Le bruit des gazouillis des oiseaux me fait lentement immerger. Je sens la lumière, puis la chaleur et enfant le parfum des bourgeons. Une petite brise entre par les fenêtres et au milieu de mes draps, j'ai comme un déjà vu.

« Tu dors encore ? »

Sa voix. La caresse de ses doigts.

« Ou tu fais semblant ? »

Ses lèvres, son rire, sa malice qui me touche le haut des épaules, puis remonte sur le cou.

« Tu es un petit malin Felix... »

La porte de ma chambre s'ouvre soudainement, me sortant de mon rêve ou plutôt de mes souvenirs. Je me redresse tant bien que mal de mon lit, les cheveux devant les yeux, ébouriffés et d'une humeur au moins aussi massacrante que celle de Seungmin peut-être joviale.

En voyant mon air renfrogné, il finit par en perdre le sourire, lui-même dépité d'avance, faisant signe aux servantes pour qu'elles ouvrent les rideaux complètement et préparent mon bain.

« Entre toi et Minho, je ne sais pas lequel me donne le plus mal à la tête. En six mois que nous sommes ici, j'ai l'impression que tes progrès en magie vont de pair avec ta morosité. Et le Roi Pandore qui au lieu de gouverner, se contente de ratisser le continent à la recherche d'un oiseau. Je suis entouré de deux pleurnicheuses...

- Et on apprécie toujours autant ta considération », je lui dis alors en me redressant.

A peine ai-je posé le pieds par terre que deux servantes me défont du peu de vêtement que je porte. J'entends l'eau coulé dans le bain à quelques pas, derrière des paravents de bois. Je m'avance alors par automatisme et me plonge dans l'eau chaude, retenant un soupire de bien être sous la sensation qui me réchauffe lentement le corps et qui à la fois réveille les courbatures de tous mes entrainements cumulés. Rapidement le picotement suit la douce sensation, celle de ma peau éraflée, des petites plaies qui cicatrisent lentement pour mieux s'ouvrir à l'entrainement suivant. Des bleus, des marques, j'en ai partout mais ce n'est pas comme si je n'avais pas l'habitude. A Londinium j'avais plus de marques sur le corps que de tâches de rousseurs, faut croire qu'en quelques semaines à Agora, j'avais pris l'habitude de ne pas couiner au moindre mouvement.

Je laisse ma tête penchée en arrière tandis qu'on me verse à nouveau de l'eau chaude sur le crâne.

« Nous allons la voir aujourd'hui, la dryade, il me dit alors.

Je lève simplement une paupière, avant de la refermer et de continuer à profiter de l'eau.

- Je t'ai appris tout ce que je sais, maintenant, c'est elle qui va prendre le relais.

- Tout ce que tu sais en six mois seulement ?

Seungmin lève un sourcil devant mon petit ton moqueur mais il ne relève pas.

- La base de la magie, oui. Moi je suis l'Alchimiste et toi l'Elémentaire, nous n'avons pas les mêmes pouvoirs. Nous n'évoluons pas dans la même nature. L'alchimie est plus affaire de potion, de transmutation et compréhension physique du monde pour mieux la manipuler. La magie élémentaire est plus liée à la nature, une dryade sera bien plus compétente que moi pour te l'apprendre. »

Je sais tout ça, ce n'est pas la première fois qu'il me le dit mais c'est presque nécessaire pour l'assimiler une nouvelle fois, car tout ce que j'entends dans ces mots est que je ne serai pas de retour de sitôt à Agora. Combien de temps encore loin de Hyunjin ? Je n'en sais rien. Nous nous sommes jurés de ne pas nous écrire, pour éviter le manque, mais forcer de constater que ça ne change rien.

Il me manque à en crever.

La seule chose qui me console est que je sais exactement où le trouver. Ce n'est pas le cas de Minho en ce qui concerne Jisung. Ou devrais-je plutôt dire, Enkil.

Au milieu de l'hiver, Jisung s'est envolé. Littéralement. Révélant ainsi qui il était, le Mage Blanc du Geai Bleu, le seul à porter le premier ailé depuis le tout premier Enkil réincarné.

Depuis mon départ de Londinium, j'ai vu des choses incroyables, parfois difficile à croire, même dans notre monde. Mais un homme avec des ailes, il fallait vraiment que je le vois de mes yeux pour le croire.

Lorsque Minho en a parlé à Seungmin, il a semblé peu surpris. Ce qui était une surprise pour nous. Presque un outrage pour Minho qui s'était senti d'autant plus trahi pour celui qu'il avait toujours considéré comme un ami proche, un membre de sa famille immortelle.

Seungmin avait dû l'avouer, d'une voix basse mais néanmoins assurée. Il l'avait percé à jour depuis que nous étions partis de Vulci, depuis qu'il a été dans le donjon où était détenu l'ancien Zephilis. Lorsqu'il a ressenti la trace d'Enkil dans la pierre, elle a résonné avec quelqu'un d'autre, ce jour là. Seungmin a préféré le garder pour lui, le justifiant par la peur de faire des conclusions hâtives. Après tout, il n'avait pas achevé sa réincarnation, sa sensibilité spirituelle pouvait lui jouer des tours. Il n'y croyait pas vraiment mais c'était un moyen de ne pas enfoncer le couteau trop loin dans la plaie.

S'il y avait bien quelqu'un qui aurait dû sentir la proximité du Mage blanc, c'était Felane, le Necromancien.

Alors tout en gardant un œil sur Jisung, il n'avait rien dit. Ni à Minho, ni à moi. Personne. Il voulait savoir si Jisung en avait même conscience et dans l'affirmative, il voulait comprendre ce qu'il cherchait.

Il était difficile de soutenir le regard de Minho. Tout au long du discours de Seungmin, de son explication et même de ses excuses à peine formuler parce que comme moi, il ne pouvait regarder Minho dans les yeux. Ce dernier de toute façon nous tournait le dos, regardait simplement le ciel assombri depuis la fenêtre de sa chambre.

Pour être honnête, je soupçonne que Seungmin est gardé le secret justement pour cette raison. Derrière le caractère parfois intransigeant du Roi de Pandore, de son inflexibilité en ce qui concerne notre rôle, notre destin en tant que Mage du puissant Geai Bleu, c'est aussi un homme. Un homme que Seungmin a appris aussi bien à connaître que le Mage Noire et jusqu'ici, c'était la première fois, que Minho laissait quelqu'un pénétrer aussi loin dans son cœur. Bien qu'il ne l'avoue pas avec des mots, tout son corps pleure le départ du barde, comme je pleure ma distance avec Hyunjin.

Le lien qui unit le Geai Bleu n'est pas seulement surnaturel et c'était ce jour-là, que je l'ai senti au plus fort dans mon âme immortelle. Tout comme j'entendais Zephilis souffrir à chaque fois que j'étais proche de Callum, je pouvais sentir la peine de Minho, loin de Jisung.

Ces hommes que tout le monde craint, qu'on ne peut espérer devenir autant qu'on le redoute. Cette pression, cette peur, l'impuissance face au destin qui nous choisit en dépit de tout. Il n'y a que les cinq mages qui peuvent se comprendre. C'est une des premières choses qui a évolué dans l'apprentissage de ma sensibilité spirituelle, après avoir commencé à réellement ressentir les ondes magiques, le flux issu du sol, j'ai senti celle issues de mes compagnons d'éternité. De leurs âmes comme des points lumineux dans mon champ de vision et dans ma tête alors que je suis à mille lieues d'Agora. C'est presque comme de le sentir dans une pièce à côté, le bruit étouffé de sa voix, de ses pas, je sens le Roi Christopher, comme je sens celui d'Enkil.

« Tu es Zephilis, pour toi c'est encore plus fort. M'avait dit Seungmin. C'est pour ça que tu les sens alors que tu n'as pas encore achevé ta réincarnation. Moi, j'ai besoin d'être tout prêt, de le sentir une première fois pour pouvoir ensuite le ressentir à nouveau. Ce lien qui se noue au mien. Toi, tu peux presque entendre leur cœur battre.

- Mais je ne peux pas les aider... »

Je ne suis pas assez prétentieux pour croire que ma frustration était plus grande la sienne. Encore maintenant, je sais à quel point Seungmin souffre de ne pouvoir aider Minho, comme il souffre d'être loin de chez lui, de Chan, qu'il a toujours considéré comme son frère. Ma morosité est la sienne, je l'exprime simplement plus facilement. Minho me ressemble sur ce point.

« Minho n'est pas rentré encore ? Je me demande alors en récupérant le savon.

- Non. Aux dernières nouvelles il avait rejoint le désert d'Insomia.

- A presque sept jours de voyage d'ici ?

- Tu apprends vite, sourit Seungmin assez fier de son travail. Un peu plus loin, le désert d'Insomia sur tout l'Ouest du continent mais il s'étend sur un territoire presque aussi grand que celui d'Agora. Il va tenter de rejoindre les anciens nomades, ceux qui composaient jadis le peuple du désert. Jisung aurait raconté à Minho avoir vécu un temps parmi eux. Un temps qu'il a apprécié. Peut-être qu'il se sera reposé parmi eux, sur son voyage.

Je fais remonter la petite éponge et commence à me frotter le bras, songeur.

- Tu penses vraiment qu'il est un espion de Fenrir ?

- Ce que je pense n'est pas important.

- Bien sûr que si, je soupire. Minho est aveuglé par ses sentiments et j'étais bien trop concentré sur mon entrainement pour m'être rendu compte de quoi que ce soit. De toute façon, j'ai jamais été doué pour cerner les gens. J'ai beau être Zephilis, je suis encore un novice. Toi en revanche, tu es plus rationnel d'entre nous. Alors ?

Je lève les yeux sur Seungmin. Il se pince les lèvres puis s'avance lentement jusqu'à la grande fenêtre derrière moi, regardant le ciel couvert comme Minho, avant son départ pour le désert.

- Je pense qu'il n'est qu'un gamin d'Haendel. Seul. Sans famille et sans maison. Encore plus que tu ne l'as été. Je ne connais pas son histoire mais je devine qu'elle n'a pas été joyeuse. Tu sais ce qu'on fait aux gens avec les premiers signes sur les terres glacées ?

- Il me l'a raconté, oui.

Seungmin baisse alors légèrement les yeux, sentant sa propre trachée se serrer rien que de l'imaginer.

- Quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse, il y a des choses que l'on fait parce qu'on n'a pas le choix. Minho le sait et lui laissera alors faire un nouveau choix. »

***

Depuis le départ du Roi de Pandore, c'est sa mère qui gouverne. Lee Soyeon, la Reine consort.

Elle n'a aucune idée de qui je suis réellement, pour elle, je suis un mage d'Agora en devenir que son fils à accepter d'accueillir pour son apprentissage, au nom de la longue amitié diplomatique qui lie les deux royaumes. En tout cas, c'est la version officielle.

Depuis que je suis arrivé, c'est à peine si j'ai pu la voir ou même lui adresser la parole. Lee Soyeon est toujours suivi d'une horde de domestiques et de gardes, elle porte toujours le voile noir du deuil. De ce que j'ai compris, les veuves de Pandore portent le deuil jusqu'à leur mort. Elle ne se marie plus jamais, ne révèle plus jamais leur visage. La seule exception concerne les membres de la famille royale mais la Reine consort Soyeon est une fervente adepte du culte du Phoenix, même son fils n'a pas eu le droit de revoir son sourire, depuis le décès de son père. Si tant est qu'elle sourit encore.

Minho m'a à plusieurs reprises averti de l'aversion des habitants de Pandore pour le Geai Bleu, une aversion qui vient du culte de l'oiseau de feu. On ne saurait dire jusqu'où il remonte, si cela vient de la rivalité avec l'Empire, proche du Royaume de feu, ou si c'est encore plus ancien, par l'opposition des mondes entre celui du monde spirituel et celui des Terres Obscures. De part leur nature, comme le Mage Blanc et le Mage Noire, sont aussi complémentaires qu'ils sont contradictoires.

Quoi qu'il en soit, le Geai Bleu est ici signe d'anomalie. Des demi-dieux qui renoncent à l'immortalité pour devenir des hommes, c'est une hérésie qui ne pardonne pas les adeptes du culte du Phoenix couronné.

J'imagine le sentiment de tel religieux quand ils ont compris que leur fils, leur précieux héritier du trône, était l'un d'entre eux. Je n'ai pas connu le père de Minho, Seungmin a même peu de récit le concernant, Pandore vivait déjà reclus du monde depuis la fin de la guerre, craignant peut-être de devenir un prochain jour la nouvelle cible. Après tout, ils étaient voisins de Vulci, la guerre, c'était aux portes de leur territoire qu'ils l'avaient connus. Si j'en juge par ce que j'ai vu de la Reine consort depuis que je suis à Calcano, j'imagine que l'enfance de Minho n'a pas dû être évidente.

D'après Seungmin, Minho a dû se débrouiller seul. Ses parents étaient au courant pour lui, mais ils ont renié le fait, sans pour autant lui interdire d'en parler. Ils ne voulaient tout simplement pas l'accepter. Ils n'ont rien fait pour l'aider, rien fait pour soulager sa nouvelle charge, alors Minho a évolué par ses propres moyens. Heureusement pour lui, Chan avait déjà achevé sa réincarnation, il était le Roi d'Agora, un allié important. Il n'a pas été mal vu que l'héritier de Pandore soit proche de son premier allié. De leur alliance officieuse est né la paix, sans cella Haendel aurait eu moins de scrupule de continuer sa conquête vers le Nord du continent, une fois l'Empire tombé. En tant que nécromancien, il n'a pas été non plus mal vu, qu'il parte jusqu'à la frontière des Terres Obscures, à la Ceinture d'Os, pour apprendre des démons eux-mêmes.

Je me demande ce qu'elle dirait, si elle avait ses doutes confirmés, car je ne suis pas stupide, je sens son regard derrière son voile à chaque fois que je la croise dans les couloirs, à chaque fois qu'elle m'observe depuis ses appartements alors que nous nous entrainons dans le jardin.

Me ferait-elle pendre ? Je ne pense pas, mais elle m'exilera surement.

Que passera-t-il alors quand Lia, la dryade, franchirait les portes du Palais et qu'elle me rejoindra ? Une femme de la nature, imprégnée de toute la magie des forêts anciennes, qui vient apprendre à un simple mage d'Agora la nature de la magie élémentaire.

Je ne crois pas la Reine consort assez naïve pour ne pas comprendre à la seconde qu'elle abrite sous son toit, Zephilis en personne.

« La Reine consort va aux séances de doléances, alors qu'elle a fait un vœu de silence, tu ne trouve pas ça étrange ? Me demande Yeji.

- Si seulement il y avait que ça. Vous êtes un peuple étrange ». Je grommelle.

La jeune noble me tape gentiment le dessus de l'épaule tandis que nous continuons de marcher dans les jardins jusqu'à atteindre l'arbre ancien, où j'ai passé mes journées à m'entrainer.

En six mois, j'ai pu apprendre à connaître la belle rousse, noble de la cour de Pandore et proche du Roi Minho. Ils ont pour ainsi dire grandit ensemble, tout comme Hyunjin a grandi avec Ryujin, sauf que contrairement à la mage guerrière, jeune sœur du Commandant, Yeji est d'une grande prudence. Elle n'est pas exubérante, ni impulsive. Bien au contraire, elle est réfléchie et cache parfaitement bien sa ruse. Elle est parfaite dans son rôle de jeune fille à marier mais j'ai fini par comprendre qu'elle est en réalité bien plus intelligente que la plupart des pantins dans la cour. Elle sait comment jouer de son sourire et de ses regards étirés par le mascara, elle écoute, apprend, en toute discrétion sans se laisser abuser par les entourloupes politiques. Je l'admire pour ça, les coups bas, l'éloquence d'une insulte dissimulée sous une couche de diplomatie, ça me dépasse totalement.

Je ne sais pas pourquoi elle s'est attachée à moi, mais peu de temps après mon arrivé, elle est venue à ma rencontre pour ensuite venir presque chaque jour. Elle me dit qu'elle aime parler avec moi, parce que je suis franc et que cela la change du reste des nobles de la cour qui gravite autour du Roi. Je ne peux pas la contredire mais la plupart de ces rapaces ne viennent pas me voir de toute façon alors difficile de me faire une opinion.

« C'est parce qu'ils ont peur de toi, tu es un étranger, elle me dit alors que nous partons nous asseoir sur un banc de pierre. Tu viens d'Agora mais pas seulement. Tu as les cheveux bleus.

- Ici aussi, c'est un signe qui risque de me valoir le bucher ?

- Non. On respecte les dieux, plus que n'importe où ailleurs mais ça ne signifie pas qu'on ne les craint pas. Tu sais, une grande dévotion va souvent de paire avec une peur profonde. L'ordre de l'oiseau de feu est bâti sur la peur. Regarde leur prêtre qui se cache derrière de grandes parures, et le Reine mère derrière son voile. On se cache du regard des dieux pour ne pas subir leur foudre.

- Je ne sais pas encore jeter de foudre », je dis alors en haussant les épaules.

Yeji rit à nouveau. Elle a un rire délicieux et je comprends alors pourquoi Ryujin l'aime tant. Je ne connais pas encore bien la nature de la relation, je ne pense pas la mage-guerrière se soit confessée d'une façon ou d'une autre. Ryujin est bien plus timide qu'elle ne laisse à penser. Elles ont surtout une grande amitié l'une pour l'autre et Yeji est loin de vouloir s'établir. Ce n'est pas qu'elle papillonne mais, tout comme il est difficile d'imaginer Ryujin intimidé, Yeji est en réalité bien plus attachée à sa liberté, malgré sa docilité en tant que jeune femme noble d'une grande famille de Pandore.

« Felix, Seungmin veut te voir ». Arrive Jeongin à notre hauteur.

Je souris à Yeji et en homme galant que je suis, j'apporte sa main à mes lèvres pour en baiser le dos. Je suis Jeongin, laissant mon amie de mes quelques heures de répit à flâner dans les jardins, pour revenir à l'intérieur du Palais. Je jette un regard intrigué au bout de l'allée qui longe les murs, entouré de colonnades taillées dans un style proprement du sud, j'observe le dos de la Reine consort qui disparait derrière de grandes portes.

Jeongin me fait remonter l'allée dans l'autre sens, en direction de l'observatoire et de la grande bibliothèque, le lieu préféré de Seungmin. En tant qu'érudit, il passe le plus clair de son temps au milieu des livres et à observer je ne sais quoi dans le ciel.

Pour mon entrainement j'ai aussi passé quelques heures à étudier les vieux manuscrits, à apprendre à lire la langue ancienne et les dialectes de pandore. Beaucoup d'incantation sont un mélange des deux, le pandorin est la langue de la magie noire.

Lorsque les deux grandes portes en bois s'ouvrent et que je rentre dans l'immense donjon qu'est la bibliothèque, je sens mes paumons se gonfler d'une odeur de poussière et de papier chauffé sous les rayons du soleil qui filtrent aux travers les grandes fenêtres en mosaïques. Le lustre, un enchevêtrement d'anneaux d'acier, rappelant un univers et ses rotations constantes attire toujours mon regard en premier.

Seungmin est debout devant la grande table fait tinter un long collier d'un métal que je ne connais pas. Une babiole enchantée pour retenir son tatouage d'apparaître sur sa joue. Je regarde autour de lui comme si je m'attendais à voir quelqu'un d'autre. Lorsque Jeongin est venu me chercher, je pensais réellement que c'était pour enfin rencontrer la dryade. Seungmin m'a dit à plusieurs reprises que c'était aujourd'hui le grand jour mais je ne vois personne. Le mage est seul.

« T'as l'air encore plus benêt que ce matin », il me dit alors un petit rictus sur les lèvres.

Je serai bien tenté de l'insulter mais à la place je me contente de lui faire un doigt d'honneur ce qui le fait rire. Jeongin reste près de nous, Seungmin le regarde une seconde puis il referme son grand livre.

« Fait pas cette tête. Je t'ai pas appelé pour rien, si c'est ce qui t'inquiète.

- Déjà tu me fais appeler, je pense que l'air de Calcano te monte un peu à la tête, en l'absence de Minho.

- J'ai toujours tendance à gouverner en l'absence des gouvernants, et si tu veux pas que ça soit la Reine consort qui s'occupe de toi, tu ferais bien d'arrêter de te plaindre.

- La Reine consort me fera rien, c'est à peine si elle ne change pas de pièce dès que je rentre quelque part. On dirait que je vais la manger.

- Ses gardes ne laissent pas non plus approcher les escortes d'Agora, nous dit Jeongin.

- Elle est méfiante. Elle n'aime pas Agora, et elle n'aime pas tes cheveux bleus. Elle est loin d'être idiote, elle sait exactement ce qui se trame mais elle ferme les yeux car elle respecte Minho et son autorité.

Seungmin redevient alors soudainement sérieux, baissant une seconde les yeux, soucieux.

« En son absence, je ne sais pas combien temps ça durera. Elle n'est pas à l'aise avec nous dans les parages et si on est tous capable de se défendre, je veux éviter l'incident diplomatique. Alors j'ai pas le choix. Je vais t'envoyer voir Lia.

- M'envoyer ?

Seungmin sourit d'un air bien trop perfide pour être rassurant. Je comprends alors où il veut en venir.

- Attend attend, on avait dit pas d'expérience sur ma personne, tu te rappelle ?

- C'est pas une expérience, je maîtrise.

- Tu maîtrise rien du tout ! Je m'exclame. Ca fait six mois qu'on est là et t'as pas été capable de déplacer un putain de lézard jusqu'à la vieille ville !

- Fais moi confiance.

- Absolument pas ! »

Seungmin s'éloigne de la salle, je suis obligé de le suivre, suivi de près par Jeongin. Nous sortons alors de l'aile de bibliothèque, de l'observatoire, nous repassons devant les jardins et nous bifurquons jusqu'à la grande porte et l'extérieur du Palais.

« Je comprends que tu veuille pas que la dryade soit là, mais franchement, on peut plutôt récupérer un cheval aux écuries.

- Tous les chevaux ailés ont été réquisitionnés par le Roi.

- On n'a qu'à l'attendre alors.

- Il ne rentrera pas, pas temps qu'il n'aurait pas retrouvé Enkil. Si jamais Jisung parlait à Fenrir avant que Minho ne le rattrape, tu sais ce qui risque de nous tomber dessus. Il est fort à parier qu'on rentrera directement en guerre avec Haendel.

- Pourquoi tu vas pas la chercher ? Je tente à nouveau.

- Elle n'entre jamais au Palais si Minho n'est pas là, ni même sur le rempart de la ville. Tu la rejoindras à l'extérieur.

- Pourquoi ?

Seungmin sourit comme si j'aurai dû le savoir, son petit air légèrement suffisant me donne sacrément envie de le trucider, en plus de son obstination à vouloir essayer ses nouveaux sorts sur moi.

- Réfléchis, je t'ai dit que la magie élémentaire ne peut être corrompu par la magie noire. Alors que la magie noire et la magie blanche s'opposent, la magie élémentaire est annihilée par la magie noire. Elle meurt. Si Lia venait à entrer dans l'enceinte du château sans Minho pour pouvoir la protéger de la magie qui imprègne les murs du château, elle mourrait aussi tôt.

- Et moi alors ? Si je suis Zephilis, l'Elémentaire, ça ne me fait aucun mal de rester ici ?

- Si mais tu es Zephilis, alors ça ira.

- J'aime l'amour que tu me portes Seungmin, vraiment ça me réchauffe le cœur. »

Nous continuons d'avancer, jusqu'à rejoindre le petit pont étroit en pierre. Vu l'état, on comprend rapidement qu'il n'est jamais emprunté, instable et parfois inondé par les chutes lorsque le flux de l'eau devient plus violent et que le niveau monte.

Je ne suis pas rassuré à l'idée de marcher sur ce pont étroit mais Seungmin s'arrête devant. Il se retourne, ajustant sa longue veste sombre à manches courtes. Il ferme alors une seconde les yeux et tandis que les arabesques sur son corps commencent à s'illuminer, un cercle se dessine sous nos pieds. Des runes dorés, brillantes tournoient. Je sens mon souffle se couper alors qu'une étoile à cinq branches se superpose sur les symboles puis les cercles remontent autour de nous, tournoient tandis que je sens un puissant souffle.

« Seungmin...Sérieusement tu veux tenter le coup ? Je demande légèrement paniqué.

- Il y une première fois tout.

- Mais j'ai pas envie d'être ton putain de crash test !

- Ca va bien se passer, sourit le mage. Ferme les yeux, tu vas voir, c'est comme un saut dans le vide.

- Mais je veux pas sauter dans le vide !

- Attend moi ici », lance alors Seungmin en direction de Jeongin qui acquiesce simplement.

L'air est bouillant de magie, d'une magie qui me fait frissonner jusqu' à la pointe de mes cheveux. Mes mains s'agitent d'elle-même alors que mon cœur palpite.

Tu le sens. L'âme d'Iris, sa force. Il est ta boussole Felix. Le point d'encrage dans le monde matériel puisqu'il en est le maître. L'Alchimiste. Le Maître de l'espace-temps.

« Jaenil o macha », murmure Seungmin.

Puis un craquement et soudainement le pont s'effondre, en tout cas dans cette réalité. La vision. L'eau s'arrête et tout semble aspirer dans un point blanc, un éclat. Je sens mon corps, mon cœur, tout devient flou et puis un claquement de doigts, nous voilà parti pour réapparaître loin de Calcano, au milieu des marécages. Les pieds dans l'eau, j'ai l'impression de pouvoir respirer à nouveau et je sens ma tête qui tourne. Je me tiens juste à temps aux épaules de Seungmin qui n'a pas bougé.

« Je suis surpris. Ça a marché.

- Co-comment ça surpris ?! » Je tousse en voulant reprendre mon souffle.

- Tu es en retard Iris. »

Au milieu de l'eau une autre silhouette, drapée d'une longue robe blanche, presque transparente, des cheveux bouclés blond, descendant jusqu'au bas de son dos et les mains couvertes de lierre, comme s'il jaillissait de sa peau. Ses yeux presque blancs nous regardent avec une petite pointe d'humour espiègle.

« Je ne suis jamais en retard, lui répond l'érudit.

- C'est vrai. »

La jeune femme s'avance, fait remuer l'eau boueuse au milieu du bruit sourd des insectes et autres créatures tapis dans l'ombre de la mangrove. J'observe chaque mouvement de son corps, comme s'il était elle-même un élément de l'environnement, se mouvant avec grâce. Sa peau claire, humide et à la fois brillante. Elle est aussi hypnotique et à la fois effrayante comme le reste de la végétation qui m'entoure.

« Bienvenue Zephilis. Bienvenue chez toi. »

La simple énonciation de mon nom au milieu de cette forêt grouillante fait gronder des cris d'animaux comme s'ils m'accueillaient ou qu'ils me mettaient en garde. Lia me sourit, elle semble ravie de me voir mais je ne sais même pas si c'est un bon signe. J'arrive à peine à comprendre où je suis.

C'est une étrange sensation, elle a raison quand elle me dit que je suis chez moi et en même temps, je sens que cette demeure qui est la mienne, cette terre ancestrale qui a vu naître le premier Zephilis, la première réincarnation, je sens qu'elle ne m'aime pas. Je pose lentement ma main sur mon torse, sentant l'âme immortelle s'agiter. Elle bouillonne d'impatience, se sentant aussi bien dans cet endroit familier que dans un guet à apens. Je n'ai jamais vu terre plus hostile, même la forêt des Quatre Cent Dieux au milieu de la nuit me paraissait moins redoutable. Ici, j'ai la sensation que nous avons quitté déjà le monde sensible et que je ne pourrai jamais en sortir.

Je suis un traître en sa maison, celui qui a corrompu la magie élémentaire pour poser la marque maudite, j'entends leurs voix dans ma tête, c'est subtil, presque imperceptible mais je les entends parfaitement.

Ganeï Zean Philis

L'assassin Zephilis.

« Ne t'en fais pas. Quand tu ouvriras à nouveau les yeux, tu te seras déjà racheté. Je vais m'en assurer, me dit Lia.

Je sens des sueurs froides, l'air poisseux du flux spirituel ici est intense et ma respiration est devenue un plus courte. Seungmin pose sa main sur mon dos.

- Ca ira, il me chuchote confiant et compatissant à la fois. Je sais qu'ici la pression est dense. Comme elle l'est dans tous les points de proximité avec les terres des esprits. Tu es comme dans un sas, ce sont des portails qui mènent aux différents mondes. La forêt des Quatre Cent Dieux mène au monde spirituel, la Ceinture d'Os en Terres Obscures.

- Et les marécages ? Je demande, légèrement plus essoufflé.

- C'est un centre, répond Lia en s'approchant jusqu'à se retrouver si près de moi que je peux sentir son aura me couvrir.

Une aura en totale harmonie avec ce qui l'entoure et qui se heurte à ma propre énergie qui elle est totalement aspirée.

- Les marécages étaient là avant la scission, ils sont tout ce qui restent de ce qui était jadis la demeure des anciens dieux, dans sa forme la plus primitive. C'est pour cela qu'ici vit encore d'anciens esprits, des créatures encore plus vieilles que le Geai Bleu. »

Lia m'observe de cet air indéchiffrable. Elle semble curieuse, comme si elle me connaissait déjà mais qu'elle voyait ma nouvelle forme. Je me demande alors qu'elle âge elle a, si elle a déjà rencontré d'anciens Mages, d'anciens cycles, si elle fait partie de ces créatures anciennes. Seungmin tape soudainement dans ses mains, nous réveillant de cette inspection plutôt singulière, et s'éloigne légèrement.

« Je vous laisse alors, il déclare.

- Tu t'en vas ? Je demande légèrement nerveux. Tu vas m'abandonner ici ?

- Tu n'as rien à craindre », dit il comme s'il s'agissait d'une évidence mais j'ai bien du mal à le croire. « Moi en revanche, je risque ma peau. Tu es le seul à être le bienvenu ici, même si tu en doutes. Néanmoins ne considère pas ce monde comme acquis, tu le sais, ils vont te tester, pour savoir si tu mérites encore de porter ton nom. L'élémentaire pourrait se consumer. Littéralement.

- Il ne brûlera pas. Il a un voyage à faire au cœur de la forêt. Là où les mondes se réunissent. Au pire, il se fera dévorer.

- Vous êtes de la même famille ? Non parce que je sens une certaine coalition entre vous à vouloir ma mort. »

Lia lève les sourcils puis elle rit doucement, Seungmin hausse les épaules et avant de prononcer à nouveau une incantation, un nouveau cercle apparaît sur la surface de l'eau puis un craquement plus tard, il disparait.

Pour des essais, il se débrouille plutôt bien quand il s'agit de se carapater et me laisser dans cet endroit où la moitié de ce qui y vit semble vouloir ma peau ou je ne sais quoi d'autre. Me voilà donc seul, au milieu d'un marécage, avec pour guide une dryade et les cris des créatures que j'entends au fonds de la mangrove, comme le bruit des habitants des enfers.

Lia remonte hors de l'eau boueuse, rejoint une petite butte et je me sens obligé de suivre son pas. Remonter avec les vêtements trempés m'épuise littéralement. Je ne sais pas si c'est l'humidité, en plus de la charge magique qui me donne la sensation de peser une tonne, mais ça ne va pas en s'améliorant. Quand je vois Lia déambulé comme si tout ça n'était rien, même la gravité elle-même ne semble pas avoir d'emprise sur ses pas, je me demande si j'en serai un jour capable.

Un bruit de bruissement me fait m'arrêter et me retourner.

« Ne t'en fais pas, ce sont les arbres.

- Les arbres ? »

Lia sourit.

Des arbres qui bougent. J'aurai dû m'en douter.

Nous nous enfonçons un peu plus dans la forêt dense, je n'en vois même pas le ciel tant les branches s'entremêlent, mon pas est difficile au milieu des racines et des cercles d'eaux. J'entends le bruit d'oiseaux, leurs cris et celui des crapauds, j'ai comme la sensation qu'on me regarde, qu'on me suit. C'est oppressant, en plus de toutes voix qui s'entremêlent et qui m'appellent.

« Avant de commencer ton voyage, tu as un lieu à visiter. Un endroit où te repentir. Ce n'est que si tu en sors vivant que tu pourras voyager de l'autre côté.

Je déglutis.

- De l'autre côté ?

- Là où les Terres Obscures et le monde spirituel se rejoignent. Personne n'a jamais mis les pieds là-bas, aucun être vivant. Il n'y a que Zephilis qui en a le droit, en tant que détenteur de l'équilibre. C'est là bas que tu feras le voyage, mais d'abord...

La végétation devient moins dense, les arbres plus éloignés et se démarque dans le flan de coline noire une grotte sombre.

- Tu dois d'abord aller te repentir, dit-elle en pointant la grotte. Demander pardon pour avoir détruit une partie de la magie élémentaire.

- Tu veux que je rentre là-dedans ?

- Moi ? Non. Je ne veux rien. C'est ton choix. Pas le mien. »

Lia penche lentement la tête, faisant bouger ses longs cheveux blonds avec grâce. Au milieu décor sinistre, elle se démarque comme un être de pureté. Je devrais lui faire confiance, Seungmin lui fait confiance et Minho aussi. Je ferme une seconde les yeux, me souvenant de pourquoi je suis ici, mon unique objectif.

Mon Prince.

Je prends une profonde inspiration puis je m'avance, si peu confiant que ma détermination s'amenuise à mesure que je m'engouffre dans le vide sombre, sans fond de la grotte. Une odeur de mélasse remonte de son antre, suivi d'un souffle chaud, brûlant qui me fouette le visage alors que je continue d'avancer, que la lumière disparait.

Je vois à peine où je mets les pieds et déjà la sortie me semble si loin qu'elle ne devient qu'un point lumineux derrière moi. Le bruit de mes pas sur la pierre humide, de ma respiration saccadée quand je sens un nouveau souffle encore plus chaud, suivit d'un grondement sourd qui résonne contre les parois.

« Maître...Vous êtes revenu... »

De grands yeux jaunes s'ouvrent brusquement juste en face de moi, de fentes noires qui se rétractent tandis que je sens quelque chose bouger, se lever, quelque chose de massif. Je sens mon cœur s'arrêter et tout mon corps se figer. Un feu bleu crépite alors contre le mur, suivi d'une multitude pour allumer des torches et enfin m'apparait la silhouette qui m'a appelé.

Un immense loup blanc.

« Maître. Vous êtes revenus me délivrer. »

***

De l'autre côté du continent, alors que des petites créatures des sables repartent se cacher, avance un cortège d'homme entourés de capes et de tissus de couleurs ocre et fuchsia, le tintement de pierres précieuses et de perles accrochés à leur voile ne découvrant que leurs yeux sous le soleil de plombs : les nomades de la grande Insomia avance d'un même mouvement, au milieu de rang, un garçon aux cheveux noirs, qui découvre son visage tandis qu'il entend le battement d'ailes au-dessus de sa tête.

Un aigle. Ce dernier survole puis appeler d'un sifflement, vient se poser sur le chef du cortège.

« Ils sont tout prêt, lui dit alors le chef. Tu devrais partir Eli Kil. Avant qu'il ne pose le pieds ici. Nous ne pourrons pas te protéger. Nous n'en avons plus le pouvoir.

- Ne t'en fais pas nashi*, je ne comptais pas rester. Maintenant que la neige a fondu, je dois retourner d'où je viens. »

Jisung remonte la tête, tendant sa gorge au motif du Geai Bleu tatoué sur la trachée. Il prend une profonde inspiration et continue de regarder le ciel. Lentement, sa main vient se poser sur sa poitrine alors qu'il sent son cœur battre un peu plus vite.

Il est tout près.

Falen

Minho.

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* ami (en insomien)