Chapitre 7
Gabriel passa le reste des vacances dans la forêt en compagnie des cerfs. Ses parents s'étonnaient de le voir sortir aussi souvent. Charlotte lui servait quelques fois d'alibi, mais cela n'arrangeait pas les choses puisque, assez étonnamment, Joseph la détestait.
Au début, Gabriel n'avait pas exactement compris pourquoi. Lorsqu'il avait amené son amie à la maison pour la première fois, deux ans auparavant, son père avait été immédiatement froid et distant envers elle.
L'attitude de Joseph lui avait paru incompréhensible, mais il avait fini par deviner qu'il n'appréciait pas que Charlotte ait pu voir l'extrême dénuement dans lequel leur famille vivait. De manière générale, peu de famille ou d'amis venaient chez eux, probablement pour la même raison.
Prétextant donc parfois d'aller à la bibliothèque, Gabriel enfourchait son vélo chaque matinet rejoignait le clan. Il fut étonné de constater qu'Aislîn avait dit vrai, et qu'il arrivait à retrouver leur trace où qu'ils se trouvent dans la forêt. Il n'avait qu'à suivre la direction que son instinct lui indiquait pour tomber sur eux.
Malgré les questions insistantes de Gabriel, Aislîn n'avait pas pu lui en dire plus sur l'ancien gardien des cerfs. Apparemment, les cervidés n'avaient conservé que peu de récits sur son prédécesseur et personne ne pouvait exactement lui dire ce que tout cela signifiait. La seule chose dont Aislîn était sûr, c'était que leur ancien gardien montait à dos de cerf ; et il tenait à ce que Gabriel en fasse autant malgré les réticences de ce dernier.
Le dernier jour des vacances, lorsque Gabriel vint à leur rencontre, Aislîn demanda à lui parler seul à seul.
— Écoute, dit Aislîn une fois qu'ils furent à l'écart du clan, j'aimerais vraiment que tu essayes au moins une fois.
Gabriel poussa un soupir de lassitude. Il fallait bien admettre qu'Aislîn était tenace. Son acharnement le laissait perplexe, il ne comprenait pas pourquoi cela importait tellement au cerf. Lui-même ne s'imaginait pas chevaucher Aislîn : il aurait trouvé cela irrespectueux envers son ami, et plus généralement envers le clan. S'il y avait une chose que Gabriel avait apprise après deux semaines en leur compagnie, c'était que cette race était noble ; que les cerfs ne pouvaient pas être traités comme de vulgaires animaux. Ce peuple était vraiment le prince des forêts.
— Je ne peux pas Aislîn, répondit Gabriel. Je te l'ai déjà dit mille fois.
Les traits d'Aislîn se durcirent.
— Pose ta main sur mon front, ordonna-t-il.
Gabriel leva un sourcil. S'il le faisait, il allait lire dans les pensées et la mémoire d'Aislîn. Jusqu'à présent il ne l'avait pas fait. Il sentait qu'il serait trop lourd de lire les pensées de ce chef de clan. Les eaux les plus calmes sont les plus profondes, disait-on. Et Gabriel savait qu'il n'aurait peut-être pas la force de recevoir les pensées et souvenirs d'Aislîn de plein fouet.
— Pourquoi est-ce que je devrais...
— Tu te poses trop de questions ! l'interrompit Aislîn. Fais ce que je te dis !
Gabriel haussa les épaules et leva la main. Il s'approcha d'Aislîn et posa sa main sur ses bois. Aussitôt, il eut l'impression d'être aspiré en avant par une force irrésistible. La forêt tourbillonnait autour d'eux, lui donnant la nausée.
Lorsque tout se stabilisa enfin, il se tenait toujours debout devant Aislîn, la main posée sur sa ramure, mais quelque chose avait changé. Il sentait un flux qui passait de son cerveau, à son bras tendu, au bout de ses doigts et le reliait à Aislîn. C'était une sensation très étrange, comme si de l'eau coulait le long de son bras, mais sous sa peau.
Aislîn le regardait droit dans les yeux, et Gabriel eut accès à ses pensées. Il arpentait un endroit sombre, qui semblait être une caverne. Le long de la paroi abrupte et humide, des trous étaient creusés à même la roche. Ils étaient juste assez grands pour qu'un homme puisse s'y faufiler. Dans chacun de ces passages, une lumière vacillante éclairait l'entrée, comme si une flamme se trouvait au bout de ces différents chemins.
Instinctivement, Gabriel savait ce qu'il trouverait au fond de chacune de ces grottes : des souvenirs, des sentiments, des pensées. Il entra dans l'une des grottes les plus étroites. À peine eut-il fait un pas que le décor changea brusquement autour de lui, et il se retrouva dans une forêt.
À ses côtés, un grand cerf élancé au pelage sombre protégeait un petit entre ses jambes. Gabriel observa le faon et sentit son cœur s'arrêter. Il avait le pelage cuivré, des yeux noirs brillants, mais pas encore de ramure : Aislîn, lorsqu'il était petit.
— Tu les entends? demanda le mâle adulte.
— Oui père, répondit Aislîn dans un souffle. Les bipèdes ?
Le père d'Aislîn hocha la tête.
— Qu'allons-nous faire ?! reprit Aislîn. Ils risquent de trouver le clan.
— Ne t'en fais pas.
Le père d'Aislîn se tourna vers son fils et lui adressa un sourire triste.
— Ecoute, murmura-t-il. Ton oncle va me succéder comme chef de la harde. C'est un mâle fort et responsable, fais lui confiance. Un jour, si tu te montres assez fort et que tu arrives à le battre en combat singulier, tu deviendras chef de clan à ton tour. Et si ce jour arrive, il faut que tu comprennes ce que cela signifie.
Gabriel entendait les bruits de pas de plus en plus distinctement. Les chasseurs approchaient.
— Etre un chef, reprit le mâle adulte, ce n'est pas dominer les autres. C'est les servir. Tu devras sacrifier beaucoup de choses pour ton clan, et tu n'auras parfois pas la reconnaissance attendue. Un jour, tu les protègeras des bipèdes. Le lendemain, tu te battras contre une meute de mangeurs de chairs. Et malgré cela, dès que tu faibliras, un cerf plus jeune te défiera et il prendra ta place. Mais cela est juste, car la harde ne peut être menée que par quelqu'un de fort. Sans quoi, nous ne pourrions pas survivre.
— Papa, l'interrompit Aislîn, paniqué. Qu'est-ce que tu comptes faires ?!
— Mon devoir, répondit ce dernier en souriant à nouveau. Un sacrifice que je dois faire en tant que chef. Les bipèdes sont acharnés cette saison, ils n'abandonneront pas avant d'avoir tué l'un des nôtres. Je constitue une proie très intéressante pour eux, bien plus que d'autres cervidés de la harde. Je satisferai leur instinct de prédateur pour un temps.
Gabriel entendit un bruissement un peu plus loin. Il leva la tête, et son cœur remonta dans sa gorge. Le père d'Aislin l'avait vu aussi. Il poussa son fils dans les fourrés et se jeta en avant, droit vers le chasseur.
Le coup de feu partit, mais le cerf continua sa course, entraînant son adversaire derrière lui et éloignant la menace du clan. Aislîn, dissimulé par les hautes herbes, sanglotait en regardant son père s'enfuir en laissant une trainée de sang derrière lui. Après quelques minutes, un deuxième coup de feu retentit, et Gabriel sut que la partie de chasse était terminée.
Gabriel ne voulait pas voir la suite. Abandonnant le faon, il se détourna et se retrouva à nouveau dans la grotte. Il retourna dans la caverne et se précipita vers une autre grotte-souvenir. Après en avoir ouvert plusieurs, il s'aperçut qu'Aislîn avait de nombreuses pensées agitées, voire angoissées.
Jamais il ne se serait douté que quelqu'un comme Aislîn, d'un sang-froid et d'un calme exceptionnels, pouvait être aussi anxieux. La peur de perdre un membre du clan, la peur des loups et des chasseurs, la peur de ne pas trouver d'endroit sûr ou de ne pas trouver assez à manger pour tout le monde...
Il ne pouvait pas aller plus loin dans les pensées d'Aislîn. Au moment où il ressentit cela, il fut projeté en arrière, hors de la caverne, et se retrouva à nouveau dans la forêt, sa main crispée sur la ramure d'Aislîn.
Gabriel retira sa main et recula de quelques pas, le souffle court. Ses jambes tremblaient de façon incontrôlable, comme s'il venait de courir un marathon. Entrer dans les pensées d'Aislîn l'avait épuisé. Il se pencha en avant, les mains sur les genoux, et tenta de retrouver son souffle.
Parmi tout ce qu'il venait de voir, une chose lui transperçait cruellement le cœur : le père d'Aislîn avait été tué par Joseph, son propre père. Il eut un horrible frissonnement dans tout le corps. Malgré ce meurtre abominable, Gabriel n'avait senti aucune rancune dans le cœur d'Aislîn, aucune haine. Les sentiments du cerf étaient purs.
Les larmes lui montèrent aux yeux et il eut un mal fou à les retenir. Joseph avait tué le père d'Aislîn. En cet instant, il lui en voulait considérablement. Il se sentait désemparé, furieux contre tous les chasseurs. Joseph avait commis un crime qu'on ne pouvait exprimer avec des mots.
Il respira longuement, afin de se calmer, puis se redressa enfin. Aislîn aussi était essoufflé et légèrement tremblant.
— Tu es le seul avec qui je peux partager cela, affirma Aislîn d'une voix plus rauque que d'habitude. Je ne peux pas parler de ces choses avec le reste du clan. Je suis leur chef, et je suis censé être fort. Mes peurs et mes angoisses sont emprisonnées en moi. Maintenant tu sais, et tu me connais mieux que quiconque, même mieux que Mira. Alors je te le demande une dernière fois. Monte sur mon dos.
Aislîn fléchit les jambes et attendit. Ils échangèrent un long regard, et Gabriel hocha la tête. Le cerf venait de lui confier quelque chose, un secret qu'il avait enfoui en lui. Gabriel avait désormais quelque chose à conserver, à préserver, et il commençait enfin à comprendre ce que cela signifiait d'être un gardien.
Il s'avança lentement vers Aislîn. D'un geste hésitant, il passa une jambe par-dessus son flanc et s'installa sur son dos. Il eut peur d'être trop lourd pour lui, mais à sa grande surprise Aislîn se redressa sans difficulté.
Le cerf tourna légèrement la tête, le regarda du coin de l'œil, et esquissa un faible sourire.
— Prêt ?
Gabriel remua afin de trouver une position plus confortable. Il serra ses genoux contre le flanc d'Aislîn et posa ses mains sur son cou.
— C'est bon, répondit-il avec nervosité. Je suis prêt. Allons-y !
Aislîn se cabra, menaçant de le désarçonner, puis s'élança au galop à travers la clairière. Gabriel dut resserrer sa prise pour ne pas glisser en arrière. Il sentit le vent s'engouffrer dans ses cheveux et lui siffler aux oreilles. Le martèlement des pattes d'Aislîn résonnait dans sa poitrine.
Il n'aurait jamais pensé qu'un cerf pouvait aller aussi vite. Aislîn se mit à faire des bonds à trois mètres au-dessus du sol, et chaque saut les projetait six mètres en avant. Gabriel avait un haut-le-cœur à chaque bond mais continuait à s'accrocher fermement. Un merveilleux sentiment d'allégresse et de liberté l'envahit tandis qu'il voyait les arbres défiler à une vitesse vertigineuse. Il se redressa et respira à pleins poumons. Il volait.
— Ça va ? s'enquit Aislîn après un bond particulièrement spectaculaire. Tu tiens le coup ?
Gabriel serra ses jambes contre les flancs d'Aislîn pour lui faire comprendre qu'il allait bien. À sa grande surprise, chevaucher Aislîn lui était facile, familier ; comme s'il l'avait fait toute sa vie. Il savait comment se placer, comment orienter son corps afin de faciliter la course d'Aislîn. Il ne faisait plus qu'un avec le cerf.
Ils coururent ainsi pendant une heure à travers la forêt avant de faire demi-tour et revenir auprès du clan. Aislîn s'arrêta près du lac, et Gabriel s'apprêta à descendre de son dos, les cheveux pleins de feuilles, de brindilles et de lucioles.
Mais soudain, un horrible hurlement déchira l'air. Gabriel se figea sur le dos d'Aislîn. Il sentit son sang se glacer. Il n'avait jamais entendu un cri semblable : celui d'une personne que l'on torture, que l'on tue. Le hurlement s'interrompit et le silence revint autour d'eux.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro