La Place des Sept était si vaste que Gabriel en apercevait à peine le bout. Le sol pavé rappelait à Gabriel certains quartiers du vieux Paris. De l'autre côté de la place, la Flèche se dressait fièrement vers le ciel. Une fois que l'on se trouvait à côté, on comprenait à quel point elle était grande. Gabriel avait déjà vu la tour Eiffel, et la Flèche était au moins aussi haute.

À gauche et à droite, des gradins bondés de monde formaient une place rectangulaire. Les gradins se divisaient en sept sections, et chaque section arborait des vêtements de couleurs différentes : blancs ; rouges ; bleus marine ; verts bouteille ; bleus ciel ; jaunes ; et gris. Les gardiens qui y prenaient place discutaient avec excitation en attendant le début de la cérémonie. Une estrade surmontée d'un pupitre avait été installée au milieu de la place.

Malgré le stress qui montait en lui, Gabriel remarqua que les gardiens assis dans les différentes sections n'avaient pas l'air de très bien s'entendre. Ils se jetaient mutuellement des regards noirs, murmuraient d'un air furieux, et s'adressaient même des insultes.

Soudain, un son de trompette résonna autour d'eux et cinq hommes portant des bannières apparurent pour se placer à côté de l'estrade. Aussitôt, des huées et des acclamations s'élevèrent des gradins. À l'exception de deux d'entre eux, chacun portait une seule bannière. Ils les posèrent devant eux, côtes à côtes. Les deux hommes qui portaient deux bannières chacun déposèrent leur fardeau avec une expression de dégoût, comme si le fait de porter les couleurs d'un autre clan les salissait.

Chaque bannière représentait respectivement un loup, un aigle impérial, un autre oiseau que Gabriel ne reconnaissait pas mais qui ressemblait à un pigeon, un cheval, un calmar, une tortue de mer et...un cerf.

Le cœur de Gabriel fit un bond dans sa poitrine. La bannière de Cervus Sylbee. Le cerf doré faisait un bond en avant, comme Aislîn lorsqu'il le chevauchait. Le fond de la bannière était vert bouteille, et la devise du clan était écrite en lettres d'or : « Secrecy is Safety ».

— Le secret est la sécurité ?

Les traits de Gabriel s'affaissèrent légèrement. Après « Strongest in the sea » et « Purebred », il s'attendait à quelque chose de plus...fier, de plus noble ou courageux. « Secrecy is Safety », c'était une drôle de devise.

— Cette saleté de poiscaille a osé porter la bannière des chevaux à ma place ! rugit Raphaël à l'oreille de Gabriel, le faisant sursauter. Vous m'excusez, je dois reprendre ma place de chef de clan !

Il se précipita jusqu'aux bannières et se plaça derrière celle des chevaux en jetant un regard furieux à l'homme blond qui avait porté la bannière des chevaux en plus de celle des calmars.

Les autres gardiens qui les avaient accompagnés en chemin rejoignirent les gradins, et il ne resta bientôt plus que le petit groupe de nouveaux gardiens, vers lequel tous les regards convergèrent. Le contrôleur s'éloigna pour parler aux différents chefs de clans qui se tenaient près des bannières, avant de rejoindre lui-même les gradins.

Tandis qu'ils attendaient, un homme fendit la foule, gravit l'estrade et prit place derrière le pupitre. Dès qu'il apparut, le brouhaha des conversations s'estompa. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux gris coupés en brosse, à l'air sec et intelligent. Il portait un costume bleu foncé assorti à une cravate de la même couleur, et des lunettes browline étaient posées sur son nez aquilin. Son visage ridé se terminait par une barbe fournie, mais bien taillée. On aurait dit un cadre de banque des années soixante.

Il s'éclaircit la gorge, puis parla d'une voix forte qui résonna sur toute la place :

— Bienvenue, chers amis, à la cérémonie semestrielle d'accueil des nouveaux gardiens. Je suis Edmond Fabre, gardien des fourmis et des phoques, dirigeant de l'Ordre, et je présiderai cette séance. Aujourd'hui, nous accueillons les gardiens venus d'Europe de l'ouest et d'Afrique subsaharienne.

Il remonta ses lunettes sur son nez avant de poursuivre :

— Lorsque j'appellerai vos noms, vous vous placerez devant les bannières, et vous nous annoncerez quelle espèce vous contrôlez. Je vous proposerai alors un clan, mais il n'appartient qu'à vous de suivre mon avis ou de le rejeter.

Fabre fit une pause et balaya la place du regard.

— Comme vous le savez peut-être, l'Ordre est composé de sept clans fondés par chaque fondateur, et qui sont répartis en trois groupes : les gardiens des terres, les gardiens des mers, et les gardiens des airs, en fonction de l'espèce que vous contrôlez. Par exemple, si vous contrôlez les hirondelles, vous êtes un gardien des airs. Si vous contrôlez un poisson, vous êtes un gardien des mers. Chacun de ces trois groupes est lui-même divisé en deux clans, qui représentent d'un côté les prédateurs carnivores, et de l'autre les espèces pacifiques. Donc pour les gardiens des mers, si vous êtes le gardien des requins, vous irez dans le clan des prédateurs, c'est-à-dire celui des calmars. Si au contraire vous contrôlez un animal pacifique comme le saumon, vous irez dans le clan des tortues.

Gabriel poussa un soupir de soulagement. Il s'attendait à pire comme rite d'initiation. Peut-être était-ce pour cela qu'Hermann n'avait pas pris la peine de lui expliquer ; il savait que ce n'était pas si terrible. Sept clans, divisés en trois groupes. Mais cela signifiait qu'il y avait un groupe avec trois clans ?

— Pour les gardiens des airs, la même répartition se fait entre le clan des aigles pour les prédateurs, et des tourterelles pour les pacifiques. Enfin, pour les gardiens des terres, le choix est un peu plus complexe puisque vous avez un clan de prédateur, et deux clans de pacifiques. Le clan des loups pour les prédateurs, et les clans des chevaux et des cerfs pour les pacifiques. Le clan des chevaux est le clan classique des gardiens de terres pacifiques. Le clan des cerfs est réservé aux espèces plus particulières, qui ne s'insèrent dans aucune des catégories que je viens d'évoquer.

Gabriel fronça les sourcils. Les espèces particulières ? Qu'est-ce que Fabre voulait dire ? En tout cas, il savait qu'il irait certainement dans le clan des cerfs. Même s'il aurait préféré aller dans le clan « normal » des chevaux, la scène à laquelle il avait assisté quelques minutes auparavant entre Raphaël et le raille l'avait déjà convaincu de ne jamais choisir ce clan.

— Rappelez-vous que ce choix est définitif, avertit Fabre d'un air grave. Si jamais, malgré mon avis, vous avez du mal à choisir, vous pouvez vous aider des devises qui sont propres à chaque clan, et qui sont inscrites sous chaque bannière. Lorsque vous aurez fait votre choix, l'un de ces sept animaux : le loup, le cerf, le cheval, le calmar, la tortue, la tourterelle ou l'aigle ; deviendra votre animal totem. Votre tuteur. Votre mentor. Votre symbole. Alors, choisissez avec prudence.

Gabriel leva les yeux vers les bannières. La plus à gauche représentait la silhouette d'un loup sur fond blanc, et la devise était écrite en rouge : Indomitable. Indomptable. Cela ne lui correspondait pas comme devise, et ce clan regroupait des prédateurs. Les cerfs n'étaient pas agressifs avec les humains. Du moins en général...

— Lucie Audier ! appela Fabre, en cochant une case sur la liste qu'il avait devant les yeux.

Une jeune femme d'une trentaine d'années, portant une broche représentant un oiseau aux larges ailes, se détacha de leur groupe et avança d'un pas hésitant jusqu'aux bannières. Elle lut les inscriptions et réfléchit pendant un temps qui sembla une éternité. Un silence d'attente régnait dans les gradins. Gabriel remarqua que la section réservée au clan des cerfs était au moins deux fois moins importante que celle des autres clans. La section rouge était celle qui comptait le plus de membres.

— Lucie Audier, s'exclama finalement la femme, ramenant Gabriel sur terre. Gardienne des cigognes !

Fabre répondit aussitôt :

— Vous êtes une gardienne des airs, et votre espèce n'est pas carnivore. Je vous assigne le clan des tourterelles. Quel est votre choix final ?

— Je...Je choisis le clan des aigles !

Des applaudissements et des sifflets retentirent dans les gradins, et Fabre fit un geste de la main pour ramener le calme tandis que Lucie se dirigeait vers la bannière rouge. Le chef du clan des aigles, qui tenait la bannière, lui tendit la main avec un grand sourire, qu'elle serra chaleureusement avant de se placer derrière lui.

— Omar Bachir !

L'homme s'avança et choisit directement le clan des calmars que lui avait suggéré Fabre. Gabriel reporta son attention sur les bannières ; afin de prendre la bonne décision quand son tour viendrait.

La seconde bannière après celle des loups représentait la silhouette d'un aigle impérial sur fond rouge. La devise, écrite en bleu ciel, disait : « Guardian of skies ». Pas très original pour un gardien d'oiseaux... Et puis d'ailleurs, il ne comprenait pas pourquoi Hermann n'était pas le chef du clan des aigles. Après tout, c'était lui le gardien des aigles impériaux ! Mais où était-il ? Gabriel le chercha des yeux mais il n'assistait pas à la cérémonie.

— Maxime Christin, gardien des fennecs !

Fabre réfléchit plus longuement cette fois-ci, avant d'annoncer :

— Je vous assigne le clan des loups.

— J'accepte votre assignation !

La troisième bannière représentait une tortue sur fond bleu marine ; « Wise and immortal ». Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Wise, cela voulait dire sage ; mais pourquoi immortal ? Est-ce que les gardiens pouvaient devenir immortels ? Ils vivaient plus longtemps que la moyenne, mais de là à les qualifier d'immortels...

— Emile Olmer, gardien des fouines !

— Une espèce intéressante, commenta Fabre. Vous avez le choix entre les chevaux et les cerfs. Je vous assigne les cerfs.

— Je préfèrerais rejoindre le clan des chevaux !

La quatrième bannière, au centre, était celle des cerfs ; et la sixième celle des chevaux. Gabriel se tourna vers la cinquième ; la seule bannière qu'il n'avait pas encore examinée. Elle représentait la silhouette d'un oiseau qui ressemblait vaguement à un pigeon sur fond jaune. Une tourterelle. La devise disait : « Love is everything ».

— Pas mal, pensa Gabriel, mais un peu niais. Il n'intégrerait certainement pas ce clan. Néanmoins, en dehors du clan des cerfs, c'était le seul qui le tentait. D'un autre côté, il n'était absolument pas un gardien des airs...

— Gabriel Prodel !

Gabriel sursauta en entendant son nom. Les regards des autres nouveaux gardiens se posèrent sur lui. Il s'avança lentement, le cœur battant, en faisant attention à ne pas trébucher. Ses jambes tremblaient, une sueur brûlante coulait le long de sa tempe. Il pouvait sentir tous les regards sur lui, comme autant de projecteurs de scène.

Après avoir traversé la place pendant un moment qui lui sembla interminable, Gabriel s'arrêta enfin devant les sept bannières. Il remarqua qu'il n'y avait toujours que six chefs de clans qui se tenaient près des bannières. Personne ne représentait le clan des tortues.

— Alors mon petit, lui dit Fabre en se penchant par-dessus son pupitre, dis-nous de quelle espèce tu es le gardien.

— J..hem...je suis le gardien des cerfs, balbutia Gabriel.

Le visage de Fabre se figea. Il baissa les yeux vers son papier, regarda probablement une ligne qui correspondait à Gabriel, et fronça légèrement les sourcils. Il releva lentement la tête et annonça d'une voix forte :

— Gabriel Prodel ! Gardien des cerfs ! Nous avons un héritier de fondateur. En toute logique, je lui assigne le clan des cerfs !

Des murmures s'élevèrent dans les gradins.

— Il a bien dit le gardien des cerfs ?

— Le gardien des cerfs ?! Ce n'est pas possible !

Fabre fit un signe de la main et le silence revint. Gabriel tourna la tête, et s'aperçut que les personnes habillées de vert s'étaient levées pour mieux le voir. Les autres retenaient leur souffle. On aurait pu entendre une mouche voler. Tous semblaient attendre de voir quel serait son choix. Gabriel se tourna à nouveau vers Fabre, qui le dévisageait avec attention du haut de son estrade.

Mais soudain, un fracas retentit dans les gradins. Gabriel se retourna vivement, et vit une femme de la section jaune sauter de sa rangée et atterrir comme un chat devant les gradins. Elle avait les cheveux ébouriffés et des yeux bleus protubérants. Une aura de folie se dégageait d'elle.

— Restez où vous êtes ! ordonna Fabre avec autorité. Personne ne doit interrompre la cérémonie !

— C'est lui ! cria-t-elle sans faire attention à Fabre, le prince des forêts est revenu ! Nous sommes sauvés !

Elle se rua vers Gabriel, mais d'autres gardiens se jetèrent sur elle pour la maîtriser. Elle poussa un horrible hurlement avant de se faire traîner en arrière. Sa voix s'éloigna de plus en plus, puis disparût au loin. Ébranlé, Gabriel se retourna vers l'estrade.

— Comme c'est intéressant, commenta Fabre en regardant Gabriel, comme s'il ne s'était rien passé.

Il examinait Gabriel avec l'air d'un médecin devant un cas original. Gabriel se sentait de plus en plus mal à l'aise. La chaleur devenait étouffante. Au moins, Hermann n'avait pas menti sur cette histoire de microclimat.

— Après plus de deux mille ans, nous avons enfin un nouveau gardien des cerfs parmi nous. Et très jeune en plus. Tu vas peut-être devoir céder ta place en tant que chef de clan, Aymeric, ajouta Fabre en baissant les yeux vers celui qui portait la bannière des cerfs. Je doute que ce jeune homme reste un apprenti très longtemps.

Aymeric, un homme brun d'environ quarante ans, fit un sourire qui ressemblait plus à une grimace. Son nez busqué lui donnait un petit air de Charles. Il regardait Gabriel à la fois avec froideur et curiosité, comme s'il ne savait pas quel comportement adopter.

— Bon, reprit Fabre, quel clan choisissez-vous ? J'imagine que ce sera celui des cerfs ?

Gabriel se sentit légèrement agacé. On ne lui laissait quasiment pas le choix. Et s'il avait eu envie de choisir le clan des tourterelles ? Ou des tortues ? Il n'appréciait pas qu'on lui force la main. D'un autre côté, il ne pouvait pas changer de choix juste par défi.

Il leva à nouveau les yeux vers la bannière vert-bouteille. Les mots « Secrecy is safety » brillaient devant lui, et Gabriel essaya de s'en imprégner. Le secret est la sécurité. Cela n'avait pas de sens pour lui, mais peut-être que cela en aurait plus tard. En tout cas, son choix était fait.

— Je choisis le clan des cerfs !