites, mais à l'intérieur, on retrouvait encore de bonnes vieilles plaques de métalloïdes. C'était un peu plus rugueux que la céramique synthétique inrayable d'Oculus.
– Vous me faites confiance ? Demanda Aléane à haute voix.
– Je transmettrai un avis favorable. Toutefois, nous n'en savons pas assez sur Oculus.
– Et moi donc.
– En passant directement par vos conformations neuronales, je crois pouvoir être entendu par ce dernier, mais ce n'est pas certain. Si vous avez l'occasion, demandez-lui quelles sont ses velléités exactes vis-à-vis de la mission Orion.
– Vous pouvez le contacter sur un canal radio.
– Pour un être humain comme pour un ordinateur, rien ne vaut une diminution des distances pour entamer une vraie conversation. »
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