Chapitre 46
Dans les jours qui suivirent, les habitants de Felestor arboraient des mines inquiètes ou perplexes à la vue de l'étrange phénomène qui se déroulait sous leurs yeux : des milliers de corneilles et d'aigles impériaux s'étaient perchés sur les toits des maisons, des lampadaires et de la Flèche, observant l'horizon comme s'ils attendaient quelque chose.
Bien sûr, ils savaient tous que cela avait à voir avec les gardiens de ces différentes espèces, mais chacun se demandait ce qui poussait Hermann Sommerfeld ou François Toulon à agir ainsi. Quand quelqu'un lui posait la question, le gardien des corneilles répondait simplement qu'il s'agissait d'un entraînement pour la prochaine danse du vent.
Gabriel, quant à lui, avait pris contact avec Bel par télépathie, et lui avait ordonné de venir à Felestor avec tous les cerfs disponibles, en laissant les biches et les faons dans la forêt sous la protection d'un nombre réduit de cerfs.
Bel était arrivé avec les troupes, et désormais il était courant de croiser des cerfs dans les rue de Felestor. Toutefois, les gens étaient moins étonnés de ce phénomène : de nombreux troupeaux d'animaux se baladaient déjà dans les rues de Felestor et tout le monde savait qu'il y avait beaucoup de cerfs sur l'île. De plus, Gabriel faisait attention à ne pas montrer à quel point ils étaient nombreux. La plupart des cerfs tentaient de ne pas trop se montrer à travers la ville.
Tandis qu'ils préparaient ainsi la défense de Felestor, Fabre informait les gardiens de la situation au cas par cas, afin de s'assurer que seules les personnes de confiance et compétentes pour gérer la situation seraient au courant.
Daniel Vamos Fetcher fut ainsi mis au courant, car il possédait environ mille coyotes disséminés à travers l'île. Gabriel lui demanda comment il était possible que des coyotes soient présents sur Alakyn. Daniel répondit que c'était grâce au Traité de Prolifération, qui obligeait l'Ordre à introduire toute espèce animale sur l'île si leur gardien en faisait la demande. C'était une condition qui avait été imposée par des gardiens au cours de l'histoire, lorsque le temps passé sur l'île les éloignait trop longtemps de leur espèce.
Gabriel, qui se méfiait de lui, se dit que le gardien des coyotes pouvait aisément être le gardien des loups. En tout cas, les deux espèces étaient très proches.
— Et tu ne sais pas qui pourrait être le gardien des loups ? demanda Gabriel en observant sa réaction, tu m'avais dit que le précédent gardien avait disparu il y a deux ans et qu'on n'avait toujours pas retrouvé son successeur.
— J'aimerais bien le savoir, répliqua Daniel, mais je ne savais même pas qu'il était réapparu. Alors, savoir qui c'est...
Il fit un geste qui voulait dire « faut pas rêver ».
— Quoiqu'il en soit, je suis prêt à vous aider si les choses dégénèrent.
Et en effet, les choses ne s'arrangèrent pas. Quelques jours après son retour à Felestor, Fabre convoqua Gabriel dans son bureau. Lorsqu'il s'y rendit, Hermann était présent et avait l'air accablé. Fabre faisait les cent pas et semblait aux prises avec des pensées complexes.
Voyant l'air inquiet de Gabriel, Fabre expliqua aussitôt la situation :
— Nos craintes se sont confirmées. Maintenant que les rebelles ont été découverts, ils ont décidé d'attaquer Felestor de front. Hermann les a entendus en parler. Comme ils ne peuvent plus bénéficier de l'effet de surprise, ils espèrent encore profiter de notre manque de préparation pour renverser l'Ordre.
Le cœur de Gabriel se serra dans sa poitrine.
— Quand seront-ils là ? demanda-t-il.
— Ce soir, répondit Fabre. Et nous devrons être les premiers remparts contre ces assaillants. Il faudra que les défenses de la ville se contentent de quatre à cinq gardiens. L'aide des autres gardiens sera négligeable : ils ne sont pas préparés à l'idée d'une guerre, et surtout ils n'ont pas beaucoup d'animaux sur l'île. Vous vous sentez à la hauteur, tous les deux ?
— Oui, répondirent Gabriel et Hermann d'une même voix.
— Très bien, dit Fabre en continuant de faire les cent pas. François aussi m'a répondu cela. Il dispose d'environ trois mille corbeaux. Je vais lui dire de les rassembler au nord de la ville. C'est par là qu'ils arriveront.
Hermann et Gabriel ne dirent rien. Fabre semblait réfléchir à toute vitesse. Il releva la tête et s'adressa à Gabriel :
— Et vous, combien de cerfs ?
— Vingt mille, répondit Gabriel, mais il y en a dix mille qui doivent rester dans la forêt. Les autres sont dissimulés partout à travers la ville.
— Très bien, jugea Fabre. D'après les informations d'Hermann, les loups sont dix mille. Pareil pour les chevaux.
Gabriel sentit son estomac se nouer. Il pensait qu'il y en avait beaucoup moins lorsqu'il les avait vus dans leur quartier général. L'obscurité l'avait induit en erreur. Comment ferait-il pour les vaincre en infériorité numérique ?
— Les ours sont une dizaine de milliers également. Autant pour les faucons. Les moineaux sont quarante mille.
— Comment savez-vous cela ? s'étonna Hermann.
— Vous n'êtes pas les seuls à pouvoir communiquer télépathiquement avec vos espèces, répondit Fabre. Les fourmis qui se cachent dans la terre, là-bas, évaluent leur nombre et me transmettent ces informations.
— Est-ce que nous avons une chance de les battre ? demanda Gabriel, l'air grave.
— Je n'en sais rien, avoua Fabre. Mais nous ne nous laisserons pas faire aussi facilement. Ils veulent notre peau ? Eh bien, nous la vendrons chèrement ! Allez-y Gabriel. Préparez vos dix mille cerfs, dites-leur d'entourer la ville et de la défendre. Je vais également dire à mes fourmis de vous aider.
Gabriel ferma les yeux. Il pouvait sentir les cerfs se déplacer à travers la ville.Il se concentra de toutes ses forces, et passa le message :
— Cerfs d'Alakyn, appela-t-il, si vous m'entendez, préparez-vous. Nos ennemis approchent de Felestor. L'Ordre a besoin de votre aide. Dirigez-vous vers le nord de la ville et entourez là. Défendez-la contre les loups, les chevaux et les ours qui l'attaquent.
— On peut dire que tu es efficace, dit soudainement Fabre, viens voir.
Gabriel rouvrit les yeux et regarda à travers la baie vitrée. Des centaines de cerfs se mirent à courir à travers les rues de la ville, et les gens s'écartaient avec des cris de surprise sur leur passage. Il les voyait sortir en flot ininterrompu par la frontière nord et remonter la colline qui menait au Colisée. Tandis qu'ils observaient ce spectacle fabuleux et inquiétant, une nuée de corbeaux et d'aigles géants passa devant la baie vitrée et se dirigea dans la même direction.
— Je pense que c'est à mon tour d'entrer en scène, murmura Fabre.
Gabriel colla son nez contre la vitre, et vit une masse sombre qui émergeait de la terre. C'était étrange, on aurait dit que de l'eau noire venait instantanément d'inonder les environs de Felestor. Les fourmis se propageaient rapidement devant la frontière nord. En voyant cela, Gabriel sentit son courage remonter légèrement.
— Bien, fit Fabre, et maintenant, nous n'avons plus le choix. Il faut informer les gardiens pour qu'ils soient au courant de l'attaque, et qu'ils s'y préparent. Sinon, nous aurons une panique sur le dos pendant la bataille.
Il se dirigea vers son bureau et en sortit une espèce de tableau de contrôle. Il appuya sur un bouton, et un son de cor assourdissant retentit autour d'eux. Gabriel plaqua ses mains contre ses oreilles. Ce ronflement aurait suffi à réveiller un mort. Il était si puissant qu'il sentait ses entrailles vibrer, et les murs du bureau tremblèrent légèrement.
Lorsque ce vacarme s'interrompit, Fabre parla dans un micro sur le tableau de contrôle :
— Gardiens, gardiennes. Les rebelles attaquent Felestor par le nord et seront là dans une heure et demie. J'ordonne à tous les gardiens de se préparer à la bataille. Un certain nombre d'entre vous dispose d'au moins un millier d'animaux présents sur l'île, en vertu du Traité de Prolifération. Rassemblez-les au nord de la ville. Quant à ceux qui ne peuvent pas rassembler d'animaux, je leur ordonne de se métamorphoser et de se rendre sur la Place des Sept.
À travers la fenêtre, Gabriel vit les lumières des maisons s'allumer. Des gens en pyjama sortaient dans la rue et regardaient autour d'eux, l'air hébété. En une minute, tout Felestor venait de se réveiller. Pendant ce temps-là, Fabre répétait ce message en différentes langues.
— Allez-y, dit-il enfin à Gabriel, les cerfs auront besoin de vous pour organiser la défense. N'oubliez pas, vous et moi sommes la seule chance d'arrêter cette première vague. Hermann et François peuvent bloquer les airs, mais au sol nous devons arrêter les ours, les loups, les rats et les chevaux. Nous n'avons pas le droit à l'erreur.
Gabriel sentit à nouveau son cœur se serrer dans sa poitrine. Il hocha la tête et quitta le bureau en courant. Il se dirigea vers l'ascenseur et descendit au rez-de-chaussée. Lorsqu'il sortit de la Flèche, de nombreux gardiens arrivaient sur la Place des Sept et, au-dessus de leurs têtes, un grand nombre d'oiseaux que Gabriel ne connaissait pas volaient en rond en suivant leur gardien. La vision de ces gardiens paniqués, qui se pressaient dans les rues, avait quelque chose d'apocalyptique.
En voyant cela, Gabriel se laissa envahir par le doute : avec ce manque d'organisation, il paraissait illusoire de vouloir repousser les rebelles.
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