Chapitre 14
À mesure qu'ils s'éloignaient de la région parisienne, Gabriel sentit un froid intense s'insinuer dans sa poitrine. Pourtant, le climat n'était pas en cause, il en était sûr. Au bout d'un moment, il devina que cela avait un rapport avec l'éloignement des cerfs de la forêt de Montfermeil.
Il commençait à comprendre le fonctionnement de ses pouvoirs : chaque fois qu'il s'approchait d'un cerf ou d'un membre du clan, il sentait une sorte de flamme claire et chaude qui s'allumait dans sa poitrine. Plus il approchait d'un cerf, plus il pouvait visualiser cette flamme dans sa tête. C'était cette chaleur qui l'attirait comme un aimant vers les cerfs de la forêt.
Il avait remarqué que chaque cerf allumait en lui une flamme différente, qui lui permettait d'identifier chacun d'entre eux avant même de les voir. Il pouvait même deviner leur humeur et savoir s'il avait un problème. Calahan provoquait une flamme rouge, chaude et réconfortante. Mira était reconnaissable par sa flamme jaune vif, légère et dansante. Aislîn, quant à lui, avait une flamme bleue, plutôt lourde et très stable.
— Bon Gabriel, dit Hermann, le regard fixé sur la route, je vais te faire un topo sur le programme. Nous nous dirigeons vers Brest, à l'ouest de la France. Arrivés sur place, nous prendrons un bateau qui nous conduira sur l'île d'Alakyn. C'est là-bas que se trouve l'Ordre des Gardiens. Le navire qui nous attend est spécialement affrété par l'Ordre, alors il n'y aura que des gardiens à bord. Beaucoup parmi eux sont arrogants, alors ne réponds pas à leurs provocations si jamais ils s'en prennent à toi. Je n'ai pas envie de voir un cerf se battre en duel avec un taureau ou un ours. Compris ?
— Oui, répondit Gabriel.
— Bien.
Hermann accéléra et s'engagea sur l'autoroute.
— Elle est où exactement, l'île d'Alcaline ? demanda Gabriel.
— D'Alakyn, rectifia Hermann. Elle se trouve entre l'Islande et le Groenland, au sud d'un bras de mer qu'on appelle le Détroit de Danemark. C'est une île cachée, que seuls les gardiens peuvent trouver.
— Cachée ? répéta Gabriel. Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Hermann mit son clignotant et changea de voie, avant de répondre :
— Eh bien, je ne connais pas les détails mais il existe une sorte de champs magnétique autour de l'île qui l'empêche d'être détectée. L'Ordre dispose d'instruments spéciaux afin de retrouver son emplacement, mais sinon personne ne pourrait y avoir accès. C'est comme si elle était invisible.
— Ça a l'air compliqué, marmonna Gabriel.
— Ça l'est, confirma Hermann en dépassant une voiture. L'île d'Alakyn est très belle. La moitié de sa surface est recouverte par une forêt à l'ouest. Au nord, il y a une chaîne de montagnes où vivent des aigles impériaux. Le dernier quart de l'île, au sud-est, est constitué de plaines. C'est dans ce quart sud-est que se trouve Felestor, la seule ville habitée uniquement par des gardiens. Elle abrite le quartier général de l'Ordre. C'est un endroit magnifique, surtout en hiver. Il y fait très bon, en raison d'un microclimat qui protège l'île. Tu n'auras plus besoin de gros blouson une fois là-bas, il y fait aussi bon qu'en printemps.
— C'est gentil d'avoir prévenu avant, grogna Gabriel. Sa valise était remplie de pulls en laine et d'épaisses chaussettes.
Ils roulèrent pendant plusieurs heures. Gabriel somnolait contre la portière en regardant le paysage défiler. Le soleil arriva à son zénith et réchauffa l'intérieur du véhicule. En fin de journée, ils pénétrèrent enfin dans Brest. Hermann s'arrêta dans le parking d'un hôtel en bord de mer.
C'était un édifice moderne, au style épuré. Ils furent accueillis par une réceptionniste, qui leur donna les clefs de leur chambre et les invita à passer dans le restaurant lorsqu'ils auraient faim. Ils déposèrent leurs affaires dans leur chambre et descendirent dîner.
— Il faudra qu'on se réveille tôt demain, lui annonça Hermann tandis qu'on déposait deux assiettes devant eux. Le bateau ne fait escale à Brest que pour quelques heures et repart vers Alakyn. Cela prendra environ trois jours avant d'arriver sur l'île.
Gabriel hocha la tête en se coupant un morceau de steak, qu'il fourra dans sa bouche.
— Cha fait combien de temps que vous chêtes dans l'Ordre ? interrogea-t-il, la bouche pleine.
— Laisse-moi réfléchir..., marmonna Hermann en se frottant les yeux d'un air las, je crois que ça doit bien faire soixante-sept ans. À une ou deux années près.
Gabriel interrompit sa mastication et évalua Hermann d'un regard sceptique.
— Choichantechept ans ?
— Ch'est bien cha, répondit Hermann en lui adressant un sourire.
Gabriel déglutit avant de reprendre :
— Mais ce n'est pas possible ! Vous avez l'air d'avoir trente-deux, trente-trois ans maximum !
— C'est un avantage des gardiens, affirma Hermann en décortiquant consciencieusement son poisson. Nous vieillissons beaucoup moins vite que les humains normaux. Certains d'entre nous vivent facilement jusqu'à deux cents – trois cents ans, voire plus. Moi, j'ai cent douze ans.
Cette nouvelle stupéfia Gabriel. Hermann avait l'air si jeune ! Cela signifiait probablement que lui aussi vivrait très longtemps, mais il ne savait pas si cela le rassurait ou l'effrayait davantage.
— Et vous faites quoi dans l'Ordre, questionna-t-il, avide d'en savoir le plus possible.
Hermann avala un morceau de saumon avant de répondre.
— Je suis un oxcellor. Un haut gradé, si tu préfères. Ma mission est de détecter les nouveaux gardiens et de les convaincre de rejoindre l'Ordre. Si leurs pouvoirs sont déjà développés, je leur propose de l'intégrer en tant qu'ambassadeur de leur espèce animale ; et si leurs pouvoirs sont jeunes, je leur propose d'entrer dans notre programme de formation. Toi, tu entres dans le programme de formation.
— Vous avez d'autres « élèves », en ce moment ? demanda Gabriel en mimant des guillemets.
— Deux autres français, énuméra Hermann sur ses doigts. Dont un qui a ton âge. J'ai également un allemand et un suédois. Une magnifique récolte, cette année. Trouver deux gardiens adolescents la même année, c'est extraordinaire. La plupart de ceux que je recrute ont au moins vingt-cinq ans. Mais toutes mes autres recrues sont déjà à Felestor depuis six mois. Tu les rencontreras peut-être lors de ta formation.
Gabriel voulut poser d'autres questions mais Hermann avait l'air lassé d'y répondre. Ils finirent leur repas et montèrent se coucher. Une fois dans sa chambre, Gabriel entra dans la salle de bain pour prendre une douche.
Il ferma les yeux et laissa l'eau chaude couler sur ses cheveux et sur sa nuque. L'image de sa famille lui faisant des signes d'adieu apparut dans son esprit. Il ne savait pas dans combien de temps il les reverrait, mais il se sentait triste et, de façon assez étrange, également libéré.
Par contre, le souvenir de Charlotte s'approchant de lui sous la neige ne lui laissait qu'une douleur lancinante au creux de la poitrine. Il aurait tellement voulu lui dire la vérité, qu'elle sache où il allait et pourquoi. Aujourd'hui, elle était probablement allée en cours, et s'était retrouvée toute seule en classe, comme lorsqu'elle était arrivée à Montfermeil pour la première fois.
À côté d'elle, la table qu'il occupait habituellement avait dû rester vide pendant un cours ou deux, avant que quelqu'un d'autre ne tente de prendre sa place auprès de Charlotte. Peut-être Hugo. À cette pensée, son estomac se retourna. Est-ce que Charlotte ferait rapidement le deuil de sa relation avec Gabriel ? Probablement. C'était une fille populaire, tout le monde voulait être ami avec elle.
Hanté par ces pensées maussades, Gabriel rouvrit les yeux et ferma le robinet. Seule la puissante volonté de devenir gardien des cerfs l'empêchait de revenir en arrière. Il sortit de la douche, s'habilla, et se coucha avec le sentiment d'être aspiré par un immense trou noir où régnaient le silence et l'inconnu.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro