Chapitre 27
Gabriel passa les semaines suivantes enfermé chez lui, à lire avec frénésie. En parcourant son premier ouvrage sur les cerfs, une sorte d'obsession passionnée s'était emparée de lui. Il dévorait ses livres si vite qu'il devait régulièrement retourner à la Flèche afin de refaire le plein. Chaque fois qu'il pénétrait dans la bibliothèque, il y trouvait François Toulon qui s'arrachait les cheveux devant ses propres manuels, assis toujours au même endroit.
Le gardien des corbeaux était la personne la plus étrange qu'il ait jamais rencontrée, et Gabriel l'appréciait de plus en plus. François était radicalement différent de lui, c'était une personne bruyante et exubérante. Il détestait lire (ce qui semblait étrange parce qu'il était tout le temps à la bibliothèque) mais adorait faire des blagues et de mauvais jeux de mots. Plus le jeu de mots était mauvais, plus le fou rire de François était difficile à arrêter.
Quand ils allaient déjeuner ensemble, il arrivait également à François de se mettre à danser en pleine rue, sans raison apparente. Lorsque cela lui arrivait, Gabriel s'éloignait aussi vite que possible, gêné de son comportement.
Une fois, alors qu'ils marchaient dans la rue et que François exécutait l'une de ses chorégraphies habituelles, un gardien qui passait par là avait adressé un regard méprisant à François en murmurant « Cretino... »
François s'était aussitôt retourné avec un grand sourire et lui répondit avec enthousiasme :
— Incantato di incontrarti, Cretino, io è Francesco (« Ravi de te rencontrer, Crétin, moi c'est François »).
Il serra chaleureusement la main du gardien italien, qui le regardait d'un air médusé, puis s'éloigna en riant à gorge déployée. Outre son caractère exubérant, François possédait une seconde caractéristique qui le distinguait de tout autre gardien : il était intarissable dès qu'on lui parlait des corbeaux.
— Non mais tu comprends, disait-il, les corbeaux sont mal vus uniquement parce qu'ils sont noirs, et qu'on pense qu'ils sont porteurs de mauvais présages. Moi je trouve ça complètement débile ! Dans la mythologie nordique, les corbeaux Hugin et Munin sont considérés comme des messagers de dieu ! Des messagers de dieu ! Tu te rends compte ?!
François frappait alors du poing sur la table.
— Comme quoi, ça prouve bien que les pays scandinaves sont les plus évolués ! Et puis regarde les panthères, tout le monde trouve que c'est un animal noble, qui a la classe ! Alors pourquoi pas les corbeaux ?
Gabriel hochait la tête sans rien répondre.
— En plus je vais te dire, ce sont de sacrés farceurs les corbeaux ! Ils n'arrêtent pas de faire des blagues. Bien sûr les humains n'entendent que leurs croassements, mais moi je sais bien qu'ils passent leur temps à se marrer. Ce sont des bons vivants. Et ils sont très rusés, très intelligents ! Parfois, je dirais même qu'ils sont plus intelligents que les humains !
Gabriel le laissait poursuivre ses plaidoyers en l'observant d'un œil amusé. Ils achevaient leurs repas et retournaient à la bibliothèque. Ils empruntaient de nouveaux volumes et Gabriel rentrait dans le quartier des cerfs tandis que François rejoignait celui des tourterelles.
Outre les livres sur les cerfs, Gabriel empruntait également des livres racontant l'histoire de gardiens célèbres. S'il avait été un peu rebuté par l'histoire personnelle de Cervus, il se sentait plus à l'aise en lisant les exploits d'autres gardiens célèbres.
Il fut particulièrement intéressé par un livre relatant l'histoire des perroquets. Il lut avec passion l'histoire de Cameron Dawson, un riche industriel irlandais du 17e siècle qui avait découvert son pouvoir de gardien des « araschloroptères », une race de perroquet, durant un voyage aux Indes.
Ce gardien avait la fâcheuse réputation de parler avec d'autres humains durant ses métamorphoses en perroquet. Il parcourait les villes en s'adressant aux passants dans la rue, et s'amusait à répéter tout ce qu'il entendait. C'est ainsi que les perroquets acquirent la réputation d'être des oiseaux sachant parler et répéter ce qu'on leur disait.
Gabriel emprunta également des livres dans la section de la bibliothèque consacrée aux transformations partielles et aux hybrides. Il dévora plusieurs ouvrages sur les minotaures, les loups-garous, ou encore les sphinx.
Il apprit notamment que l'Ordre avait eu énormément de mal à maintenir secrète l'existence des gardiens lorsque certains d'entre eux se métamorphosaient publiquement en animaux. Bien souvent, cela était le fait des railles, qui n'avaient plus rien à perdre puisque leurs espèces étaient éteintes. C'est la raison pour laquelle ils étaient confinés sur l'île.
Suivant le conseil du contrôleur, Gabriel avait lu et beaucoup apprécié le livre racontant la vraie vie de Jules César, l'ancien gardien des criquets. Ayant vécu il y a deux-mille-cent ans, l'empereur romain avait utilisé son pouvoir afin de bâtir un empire qui s'étendait sur tout le pourtour de la méditerranée. C'était logique, puisqu'il s'agissait de la région où les criquets étaient les plus abondants.
Son armée de criquets rasait des villes entières, tuant les hommes et ravageant les récoltes. Lorsqu'il arrivait avec l'armée impériale, ses ennemis étaient déjà morts ou vaincus. Ces ravages étaient devenus légendaires, à tel point que la Bible reprenait ces évènements, un siècle plus tard, pour en faire l'une des "dix plaies d'Egypte". Mais Brutus, fils de César, qui savait également parler aux criquets et qui était probablement leur futur gardien, tua son père d'un coup de couteau en plein cœur.
À mesure qu'il parcourait les livres d'histoire que contenait la bibliothèque, Gabriel se rendait compte que la plupart des guerres dont il avait appris l'existence dans ses cours d'histoire impliquaient des gardiens. C'était le cas pour la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, mais également pour les deux guerres mondiales, la guerre d'Indochine, la guerre du Vietnam, la guerre de sécession aux États-Unis et les multiples guerres entre la Chine et le Japon.
— Ah mais ça c'est normal, lui dit un jour François, qui passait désormais chez lui presque quotidiennement. Ce qui est sûr, c'est que sans l'Ordre, ça aurait pu être bien pire. Tu n'imagines pas le nombre de guerres que l'Ordre a empêché.
— J'en suis sûr, répondit Gabriel en s'asseyant dans le sofa du salon, mais quand même ! C'est à croire que le monde irait beaucoup mieux sans les gardiens. J'aurais peut-être dû rester avec ma famille au lieu de venir ici.
— Ne dis pas de bêtise, répliqua François en s'affalant sur le fauteuil d'à côté. Les cerfs ont besoin de toi, autant que les corbeaux ont besoin de moi. Sans nous, ils seraient en danger. Ta famille peut être fière, c'est une belle mission.
— Toi aussi tu as dû quitter ta famille ? interrogea Gabriel.
— Oui, répondit François d'un air sombre, mais je ne vivais qu'avec mon père. Ma mère est morte lorsque j'étais jeune, alors il n'y avait que nous deux.
Apparemment, François ne voulait pas en dire plus. Il allongea ses jambes, les posa sur la table et se racla la gorge.
— Et sinon, finit-il par dire, tu as une copine ?
La question prit Gabriel au dépourvu. Il fit semblant de ne pas avoir entendu, mais l'image de Charlotte s'approchant de lui sous le saule surgit dans son esprit.
— Eh bien ? insista François avec un sourire en coin.
Gabriel remua sur le sofa, mal à l'aise. Il n'avait pas vraiment envie de parler de Charlotte, mais il ne pouvait pas esquiver la question.
— En fait, pas vraiment, non.
— Je ne te crois pas, répliqua aussitôt François. Tu as hésité. Il y a quelqu'un. Dis-moi tout.
— Bon, soupira Gabriel, si tu veux. Elle s'appelle Charlotte. C'est mon ami d'enfance, et j'ai toujours eu un faible pour elle. Mais il ne s'est jamais rien passé entre elle et moi.
François eut l'air franchement déçu, ce qui eut le don de piquer l'orgueil de Gabriel à vif.
— Enfin il s'est presque passé quelque chose, ajouta-t-il. Elle a essayé de m'embrasser lorsque je lui ai annoncé que je partais pour Alakyn.
François se redressa brusquement sur son fauteuil, l'air intéressé. Ses yeux verts brillaient de curiosité. Il avait enfin quelque chose à se mettre sous la dent.
— Elle t'a embrassé ? répéta-t-il, goguenard. Et alors ? C'était bien ?
— Je me suis enfui, avoua Gabriel. C'était quelques jours avant mon départ, et elle était bouleversée. Je me suis dit que ça rendrait les choses plus difficiles, alors j'ai reculé et je suis parti.
François avait l'air scandalisé. Il frappa violemment la table avec la paume de sa main, ce qui fit sursauter Gabriel.
— J'y crois pas ! s'exclama-t-il en lui adressant un regard indigné. Une fille essaye de t'embrasser, et toi tu t'enfuis ?! Mais qu'est-ce que t'as dans la tête ?!
— Eho, ça va hein ! se défendit Gabriel. Si je l'avais embrassé, ça aurait été encore plus difficile de partir...
— Mais on s'en fiche de ça ! l'interrompit François en faisant de grands moulinets avec les bras. En amour, comme à la guerre, pas de pitié pour l'animal blessé !
Gabriel éclata de rire. La formule de François était totalement absurde. Le poids qu'il ressentait à l'estomac en pensant à Charlotte s'allégea légèrement. Les évènements qui s'étaient passés entre elle et lui prenaient une autre tournure, quasi comique.
— Enfin je me moque, reprit François en se redressant, mais t'es quand même allé plus loin que moi. De mon côté, c'est le néant total. Je n'ai jamais eu de copine, tu te rends compte ? Pourtant, je peux faire des trucs plutôt cools en tant que gardien des corbeaux. Je veux dire, avec les pouvoirs qu'on a, on devrait pouvoir draguer.
Gabriel n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle, mais François n'avait pas tort. Décidément, les perspectives qu'ouvraient les pouvoirs de gardien étaient bien plus larges que ce qu'il avait envisagé.
— Bon, dit François en regardant sa montre, ce n'est pas tout mais je devrais travailler un peu. Je vais y aller.
— Attends, dit Gabriel en se levant du sofa, je t'accompagne.
Ils montèrent à l'étage, et Gabriel ouvrit la fenêtre de la chambre. Lorsqu'il se retourna, un corbeau se tenait à l'endroit exact où se tenait François quelques secondes auparavant.
— J'aimerais tant pouvoir faire ça, commenta Gabriel en le regardant sautiller vers lui. Et dire que tu n'as même pas encore passé l'examen théorique !
— Ça viendra, répondit François, rassurant. À la prochaine, vieux !
Le corbeau sauta par la fenêtre et déploya ses ailes, avant de disparaître au loin.
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