Gabriel fendit la foule et se dirigea vers la frontière nord de la ville. Au-dessus de sa tête, de nombreuses nuées d'oiseaux se réunissaient autour de Felestor, prêtes à combattre. Il se dirigea vers les cerfs, et certains d'entre eux s'avancèrent pour lui parler mais il leur fit signe d'attendre. Pour le moment, il cherchait Bel.

Lorsqu'il le trouva, le cerf tentait en vain d'organiser les troupes. En le voyant s'activer dans tous les sens, Gabriel se rendit compte qu'il n'avait aucune notion sur le déroulement d'une bataille. Comment Fabre pouvait-il lui demander d'assurer la défense de la ville ? Il ne savait même pas par où commencer.

— Bel ! dit-il, on en est où ?!

Le cerf se retourna et, apercevant Gabriel, vint dans sa direction.

— Douze mille cerfs, répondit Bel. Tu es sûr que tu ne veux pas que les autres de la forêt nous rejoignent ?

Gabriel fit « oui » de la tête.

— Dans combien de temps est-ce que les rebelles seront là ? demanda-t-il en scrutant l'horizon, où les feux de l'armée ennemie commençaient à apparaître.

— Environ une demi-heure, estima Bel.

— Ça nous laisse peu de temps, dit Gabriel, mais c'est toujours bon à prendre.

Au-dessus d'eux, les aigles géants d'Hermann arrivaient des montagnes du nord. Visiblement, ils avaient contourné l'ennemi et, grâce à leurs larges ailes, étaient arrivés rapidement pour leur prêter main-forte. Les corbeaux également se mêlaient aux aigles impériaux, et leur nombre ne cessait d'augmenter.

— Bon ! s'exclama Gabriel d'une voix forte. Formez les rangs ! Les alphas, vous formerez la première ligne ! Alignez-vous devant moi ! Pas trop près ! Voilà !

Les chefs de clan obéirent sans protester. Ils évitaient de se regarder entre eux, mais c'était toujours mieux que les regards de dégoût qu'ils échangeaient auparavant. Apparemment, la perspective d'affronter un ennemi commun leur avait fait oublier momentanément leurs querelles internes.

— Les autres ! cria Gabriel, répartissez-vous en trois corps ! Un à gauche, un à droite, et le reste avec les alphas ! Je mènerai celui du milieu, et les deux autres seront sous l'autorité de Bel et de Koga !

Il y eut un mouvement confus pendant quelques minutes, mais les trois groupes se constituèrent rapidement.

— Bien, dit Gabriel en fermant les yeux. Maintenant ne bougez pas, je vais essayer un truc.

Il se concentra de toutes ses forces et essaya de pénétrer dans l'esprit de Bel, qui se trouvait à côté de lui. Visiblement, l'adrénaline renforçait ses pouvoirs puisqu'il n'eut aucune difficulté à prendre le contrôle du cerf.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, il se trouvait dans le corps de Bel et ne voyait plus que d'un œil. C'était une sensation très étrange de se retrouver dans un corps qui n'était pas le sien, comme porter un vêtement trop large. Il fallait quelques minutes pour s'habituer à la sensation.

Maintenant, il fallait essayer de prendre le contrôle de Koga. Gabriel ferma à nouveau les yeux et se retrouva dans le corps de Koga. Il tourna la tête vers Bel, qui semblait reprendre ses esprits et regardait autour de lui d'un air hébété.

— Ça ne marche pas, pensa Gabriel, il n'avait pas réussi à garder le contrôle sur les deux cerfs en même temps.

Il ferma une troisième fois les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il se trouvait dans son propre corps et Koga reprenait le contrôle du sien. S'il ne pouvait pas contrôler tous les alphas en même temps, il devrait faire confiance aux cerfs pour assurer une partie de la défense par eux-mêmes. Il ne pourrait que leur transmettre des instructions par télépathie.

Cela devrait suffire, puisqu'ils ne pourraient pas lui désobéir. Mais il aurait aimé avoir une vision globale du champ de bataille, cela lui aurait donné un avantage non négligeable pour mener la défense de façon plus réactive et efficace. Malheureusement, il ne possédait pas encore la maîtrise qu'avaient manifestée Hermann et François durant la cérémonie de danse du vent.

— Bel, Koga ! s'exclama Gabriel, je ne peux pas occuper l'esprit de tous les cerfs en même temps, alors je vous fais confiance ! Menez mes cerfs au combat avec intelligence, prudence et courage !

Les deux cerfs inclinèrent la tête et s'en allèrent afin d'organiser leurs troupes. Gabriel regarda au loin et vit que l'armée était bientôt à leur portée. Plus que quinze minutes. À environ cent mètres devant lui, les fourmis de Fabre s'activaient également. Elles étaient nombreuses, mais est-ce qu'elles pourraient véritablement l'aider à stopper cette première vague ? Les fourmis pourraient éventuellement s'attaquer aux rats, mais que pourraient-elles faire face aux chevaux, aux loups et aux ours ? Probablement pas grand-chose...

Gabriel prit une profonde inspiration. Fabre avait tenté de le réconforter, mais il était le seul à pouvoir stopper cet assaut. Il était le seul à avoir la force militaire suffisante. Ça n'avait rien de très rassurant, mais autant ne pas se mentir : il n'avait pas le droit à l'erreur. Il devait absolument trouver un plan pour prendre l'avantage.

Gabriel réfléchit à toute vitesse. D'après ce que Fabre avait dit, les rebelles comptaient attaquer de front, de toutes leurs forces, en comptant sur leur supériorité numérique et sur la désorganisation de l'Ordre. Ce qui était certain, c'était que l'Ordre n'allait pas réussir à s'organiser à temps pour faire face aux rebelles.

Les cerfs, eux, étaient organisés. En tout cas, ils s'étaient répartis rapidement sous son commandement. Avec un peu de chance, ils seraient donc réactifs pendant la bataille. Mais cela ne changerait pas l'issue du combat sans stratégie adaptée.

Une idée lui vint soudain à l'esprit : les rebelles savaient qu'ils étaient en supériorité numérique, mais Gabriel pouvait toujours leur donner l'illusion du contraire. S'il arrivait à faire croire aux rebelles que les cerfs étaient plus nombreux, peut-être que la panique qui s'ensuivrait dans leur camp suffirait à les faire fuir...

Il pouvait ordonner à Bel et Koga de mener leurs troupes vers l'est et l'ouest, de se cacher derrière les collines et d'attendre l'arrivée des rebelles. S'il arrivait à jouer sur l'effet de surprise et à les prendre en tenaille, cela pourrait peut-être marcher...

Tandis qu'il réfléchissait à ce plan, ses pensées furent interrompues par l'arrivée de Daniel, suivi par un bon millier de coyotes. Gabriel lui jeta un regard en biais. Il devait bien admettre qu'il n'était pas le gardien des loups, mais il restait méfiant à son égard : après tout, il faisait partie du clan des loups. Comment réagirait-il lorsqu'il verrait le gardien des loups dans le camp des rebelles ? Ne serait-il pas tenté de les rejoindre ?

Gabriel secoua la tête. Tant pis, de toute façon il était trop tard. Il devait se concentrer sur son plan avec les cerfs.

— Bel, Koga, appela-t-il, venez voir.

Les deux cerfs s'approchèrent à nouveau de lui.

— Les rebelles sont plus nombreux que nous. Alors voilà ce qu'on va faire : vous allez amener vos troupes sur les flancs ouest et est. Cela nous donnera un champ d'action plus important, et vous pourrez les prendre à revers s'ils approchent jusqu'à moi. Cachez-vous derrière les collines et attendez mon signal.

Les deux cerfs hochèrent la tête et emmenèrent leurs troupes. En les voyant s'éloigner, Gabriel se dit que ce plan n'était peut-être pas terrible mais il ne pouvait pas faire mieux. Maintenant, il ne pouvait qu'espérer un miracle pour que tout fonctionne comme prévu.