Chapitre 39
Durant les semaines qui suivirent, Gabriel vécut au milieu des cerfs. Il adopta leur mode de vie et se levait tôt pour les étudier. La plupart du temps, il se contentait de déambuler parmi eux, ses mains effleurant leurs pelages pour emmagasiner le plus de souvenirs et de pensées possible.
De temps en temps, il montait également à dos de cerf pour aller faire un tour dans les bois. Il y prenait de plus en plus plaisir. La plupart du temps, il chevauchait Koga mais il lui arrivait aussi de partir en compagnie d'autres cerfs du sanctuaire. Enfin, il lui arrivait de s'assoir en tailleur au milieu d'un cercle de cerfs et d'arbitrer les conflits qui surgissaient parfois entre deux cerfs du clan. Il s'intégra donc rapidement à la vie de la harde.
À sa grande surprise, il constata que les cerfs du sanctuaire étaient très organisés : certains s'occupaient des petits ; d'autres faisaient des réserves de nourriture en entassant des monceaux de plantes et d'écorce d'arbre ; et d'autres encore s'occupaient de nettoyer et rendre plus confortable l'espèce de nid qu'ils avaient installé dans le sanctuaire.
En outre, Gabriel passait plusieurs heures par jour à tenter de se métamorphoser. Il s'isolait dans la forêt et utilisait la méthode d'Hermann : se vider l'esprit, sentir son corps se métamorphoser, s'imaginer en cerf.... mais rien ne se produisait. Plus la date du combat approchait, et plus la panique grandissait en lui. Néanmoins, chaque jour, il se répétait qu'il finirait par y arriver, comme pour se convaincre lui-même.
Quelque temps après son arrivée dans la forêt, Gabriel partit à la recherche d'écorce de chêne. C'était un met très apprécié par Ella, la femme de Koga. Gabriel l'appréciait énormément : c'était une biche douce et avenante. Elle attendait un faon et Gabriel souhaitait lui faire plaisir en lui ramenant un peu de cette friandise.
Il s'éloigna du clan et arpenta la forêt à la recherche d'un chêne dont l'écorce serait suffisamment mûre et fraîche. Sur son chemin, il croisa une meute de loups géants qui passait par là. Ces derniers lui adressèrent un regard indifférent puis poursuivirent leur chemin.
Gabriel n'avait plus peur d'eux à présent. Il en avait croisé plusieurs fois, et conformément à ce que Bel lui avait dit, aucun d'entre eux ne l'avait attaqué. Parfois, il les surprenait en train de dévorer le cadavre d'un animal mort la veille, ou de boire à l'étang.
En les voyant se comporter ainsi, Gabriel se demanda vaguement qui pouvait bien être leur nouveau gardien, et s'il avait déjà découvert ses pouvoirs. Après tout, il avait dû apparaître depuis la mort de l'ancien dirigeant de l'Ordre. Si c'était bien le cas, il lui faudrait certainement s'entretenir avec lui un jour, puisque les loups étaient des prédateurs pour les cerfs. Il espérait seulement que l'Ordre le découvrirait rapidement.
Gabriel trouva un chêne qui convenait à ses attentes. Il s'approcha et toucha l'écorce humide. Elle exhalait un parfum âcre et frais. Cela conviendrait parfaitement à Ella. Il tira dessus et elle se détacha sans difficulté. Il en arracha un pan entier et s'approcha à nouveau pour recommencer l'opération. Toutefois, un mouvement au-dessus de sa tête attira son attention.
Il leva les yeux et vit une corneille perchée sur l'une des branches du chêne. Ses plumes noires luisaient à la lueur des premiers rayons de soleil. L'oiseau le regardait sans bouger, avec un air malicieux, et Gabriel le reconnut aussitôt.
— Comment tu m'as retrouvé ? demanda-t-il au corbeau, je pensais avoir bien couvert mes traces en quittant Felestor. J'ai même laissé mon bracelet chez moi.
L'oiseau se laissa tomber vers le sol et se métamorphosa en humain, avant d'atterrir dans une roulade gracieuse. François se releva, un sourire aux lèvres. Son regard vert parcourut tranquillement les alentours puis se fixa sur Gabriel.
— J'ai dit à mes corbeaux de voler au-dessus de la forêt, expliqua-t-il en lui serrant la main, je savais que tu devais être avec tes cerfs. T'as causé une belle pagaille à Felestor en disparaissant du jour au lendemain, tu le sais ça ? Aymeric, ton chef de clan, est devenu complètement fou. Il pensait qu'on t'avait attaqué. Après ce qu'il s'est passé, ils étaient tous sous pression. Mais Hermann m'a dit de vérifier si tu n'étais pas par là.
— Bah il avait raison, répondit Gabriel en lui donnant une tape dans le dos, j'étais là.
— Ça n'a pas été facile de te repérer, poursuivit François sur un ton de reproche, on ne voit rien depuis le ciel. Les arbres sont trop denses. Mais bon, j'ai fini par te retrouver. Tu viens ? On rentre, sinon Hermann va faire une syncope.
— Je ne peux pas rentrer, dit Gabriel, je dois apprendre à me métamorphoser, et il n'y a pas de meilleur endroit pour apprendre.
— Tu essayes toujours la méthode d'Hermann, hein ?
— Ouai, admit Gabriel en saisissant un nouveau pan d'écorce. Mais pour le moment, ça ne marche pas très bien.
— Ça ne m'étonne pas. Moi, j'ai appris tout seul à me métamorphoser et je n'ai pas du tout fait comme Hermann te l'a dit.
— Comment tu as fait, toi ? demanda Gabriel en arrachant un morceau d'un geste sec.
— Par hasard. C'était il y a environ un an, un soir comme les autres. Des amis et moi, on avait organisé un barbecue sur le toit de notre immeuble. J'étais assis sur le rebord, et un coup de vent m'a fait basculer dans le vide. J'ai eu la plus grande peur de ma vie. Pourtant, je ne me suis pas écrasé. Lorsque j'ai repris connaissance, quelques jours plus tard, j'étais dans la peau d'un corbeau.
— Ta conscience a refait surface ? s'étonna Gabriel, en se souvenant de ce que lui avait dit Hermann, sur la difficulté de conserver une conscience humaine lors de la métamorphose.
François hocha la tête.
— Et comment as-tu fait pour redevenir humain ?
— J'ai simplement essayé, répondit François en haussant les épaules, et j'ai réussi. Mais j'étais choqué, tu imagines bien. Dans les jours suivants, j'ai réessayé de me métamorphoser en corneille et j'y suis à nouveau parvenu. Mais c'était différent. Je ne m'étais pas transformé sous la panique et donc j'ai réussi à conserver ma conscience. Quelques jours plus tard, l'Ordre est venu chez moi pour me ramener ici. Ils m'ont repéré très rapidement.
— Comment ça se fait ? demanda Gabriel. D'habitude, ils mettent quand même un certain temps avant de repérer les gardiens, non ?
Les joues de François rosirent légèrement.
— Ils..euh...Ils m'ont repéré à cause d'une de mes blagues. J'ai utilisé mes pouvoirs pour faire peur à une fille de mon école, à Lille. Elle s'asseyait souvent à la terrasse d'un bar après les cours, alors je m'y rendais sous la forme d'un corbeau et je me posais sur sa tête pour...euh...enfin...lâcher une fiente. Ça la faisait hurler de terreur, elle courait se réfugier à l'intérieur du café.
Gabriel éclata de rire.
— Ça ressemble à une technique de drague de maternelle !
— Ce n'est pas ça ! s'indigna François. Cette fille était une vraie peste ! Elle méritait une petite leçon ! Une petite fiente bien placée sur ses cheveux !
Gabriel lui adressa un sourire et ramassa l'écorce qu'il avait arrachée.
— Hermann m'a dit que c'était incroyable que j'aie pu reprendre une conscience humaine durant la transformation, continua François.
— Ouai, fit Gabriel. Et maintenant, comment t'y prends-tu pour te transformer ? J'aimerais bien avoir des tuyaux parce que je patauge un peu.
— Je m'imagine en corbeau... et je me métamorphose. Aussi simple que ça. Quand tu y arrives une fois, tu n'as plus les mêmes difficultés. Mais pour toi ça risque d'être plus compliqué. J'ai déjà discuté avec plusieurs gardiens, et la première transformation est toujours difficile. Ça dépend de l'animal que tu dois incarner, du sentiment qui déclenche la métamorphose, et d'un tas d'autres facteurs.
— Comme quoi ? interrogea Gabriel.
— Eh bien, déjà il y a l'aspect physique de l'animal qui peut jouer. C'est généralement plus facile de se transformer en animal petit, comme un insecte ou un oiseau. Quand tu te transformes en animal plus gros, un rhinocéros par exemple, ton corps doit créer de la matière, et c'est donc beaucoup plus difficile. C'est peut-être pour ça que ça a été plus rapide pour moi. Mon corps n'avait qu'à se comprimer... en quelque sorte.
Gabriel s'appuya à son tour contre le tronc d'un arbre.
— Ça va être encore plus compliqué que prévu, soupira-t-il.
— Nul sacrifice, nulle victoire, répondit François avec sagesse. Si j'ai un conseil à te donner, essaye de te mettre dans des situations où tu auras des émotions fortes. Comme de la colère, de la joie, ou même de la peur. Ça aide beaucoup pour les métamorphoses, mais l'Ordre n'encourage pas cette méthode parce que ça fait appel à notre partie animale, et que c'est plus difficile de conserver une conscience humaine avec cette méthode. C'est pour ça qu'Hermann ne t'en a pas parlé.
Gabriel réfléchit à ce que François venait de lui dire. Il hésitait à suivre son conseil. D'un côté, il voulait se métamorphoser pour pouvoir affronter Bel. De l'autre côté, cela comportait des risques. S'il devait ressentir des émotions fortes et qu'il se métamorphosait sans garder sa conscience humaine, il risquait de rester coincé dans un corps de cerf pour toute sa vie. Mais si François y arrivait, pourquoi lui-même échouerait-il ?
— Bon, reprit François en s'étirant longuement, ce n'est pas que je m'ennuie, mais je passe mon examen théorique cet après-midi. Je devrais retourner me plonger dans mes bouquins.
— Oh ! s'exclama Gabriel avec surprise, je ne savais pas que c'était aujourd'hui ! Désolé de ne pas avoir été plus présent pour t'aider à réviser... Bonne chance !
— T'en fais pas, dit François, t'aurais pas pu faire grand-chose de toute façon. Mais je pense que cette fois je l'aurai. J'ai bien révisé.
— Oui, l'encouragea Gabriel, tu vas l'avoir. C'est sûr.
— Je suppose que je ne pourrai pas te convaincre de revenir avec moi à Felestor ? demanda François en se métamorphosant à nouveau en corbeau.
— C'est ça, fit Gabriel. Je vais rester là jusqu'à ce que j'arrive à me métamorphoser.
— C'est ce que je pensais. J'aurais aimé voir tes cerfs, mais ça sera pour la prochaine fois. Je dirai à Hermann que je t'ai aperçu dans la forêt mais que je t'ai perdu de vue. Comme ça, il sera rassuré sur ton état de santé, et tu ne seras pas obligé de rentrer.
— Merci, répondit Gabriel. À un de ces quatre !
François reprit son envol. Gabriel le regarda s'élever rapidement dans les airs et disparaître au-dessus de la cime des arbres. Quand il disparut complètement, Gabriel ramassa les écorces de chêne et les traîna derrière lui jusqu'au sanctuaire.
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