Chapitre 52
Gabriel resta paralysé. Non, ce n'était pas possible. Il devait y avoir une erreur. Il devait être en train de rêver. Peut-être avait-il pris un mauvais coup durant la bataille ? Ce devait être ça, car Charlotte Gauthier ne pouvait pas se tenir devant lui. Pas ici, pas maintenant. Elle faisait partie d'un autre monde. Un monde qu'il avait abandonné derrière lui en venant sur Alakyn. Peut-être que ses sentiments pour elles le faisaient halluciner ? Après les traumatismes qu'il avait subis durant cette journée, c'était fort possible.
Voyant qu'il ne disait rien, Charlotte brisa le silence en premier :
— J'imagine que tu es surpris de me voir, dit-elle en lui adressant un sourire mince.
Le cœur de Gabriel s'alourdit dans sa poitrine. C'était bien elle. Sa voix. Ses yeux noirs. Il eut l'impression de recevoir un violent coup de poing dans le ventre. Comment était-ce possible...?
— C-Charlotte ? balbutia-t-il, mais que... c'est toi, le gardien des loups ?
— Oui, répondit cette dernière en levant légèrement le menton d'un air digne. C'est moi. J'imagine que tu t'attendais à ce que ce soit un homme ? Beaucoup de gens le pensent. Mais les gardiens des loups ne peuvent être que des femmes, comme Amaroki avant moi, et également l'ancien dirigeant de l'Ordre.
— Mais...pourquoi tu ne m'as rien dit ?! s'exclama Gabriel, qui sentait maintenant la colère monter en lui.
— Toi non plus tu ne m'as pas avoué que tu étais le gardien des cerfs, répliqua Charlotte d'un ton ferme. Je peux tout t'expliquer, si tu le veux. C'est pour ça que je t'ai fait venir.
Gabriel perdit ses mots, et se contenta d'hocher la tête. Charlotte prit une profonde inspiration, puis se lança dans son récit :
— J'ai découvert mes pouvoirs il y a environ trois ans, dit-elle en levant les yeux vers la statue d'Amaroki. J'avais douze ans. Nous étions déjà amis à l'époque, tu te souviens ?Je passais mes vacances d'été chez mes grands-parents à Florence, en Italie.
Il s'en souvenait. Charlotte passait la plupart de ses vacances d'été là-bas. Elle rapportait toujours des spécialités régionales, qu'elle partageait avec lui lorsqu'ils se revoyaient à la rentrée scolaire.
— Il y a une forêt près de Florence, poursuivit Charlotte, et j'allais souvent m'y promener avec mes parents. On aimait y pique-niquer. Un soir, je me suis aventurée trop loin et je me suis perdue. Je cherchais mon chemin lorsque je suis tombée sur une meute de loups.
Elle s'interrompit un instant, le regard vague, avant de reprendre.
— Ils ont failli m'attaquer. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé mais, d'une certaine manière, la peur que je ressentais a dû libérer mes pouvoirs, et je me suis métamorphosée en louve. Après ça, je me suis enfuie dans la forêt en compagnie de la meute, et j'ai fini par retrouver mon apparence humaine au bout de quelques jours. Lorsque je suis retournéeà Florence, mes parents étaient soulagés de me voir réapparaître mais je n'étais plus la même. Ils l'ont rapidement constaté. Au fond de moi, j'étais devenue une louve.
Gabriel tenta de se représenter Charlotte, trois ans plus tôt, qui découvrait ses pouvoirs dans de telles circonstances. Rien à voir avec lui, qui était resté bien en sécurité en compagnie de son père, et était retourné chez lui juste après.
— Durant le reste des vacances, je m'enfuyais chaque nuit pour retrouver les loups. J'ai appris à communiquer avec eux et ils m'ont expliqué leur histoire. Ils m'ont raconté que leur ancienne gardienne était morte et que de toute façon elle n'avait pas fait grand-chose pour eux. C'est également eux qui m'ont parlé de l'Ordre.
Le regard de Charlotte se durcit. En la voyant ainsi, les traits brouillés par une haine sauvage, Gabriel aperçut fugitivement la louve sur son visage. Il était tellement étrange de la découvrir sous cet angle, alors qu'il l'avait toujours considérée comme une fille douce et sensible.
— Au début, reprit-elle, j'étais enthousiaste. Les loups m'ont raconté que l'Ordre réunissait des personnes ayant les mêmes pouvoirs que moi, afin de préserver l'équilibre entre les espèces animales et éviter les guerres. Je voulais rencontrer d'autres gardiens, échanger avec eux, et voir comment protéger nos espèces respectives. Mais les loups m'ont également fait réaliser la véritable nature de l'Ordre.
— C'est-à-dire ?
Charlotte leva les yeux vers lui et plissa les lèvres.
— Une dictature sanglante. Gabriel, le rôle des gardiens est de protéger l'équilibre naturel du monde animal. Mais l'Ordre sert ses propres intérêts, il exploite les gardiens. C'est une organisation inégalitaire, qui privilégie certaines espèces par rapport à d'autres en fonction de ses propres critères, et non pas en fonction de ce qui serait bénéfique pour la nature.
— Je n'en serais pas si sûr à ta place, riposta Gabriel. Après tout, l'Ordre a empêché un grand nombre de guerres interespèces de se produire.
— Prends l'exemple des loups, l'interrompit Charlotte, il faut savoir que c'est une espèce sur le point de disparaître. Les loups sont exterminés partout dans le monde, et l'Ordre n'a jamais levé le petit doigt pour y remédier. Pourtant, les anciennes gardiennes des loups ont fait de nombreuses demandes en ce sens. Pour devenir dirigeante de l'Ordre, la dernière gardienne des loups a dû faire d'énormes sacrifices et abandonner totalement son espèce. Tu sais pourquoi ils ne font rien ? Tout simplement parce que les loups sont mal vus par les humains, parce qu'ils en ont peur et qu'ils les détestent.
Gabriel réfléchit à ce que Charlotte venait de dire. En tant que gardien des cerfs, il n'avait pas encore eu l'occasion de faire réellement partie des membres actifs de l'Ordre puisqu'il était toujours en formation. Mais ce que disait Charlotte était logique. Après tout, n'y avait-il pas des milliers de railles dont les espèces avaient disparu alors même qu'ils faisaient partie de l'Ordre ?
Et puis, elle tenait le même discours que François. Ce dernier reprochait aussi à l'Ordre de ne pas aider les différentes espèces de corbeaux, telles que les corneilles, en raison de leur mauvaise réputation. La seule différence avec Charlotte, c'était que François avait décidé de compenser les manquements de l'Ordre en travaillant dur, pour changer radicalement l'image de son espèce.
Gabriel se souvint également de la discussion qu'il avait surprise entre les gardiens des orques et des springboks, à bord du Sans Souci. D'après leurs dires, les orques attaquaient délibérément les méduses pour réduire leur nombre. Et c'était l'Ordre qui avait ordonné cette attaque, simplement parce que cette espèce lui paraissait trop envahissante. Il se pouvait donc parfaitement qu'elle laisse certaines espèces animales mourir.
— J'ai donc décidé de mettre l'Ordre en pièce, conclut Charlotte. J'ai travaillé dur et longtemps afin d'atteindre cet objectif. Je voulais révéler l'existence des gardiens au monde entier, pour que nous puissions vivre au grand jour et défendre nos espèces. L'Ordre préfère garder le secret sur notre existence, ce qui complique la tâche des gardiens pour aider leur espèce sans se faire repérer.
— Pourquoi cela ? Pourquoi est-ce plus difficile ?
— Eh bien par exemple, si un cheval est emmené dans un abattoir, on ne peut pas autoriser Raphaël à entrer dans l'esprit du cheval pour l'inciter à se rebeller et à s'enfuir, ou encore lui permettre d'intervenir lui-même. On finirait par découvrir l'existence des gardiens. Tu vois comment cela peut devenir complexe de protéger son espèce ? En ce qui me concerne, je travaillais dans l'ombre, en gardant la couverture de lycéenne. Malheureusement, tout a changé lorsque tu as découvert tes propres pouvoirs.
— En quoi cela te concernait ? demanda Gabriel, se doutant de la réponse.
Charlotte soupira et s'assit en tailleur avant de répondre.
— Parce que tu es le gardien des cerfs. L'héritier du fondateur originel de l'Ordre, et que le monde des gardiens attend ta venue depuis plus de deux mille ans. Je me suis toujours doutée que tu avais des pouvoirs de gardiens. Malheureusement, lorsque j'ai appris que tu contrôlais les cerfs, j'ai su tout de suite que tous mes efforts de déstabilisation seraient réduits à néant si tu rejoignais l'Ordre. On y verrait un signe de renouveau.
Elle baissa les yeux et poursuivit :
— Quand je t'ai surpris dans cette forêt, avec ton père et ce cerf que tu as aidé, j'ai tout de suite compris. J'ai tenté de t'empêcher de partir. J'espérais que les sentiments que tu avais pour moi m'aideraient à te retenir. Mais cela n'a pas suffi.
Les joues de Gabriel s'embrasèrent. Il se sentait à la fois honteux et en colère. Elle s'était servie de lui. Depuis le début, elle le manipulait.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Charlotte plongea son regard dans le sien et ajouta :
— Je partageais ces sentiments.
— Des mensonges, pensa Gabriel. Elle prétendait partager ses sentiments, mais quelle certitude pouvait-il avoir alors qu'elle lui avait menti sur tant de choses ? De plus, elle disait se douter de ses pouvoirs depuis toujours, comment était-ce possible ?
— Tu te doutais de mes pouvoirs depuis le début de notre relation ? demanda-t-il, ce n'est pas possible, moi-même je n'en savais rien.
— Ce n'était pas difficile à deviner, répondit-elle en levant les yeux vers lui. Toutes ces rumeurs qui couraient à ton sujet. Le fils du diable ou je ne sais quoi, qui était né avec des cornes. Ça ne pouvait être que le signe de pouvoirs comparables aux miens. Après vous avoir vu dans la forêt, ton père et toi, j'ai fait venir une meute de loups pour surveiller l'évolution de tes pouvoirs.
Un flash traversa l'esprit de Gabriel. Les loups qu'Aislîn avait détectés. Il lui avait paru étrange qu'ils s'installent dans la forêt de Montfermeil. Charlotte les surveillait depuis le début, tout comme Hermann.
— Pourtant, se rappela-t-il, tu t'es faite attaquer par un loup dans la forêt. Je suis venu avec mes cerfs et il s'est enfui. Cela faisait partie de ton plan également ?
— Oui. Je voulais trouver un moyen de te surprendre en compagnie des cerfs, de manière à ce que tu puisses m'en parler librement. Jusque-là, je savais que tu avais découvert tes pouvoirs mais tu ne m'en avais pas parlé. Je m'étais dit que si j'arrivais à te confronter, tu te confierais à moi. Mais tu as continué à me mentir plutôt que de me dire la vérité.
Une bouffée de colère monta à nouveau en lui. Après lui avoir caché tout cela, elle lui reprochait tout de même de lui avoir menti ?
— Alors quand tu es parti, reprit-elle, j'ai prévenu mes espions sur l'île pour qu'ils gardent un œil sur toi, le temps que je vienne moi-même sur Alakyn. J'ai notamment mis le gardien des rats bruns sur ta trace.
— Ah bon ? s'étonna Gabriel.
Il n'avait pas remarqué cette surveillance. Quoiqu'en y repensant...il y avait bien ce rat mort qu'il avait trouvé à la bibliothèque, en prenant des livres dans le rayon des cerfs. Il devait probablement l'attendre là-bas pour l'espionner. D'ailleurs, il y avait également Raphaël qui pouvait le surveiller à distance. Pendant tout ce temps, il avait été à leur merci.
— Pourquoi tu ne m'as pas fait tuer ? interrogea-t-il avec agressivité. Si tu crois que je vais rejoindre votre cause, tu te mets le doigt dans l'œil.
— Ce n'est pas la seule raison, protesta Charlotte. Je suis certaine qu'un jour ou l'autre tu rejoindras notre cause, mais il y a aussi le fait que nous sommes des amis d'enfance. Nous avons même failli nous embrasser si tu ne t'étais pas enfui, ce jour-là, sous le saule. Il est clair que nous partageons des sentiments forts l'un pour l'autre, comme Cervus et Amaroki à leur époque.
Gabriel l'observa, décontenancé. La conversation prenait un tour inattendu. Il y a quelques heures encore, elle lui faisait face sur le champ de bataille et ils s'affrontaient férocement. Et voilà que, maintenant, elle lui parlait d'amour. Il ne pouvait pas se mentir à lui-même : il avait toujours été amoureux de Charlotte. Mais elle était une ennemie à présent. Peut-être essayait-elle de le déstabiliser, pour lui faire baisser sa garde ?
— C'est pour ça que je ne veux pas qu'on te tue, affirma-t-elle avec fermeté. Les rebelles qui me suivent ne sont pas toujours d'accord avec cette décision. C'est la raison pour laquelle je me suis battue avec Paul, le gardien des ours que tu as tué. Il voulait que l'on t'abatte parce que cela règlerait le problème plus facilement. Je n'étais pas d'accord et il s'est attaqué à moi. Je crois que tu as surpris une conversation à ce sujet, n'est-ce pas ? Mais c'est moi le leader de la rébellion. Il n'avait pas son mot à dire.
— Comment es-tu devenue le leader de la rébellion ? demanda Gabriel, à la fois curieux et en colère. Tu n'as que quinze ans ! Et tu en avais douze quand tu as découvert tes pouvoirs !
Charlotte haussa les épaules.
— Je suis bien plus intelligente et mature que la plupart des adultes. Les rebelles ne m'auraient pas suivi s'ils n'avaient pas vu quelque chose d'exceptionnel en moi.
Le manque de modestie de Charlotte lui fit hausser un sourcil. Il pensait la connaître sur le bout des doigts, mais cette assurance qu'elle dégageait lui était étrangère. Était-ce une caractéristique des loups ?
— Et comment as-tu fait pour recruter des partisans ?
— J'ai cherché d'autres gardiens dont les espèces sont traitées cruellement, et je les ai convaincus de me rejoindre. Le premier que j'ai recruté était le gardien des rats bruns. C'est l'espèce qu'on qualifie généralement de « rat d'égout ». Son espèce est considérée comme nuisible dans le monde entier, et l'Ordre ne fait rien pour les protéger car il estime que les rats sont déjà assez nombreux. Leur gardien pourrait agir en leur faveur mais l'Ordre l'en empêche. Par exemple, elle lui a interdit d'étendre son espèce sur certaines zones géographiques. Tout cela pour quoi ? Garder le contrôle. Les rats bruns sont nombreux, et cela fait peur à l'Ordre.
Charlotte s'interrompit, la respiration sifflante. Elle semblait avoir du mal à garder son calme tellement cette situation la révoltait. Elle déglutit avec difficulté avant de reprendre :
— Et puis ensuite ça a été le gardien des chevaux, qui faisait partie de l'Ordre depuis un certain temps déjà, mais qui n'était pas satisfait de la façon dont les chevaux étaient traités. Partout dans le monde, ils sont réduits en esclavage par les hommes. Que ce soit pour le travail ou pour le plaisir de les voir courir dans leurs écuries. Puis il y a eu le gardien des ours, celui des faucons, des chauves-souris, et ensuite ils ont convaincu les railles de lutter pour notre cause. Récemment, nous avons aussi approché le gardien des cobras. Son espèce subit les pires traitements que l'on puisse imaginer, et l'Ordre la soupçonnait déjà de nous supporter en raison de son étrangeté. Mais elle a refusé de nous rejoindre et s'est mise à nous espionner.
Gabriel l'observa attentivement. Malgré lui, sa colère était teintée d'admiration face à l'intelligence, la force et la persévérance de Charlotte.
— Quoiqu'il en soit, tout cela a pris du temps. Depuis deux ans, nous menons des actions de terrain pour déclencher des conflits entre gardiens, pour semer la panique et la zizanie afin de montrer aux gardiens que les failles de l'Ordre sont béantes. Nous sommes au bout de ce travail. Un dernier coup de grâce et l'Ordre tombe.
— Et pour que l'Ordre tombe, répliqua Gabriel avec calme, on a le droit de tuer des gardiens et de les pendre aux arbres ?
— Tous les gardiens que nous avons tués l'avaient amplement mérité, se défendit Charlotte. Ils ont soutenu un système d'oppression et ont eux-mêmes accompli d'horribles missions pour le compte de l'Ordre. Laisse-moi être bien claire : l'Ordre ne fait preuve d'aucune pitié, alors nous non plus. C'est l'oppresseur qui choisit les armes de l'oppressé, il ne faut pas l'oublier.
— ET MOI ?! hurla Gabriel, qui sentit la colère soudainement exploser en lui.JE MÉRITAIS QUE VOUS ASSASSINIEZ LOUCHENKO CHEZ MOI ?! JE MÉRITAIS QUE VOUS LE LAISSIEZ DANS LA MAISON QUE JE DEVAIS OCCUPER ?!
Charlotte soupira et se frotta les yeux d'un air las.
— Je sais que ça peut te paraître extrême, mais cela valait mieux que te tuer. Tu n'as pas idée des pressions que j'ai endurées pour t'éviter le pire. Tu étais censé quitter l'Ordre. Malheureusement ça n'a pas marché, ce qui ne m'étonne pas au fond. Tu es quelqu'un de courageux. Mais de toute façon, tu es trop bouleversé pour réfléchir. Nous devrions laisser passer le temps et parler de tout cela une autre fois. Tu n'es pas prêt à écouter ce que nous avons à dire.
— Mais moi je le suis, Mademoiselle Gauthier, dit une voix derrière eux.
Gabriel sentit son cœur faire un saut périlleux. Il se retourna brusquement et vit Edmond Fabre qui se tenait devant eux, l'air triomphant.
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