Tome 1 - Chapitre 1
Assis dans son fauteuil, Éric Colin entendait le crépitement des appareils photo et les éclats de voix qui s'élevaient jusqu'à la fenêtre de son bureau. Il se leva, écarta légèrement le rideau, et jeta un regard à la foule qui s'agglutinait devant la grille de l'hôpital. En quelques heures, elle avait doublé de volume.
Les indiscrets du quartier n'étaient plus les seuls à faire le pied de grue : des journalistes armés de caméras et des manifestants en colère s'étaient joints à la foule. Tous voulaient voir le monstre, l'abomination cachée dans les entrailles du bâtiment. Le scandale attirait les habitants de Montfermeil comme du sang frais, car il fallait bien avouer que rien de remarquable ne se passait jamais dans cette ville oubliée de la banlieue parisienne.
Éric soupira et laissa le rideau retomber. Les journalistes n'abandonneraient pas avant qu'il ne fasse une déclaration publique. En tant que médecin en charge du patient, la communication avec la presse faisait partie de ses attributions. Mais que fallait-il leur dire ? Lui-même ne savait pas comment expliquer ce qui s'était produit. En plus de trente-sept ans de carrière, il n'avait jamais été confronté à un cas pareil ; et pourtant des choses bizarres, il en avait vu.
Une sueur froide coula le long de son dos. Éric s'éloigna de la fenêtre, les lèvres tremblantes. Voilà que cela le reprenait : depuis le début de cette affaire, il avait de violentes crises d'angoisse qui le prenaient par surprise. Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller, il devrait bientôt affronter les journalistes qui l'attendaient à l'extérieur. Il lui fallait juste un remontant.
Il se dirigea vers sa table basse en bois verni, ouvrit l'un des tiroirs et en sortit une bouteille au liquide sombre. Après un regard prudent vers la porte, il se servit un verre, qu'il avala d'un trait. Le liquide coula le long de son œsophage jusqu'à son estomac, et il sentit l'alcool lui réchauffer le corps.
Son pouls ralentit et sa respiration devint plus fluide. Il se servit un second verre, puis se cala dans un fauteuil en cuir. Bien entendu, lui-même ne croyait pas à toutes ces balivernes. Il devait raisonner en tant que médecin, en tant que scientifique. Ce qui était arrivé à cet enfant avait très certainement une explication rationnelle, et ce n'était pas ces quelques olibrius là-dehors qui allaient influencer son jugement impartial. Oui, il devait garder la tête froide.
Ses doigts se crispèrent autour de son verre. Malgré tout, il ne pouvait nier qu'il avait eu un haut-le-cœur lorsqu'il avait vu le petit Gabriel Prodel pour la première fois. Éric l'avait lui-même tiré du ventre de sa mère, et il avait bien failli le lâcher en voyant son visage.
— C'est le fils du diable ! avait hurlé l'une des sages-femmes qui l'assistait pendant l'accouchement.
Les autres membres de l'équipe s'étaient également éloignés de l'enfant, comme s'il était porteur d'une maladie contagieuse. Madame Prodel s'était évanouie d'épuisement juste après l'accouchement, et n'avait pas vu ce monstre sortir de son ventre. Cela valait mieux ainsi, parce que cette créature sanguinolente avait l'air de venir tout droit des enfers.
Puisque personne d'autre n'avait voulu le faire, Éric avait lui-même lavé l'enfant, l'avait habillé et installé dans une couveuse. Mais il l'avait fait grossièrement, avec répugnance. Il ne voulait pas rester à côté de Gabriel. Même s'il existait une explication rationnelle à ce phénomène, il ne pouvait pas s'empêcher de penser que l'enfant était porteur d'une malédiction.
À cette idée, son esprit de scientifique se révolta. Des sornettes, ces histoires de malédiction ! Après tout, cet enfant n'avait rien fait de mal ! Pouvait-on le blâmer d'être malade ? Est-ce que lui, Éric Colin, médecin depuis bientôt quarante ans, allait refuser de soigner un nouveau-né à cause de soudaines superstitions ? Cet enfant était un patient comme les autres, et il devait être traité comme tel !
Après avoir reposé son second verre, Éric se sentit tout à coup plus téméraire. Il sortit en trombe de son bureau pour se rendre à la maternité. Les couloirs étaient déserts. Éric franchit la porte à double battant qui donnait sur le service de pédiatrie, puis parcourut les rangs de couveuses à la recherche de Gabriel.
Lorsqu'il le trouva, l'enfant dormait paisiblement, ses mains minuscules recroquevillées sur son duvet bleu-pâle. Son visage était rose de santé et quelques cheveux noirs parsemaient son crâne. C'était un beau bébé, très mignon. S'il n'y avait ces deux horribles cornes qui lui sortaient du front, il aurait été parfaitement normal.
Éric se pencha pour les observer plus attentivement. Elles étaient brunes, longues de plusieurs centimètres, légèrement courbées, et de fines striures parcouraient leur surface. Celle de droite se divisait en trois branches, et celle de gauche en deux.
— C'est vrai qu'à première vue tu ressembles à un démon, murmura Éric en tendant un doigt vers Gabriel. Mais une fois le choc passé, tu n'es pas si effrayant. Tu nous as fait une belle peur, tu le sais ça ?
Gabriel remua légèrement dans son sommeil, et sa main se referma sur le doigt d'Éric avec une poigne surprenante.
— Gouzi gouzi. Je crois qu'on va devoir t'enlever ces cornes. À cause de cette infirmière folle furieuse qui était là à ton accouchement, les gens pensent que tu es le « fils du diable » ou je ne sais quelle stupidité. Je suis sûr que c'est elle qui a laissé l'information filtrer auprès de la presse. Une folle à lier. Je vais la virer, ne t'inquiète pas.
L'enfant ouvrit lentement les yeuxet, sentant probablement la présenced'Éric, se mit à sourire. Celui-ci sourit égalementet passa un doigt sur les cornes de Gabriel. Elles étaient légèrement rugueuses, étrangement chaudes et agréables au toucher. Éric se sentit tout à coup plus confiant, comme rassuré.
— En tout cas, reprit-il en se redressant, on va attendre un peu avant de les couper. Des collègues à moi vont venir t'examiner. Peut-être qu'ils sauront pourquoi tu as ces cornes. On pourra ensuite donner des réponses scientifiques à tous ces vautours qui attendent dehors pour te dévorer tout cru.
Dans les jours qui suivirent, d'éminents spécialistes en blouse blanche défilèrent dans le service de pédiatrie. Ils prélevèrent des échantillons de cheveux, recueillirent de la poussière de corne, firent des analyses, mais aucun d'entre eux ne trouva d'explication satisfaisante. Tout ce qu'on savait, c'était que ces cornes résultaient d'une malformation osseuse dont on ignorait l'origine.
Puisque personne ne comprenait, Éric proposa aux parents de Gabriel de lui scier les cornes. Grâce aux techniques médicales modernes, il leur assura que l'enfant ne conserverait aucune cicatrice de l'opération, et que c'était la meilleure chose à faire si l'on souhaitait lui permettre de mener une vie normale. De plus, cela calmerait également la foule haineuse et obstinée qui attendait devant l'hôpital. Après avoir longuement hésité, les parents de Gabriel acceptèrent la proposition.
Le jour de l'opération, Éric se retrouva à nouveau seul. Son équipe avait refusé d'apporter son aide. Comme quoi, même les esprits scientifiques étaient parfois irrationnels. En tout cas, cela lui apportait la preuve qu'il devrait se constituer une nouvelle équipe, digne de ce nom.
Éric administra un anesthésiant à Gabriel, qui s'endormit presque aussitôt. Il prépara ses outils de travail, prit une profonde inspiration, et se pencha sur le nourrisson. Lorsqu'Éric commença à lui scier les cornes, Gabriel se réveilla brusquement et se mit à hurler à pleins poumons. De grosses larmes coulaient sur ses joues, et Éric, surpris par ce réveil inattendu, eut le sentiment de faire quelque chose de mal, comme s'il profanait un temple sacré.
Pris de nausées, il poursuivit néanmoins sa tâche jusqu'au bout. Une fois qu'il eut terminé, Éric jeta aussitôt les cornes à la poubelle. Il nettoya l'enfant, l'habilla, puis le ramena à ses parents. L'enfant continuait d'hurler à la mort. Lorsqu'Éric quitta la famille Prodel, il se précipita le long du couloir, entra dans les sanitaires et vomit dans la cuvette des toilettes.
Après quoi, il retourna à son bureau en acajou et rédigea un bref communiqué de presse dans lequel il annonçait que l'enfant Prodel souffrait d'une malformation osseuse, que ces cas médicaux étaient rares mais connus des médecins, que tout cela n'avait rien à voir avec le diable ou toute autre superstition, et qu'il incitait la population au calme. Il fit publier ce communiqué, puis rentra chez lui avec le sentiment du devoir accompli et l'espoir de ne plus jamais entendre parler de cette histoire.
Bien sûr, Éric Colin ne pouvait pas se douter que Gabriel était un être exceptionnel et qu'il était promis à un destin extraordinaire. Il ne pouvait pas se douter non plus que, durant toute la semaine où Gabriel était à la maternité, un aigle impérial était resté perché sur un arbre en face de l'hôpital, et que le soir où Gabriel et ses parents sortirent discrètement de l'établissement, il déploya ses ailes, s'envola et disparut dans la nuit.
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