— Réfléchis Gabriel, dit Hermann, toutes ces légendes de dieux, mi-hommes mi-animaux, à qui l'on a adressé des cultes. Ces histoires se rapportent surtout aux exploits de gardiens qui n'ont pas gardé le secret sur leurs pouvoirs. En Amérique du Nord, le mythe du loup-garou vient de l'ancienne gardienne des loups, qui a été surprise alors qu'elle se métamorphosait. Le centaure de la Grèce antique, pareil : c'est une transformation partielle de l'ancien gardien des chevaux. Le minotaure, ancien gardien des taureaux.

Hermann réfléchit un instant et ajouta :

— Toutes les histoires de sirènes remontent à des gardiennes de différents poissons. Le sphinx, ancien gardien des lions. Les satyres, les totems amérindiens, la mythologie nordique... Même le calendrier chinois repose sur douze animaux, qui eux-mêmes font référence à douze gardiens qui sont apparus en Chine. La liste de légendes que l'on peut relier avec les gardiens est interminable.

Gabriel eut l'impression qu'un voile se levait devant ses yeux et qu'il pouvait tout voir sous un angle différent. Les légendes, les contes et les histoires, tout devenait possible. Il se creusa la tête, à la recherche d'un autre exemple. Son regard s'arrêta sur une figurine d'éléphant posée sur son armoire.

— Ganesh, le dieu hindou ? suggéra-t-il avec hésitation. Il a une tête d'éléphant et un corps humain.

— Exact, dit Hermann en fronçant légèrement les sourcils. L'ancien gardien des éléphants, qui a utilisé ses pouvoirs afin d'être vénéré en Inde. Les transformations partielles en animal ont été particulièrement utilisées à cette fin. En général, les gardiens se transforment rarement en entier devant d'autres humains. Ils ont peur qu'on les confonde avec de vrais animaux et qu'on les abatte. En gardant une partie de leur enveloppe humaine, ils font comprendre au peuple qu'ils sont toujours des humains, et cela leur permet de manifester leur pouvoir.

Gabriel tentait d'assimiler tout ce qu'il venait d'entendre. Il n'arrivait pas à accepter tout ce qu'Hermann lui disait, mais il ne pouvait nier l'évidence. Hermann s'était déjà transformé plusieurs fois devant lui, et tout ce qu'il lui expliquait donnait un sens à son expérience personnelle avec les cerfs. Toute sa vie, il avait été fasciné par cet animal, sans se rendre compte que cela avait un sens plus profond, qu'il était lié à eux par un pouvoir dont il n'avait pas conscience. Une fascination que seuls les cerfs exerçaient sur lui. Aislîn avait d'ailleurs dit qu'il n'avait pas les mêmes pouvoirs sur les autres animaux.

Il leva les yeux vers Hermann, qui pianotait des doigts sur le bureau, son regard perdu à travers la fenêtre.

— Vous avez dit que vous étiez gardien des panthères également ? C'est donc possible de devenir gardien d'autres espèces ?

Hermann hésita.

— Non, c'est plus compliqué que ça, commença-t-il lentement. On ne peut pas devenir gardien d'une espèce si l'on n'y est pas prédestiné. La plupart du temps, un gardien est appelé à gouverner une seule espèce. Très rarement, quelques gardiens naissent avec le pouvoir de contrôler deux espèces différentes. Mais ils ne choisissent pas eux-mêmes les espèces en question, c'est quelque chose qui s'impose à eux. Tu te doutes bien que si certains gardiens ne découvrent jamais leur pouvoir au cours de leur vie, ceux qui découvrent leurs pouvoirs sur deux espèces différentes sont encore plus rares.

— Mais alors, théoriquement, ils pourraient faire plusieurs transformations partielles ? supposa Gabriel. En même temps ?

Hermann hocha la tête en fixant Gabriel d'un regard attentif. Les coins de sa bouche tressaillirent. Il semblait ne pas vouloir aborder ce sujet, mais il finit par dire :

— Tu es très perspicace Gabriel. En effet, c'est possible. Et encore une fois, c'est à ces doubles transformations que l'on peut relier certaines légendes. Ulric le Sagace est un exemple fameux. C'était l'ancien gardien des chevaux dont je t'ai parlé, celui qui se transformait en centaure. Il était également gardien des aigles impériaux, comme moi aujourd'hui. Il lui est arrivé de combiner ses deux métamorphoses. Ainsi est née la légende des chevaux ailés, ou encore celle des hippogriffes, les chevaux à tête d'aigles.

Hermann remua sur le lit, l'air gêné.

— Ulric le Sagace n'était pas un homme très discret. C'est à lui que nous devons quasiment la moitié des légendes et des mythologies que l'on peut relier aux gardiens.

Gabriel se gratta le sourcil d'un air rêveur. Il s'imaginait déjà avec un corps de cerf, comme les centaures, mais avec une ramure en plus sur la tête.

— Ça doit être génial de pouvoir se transformer comme ça..., murmura-t-il avec envie.

Le regard d'Hermann s'assombrit.

— Oui, mais les transformations hybrides sont contre nature.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? s'étonna Gabriel.

— Se transformer en deux animaux en même temps n'est pas quelque chose de normal, reprit Hermann. Il semblerait que ces doubles transformations provoquent une réaction sur le corps, qui résiste face à une violation aussi profonde des lois de la nature. Si je me transformais devant toi en panthère et en aigle impérial, mon nouveau corps occuperait probablement la moitié de ta chambre. En résumé, faire une double métamorphose te transforme en monstre.

Le silence retomba. Gabriel aurait voulu lui demander de lui montrer, mais il savait qu'Hermann refuserait certainement. Par ailleurs, le doute occupait toujours son esprit. Il n'arrivait pas à croire qu'il soit réellement le gardien des cerfs.

— Comment pouvez-vous être sûr que je suis le gardien des cerfs ? demanda-t-il. Vous avez dit qu'une espèce doit obéir à son gardien. Parmi les cerfs que je connais, le chef de clan s'appelle Aislîn, et à mon avis, il ne m'obéirait pas si je lui donnais des ordres. D'ailleurs, c'est plutôt lui qui a tendance à m'en donner.

— Je suis certain que tu es le gardien des cerfs. Sinon tu ne pourrais pas parler ou lire dans les pensées des cerfs. Simplement, tu n'as pas encore développé tous tes pouvoirs. Pour qu'un gardien puisse obtenir une obéissance optimale de son espèce, il faut qu'il réussisse à se métamorphoser en animal. La plupart du temps, ce n'est qu'à partir de ce moment-là qu'un gardien obtient un contrôle total sur son espèce.

— Donc c'est ça, la prochaine étape pour moi ?

— Oui. Tu dois apprendre à te transformer en cerf. Lorsque tu y parviendras, tu seras gardien et tous les cerfs du monde seront à tes ordres. En théorie.

— Tous les cerfs du monde... répéta Gabriel. Il y avait quelque chose de complètement délirant, enivrant, et grandiose dans cette idée. Tous les cerfs du monde...

— Tous. Mais tes pouvoirs ne seront pas encore à leur maximum. Il faudra que tu continues de les développer. Avec le temps, tu pourras communiquer avec chaque membre de ton espèce par télépathie, où qu'ils soient dans le monde et sans contact physique. Tu pourras ressentir leurs peurs, leurs joies, et même leurs souvenirs par simple échange de regard.

Hermann regarda sa montre.

— Revenons-en à l'Ordre, si tu veux bien. C'est une organisation qui rassemble la plupart des gardiens dans le monde. L'Ordre a plusieurs buts distincts. Le premier, c'est de déceler l'existence des nouveaux gardiens et de les retrouver pour les former. Le second est d'empêcher les gardiens de plonger le monde dans le chaos. Comme je te l'ai dit, certains gardiens sont ravis de découvrir leur puissance mais ne s'embarrassent pas des responsabilités qui vont avec. Beaucoup d'entre eux tentent de soumettre des pays, voire des continents entiers à leur volonté. Ils attaquent la population, tentent d'envahir des villes, se font passer pour des dieux, ou tuent les autres gardiens. L'Ordre les en empêche et conserve le secret sur notre existence. C'est la plus importante de ses activités et elle permet de maintenir la paix et l'harmonie depuis sa fondation.

Gabriel hocha la tête.

— Enfin, sa dernière activité est de permettre un rassemblement des gardiens du monde entier. Ceux-ci se présentent à l'Ordre en tant qu'ambassadeurs de leurs espèces, et expliquent les problèmes qu'ils rencontrent, que ce soit pour la survie de leur espèce, pour une nuisance qu'ils subissent, ou pour un grief qu'ils reprochent à un autre gardien. C'est une sorte de réunion diplomatique, si tu préfères. Les gardiens échangent entre eux, et cela permet une meilleure entente entre les espèces. Des guerres sont évitées comme cela, et l'équilibre de la nature est maintenu.

— L'Ordre repère et forme les nouveaux gardiens, empêche les gardiens mégalos de détruire le monde, et permets de rassembler tous les gardiens afin d'éviter les guerres, récita Gabriel. OK. Vous avez dit que l'ordre rassemble la plupart des gardiens. Cela signifie que certains ne font pas partie de l'Ordre ?

Le visage d'Hermann s'assombrit à nouveau.

— Oui, il arrive que certains gardiens découvrent et développent leurs pouvoirs sans que l'Ordre ne les repère. C'est rare, mais cela arrive. Il leur est alors plus difficile d'accepter d'entrer dans une organisation où leurs actions sont contrôlées. Il y a aussi des gardiens qui se rebellent contre l'Ordre et le quittent. Depuis deux ans, la rébellion s'est intensifiée. La mort de l'ancien gardien des loups, qui était également le dirigeant de l'Ordre, a permis aux rebelles de prendre du terrain. Les rebelles n'acceptent pas que l'Ordre oblige les gardiens à se cacher des humains. Beaucoup d'entre eux s'estiment supérieurs aux hommes et pensent qu'ils ne devraient pas avoir à se cacher.

Il s'interrompit et le silence revint autour d'eux. Puis, Hermann demanda :

— Alors, est-ce que tu acceptes de suivre une formation au sein de l'Ordre des Gardiens ?

Gabriel réfléchit longuement. Est-ce qu'il pouvait assumer cette responsabilité ? Que tous les cerfs dépendent de lui seul ? Et s'il les menait à leur perte ? D'un autre côté, il ne pouvait pas se défiler, et puis il avait terriblement envie d'en savoir plus sur l'Ordre et les autres gardiens. En plus, cette formation lui permettrait certainement de mieux maîtriser ses pouvoirs. Mais si ça se trouve, il raterait complètement la formation et deviendrait un horrible gardien...

Comme s'il avait lu dans ses pensées, Hermann reprit :

— J'imagine que cela peut te paraître effrayant. Mais si tu as été choisi pour être un gardien, c'est qu'il y a une raison. À ton âge, tu as déjà découvert tes pouvoirs. Je suis sûr que tu seras à la hauteur.

— Mais vous m'avez dit qu'il y a des gardiens qui deviennent égoïstes et qui ne s'occupent plus de leur espèce ?

— C'est vrai, admit Hermann, beaucoup d'espèces se seraient mieux portées si leurs gardiens n'avaient pas découvert leurs pouvoirs. Mais d'un autre côté, les espèces qui permettent le maintien de l'équilibre du monde, comme les fourmis ou les abeilles, n'arrivent à jouer ce rôle que parce qu'elles ont un gardien. Avoir un gardien peut donc être effectivement pour le pire, mais aussi pour le meilleur.

— Alors qu'est-ce qui vous fait penser dans mon cas, ça ne sera pas pour le pire ?

— Je n'en sais rien. Mais en te surveillant, j'ai pu observer la relation que tu avais avec les cerfs de la forêt. S'ils te laissent monter sur leurs dos, c'est qu'ils te tiennent en grand respect. C'est rare qu'un gardien qui se manifeste à son espèce soit apprécié aussi rapidement. D'habitude, les espèces sont plutôt hostiles à l'idée qu'un homme devienne leur maître. Il faut un certain temps pour que celui-ci, à force de patience et de courage, puisse gagner leur respect. À mon avis, tu feras un très bon gardien.

Gabriel se sentit un peu soulagé. Hermann avait l'air confiant. Un bonheur irrépressible s'insinuait dans ses veines, et il sentait un frisson d'excitation lui parcourir le corps.

— Et comment dois-je m'y prendre pour arriver à me transformer en cerf ?

— Nous y viendrons, répondit Hermann. Mais si tu me poses cette question, je suppose que cela signifie que tu souhaites rejoindre l'Ordre ?

— Je pense, oui, hésita Gabriel. Combien y a-t-il de gardiens dans l'Ordre ?

— Quelques milliers.

— Vous ne m'aviez pas dit que les gardiens maîtrisant leurs pouvoirs étaient rares ? s'étonna Gabriel.

— Si, mais il existe de nombreuses espèces animales dans le monde. Proportionnellement, le nombre de gardiens est extrêmement faible.

— D'accord, murmura Gabriel. Et donc si je veux que vous m'aidiez à développer mes pouvoirs, je dois accepter de rejoindre l'Ordre ?

— C'est cela.

L'Ordre avait l'air d'être une organisation importante, songea Gabriel. Et elle faisait un travail nécessaire pour maintenir la paix. De plus, il brûlait d'envie de rencontrer d'autres gardiens et d'en apprendre plus sur ce monde.

— J'accepte.

Hermann hocha la tête et lui serra la main en le fixant de ses yeux bleus-saphir. Gabriel sembla y déceler une certaine tristesse, mais avant qu'il n'ait pu en être sûr, Hermann se transforma en aigle et monta sur le rebord de la fenêtre.

— Très bien, dit l'aigle, alors je te recontacterai bientôt. En attendant, ne fais rien de stupide.

Gabriel le regarda déployer ses larges ailes et s'envoler vers l'horizon. Il le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière le toit d'une maison.