Toi qui lis ces lignes, blottis-toi au fond de ton siège, couvre-toi si l'hiver s'en vient ou étends tes jambes si le soleil brille, mais n'oublie pas que la nuit finit toujours par arriver. Je te propose de prendre un instant de réflexion avec moi. Penses-tu que les traditions et les coutumes ne sont que d'ineptes superstitions ? Laisse-moi te raconter l'histoire d'un jeune confiseur qui le pensait.

Ce jeune homme, doué et fort capable, déployait tout son talent dans son métier. Chaque jour, il disposait sur son étal les friandises les plus belles, les plus brillantes et les plus appétissantes que l'on ait pu voir. Tant et si bien que certains parents évitaient de passer devant son commerce, de peur que les enfants ne fassent caprice pour obtenir ses sucreries multicolores.

Il y avait un jour que cet extraordinaire confiseur préférait par-dessus-tout : Halloween. Sa boutique, habituellement remplie d'enfants hésitants avec seulement trois sous dans la paume, accueillait soudain tous les adultes de la ville. Ils venaient faire des provisions pour payer les nombreux fantômes polissons qui viendraient toquer à leur porte cette nuit-là.

Mais de tout cela, le confiseur n'avait que faire. En effet, son arrogance était à la hauteur de son talent. Il ne croyait en rien ni personne d'autre qu'en lui-même, et surtout pas en ces fêtes grotesques. Aussi, sa boutique et ses bonbons n'étaient guère décorés aux couleurs d'Halloween, ce que lui fit remarquer une aïeule tremblotante à laquelle il répondit ainsi :

« Vous savez, mère-grand, tout cela ne signifie rien pour moi. Ce ne sont que des superstitions idiotes, rien de plus. Je refuse de travestir mon art pour l'accommoder aux réjouissances du moment. Je ne suis guidé que par mon instinct et je lui fais entièrement confiance.

— Jeune homme, lui répondit la grand-mère, il y a des choses bien plus importantes que votre petite personne. Saviez-vous qu'avant d'être la fête des morts et de tous les saints, Halloween s'appelait Samain ?

— Non, je l'ignorais, avoua distraitement le confiseur en servant un autre client.

— Le Samain, c'est la nuit précise entre la période claire de l'été et la période sombre de l'hiver. Cette nuit n'appartient ni à l'année qui se termine, ni à celle qui commence. Elle est en dehors du temps ! s'écria l'aïeule d'une voix chevrotante. C'est la nuit où l'irréel côtoie le réel. La nuit où l'autre monde se connecte avec le nôtre. La nuit où les dieux et les démons peuvent communiquer avec les mortels...

— Vous m'en direz tant ! ricana le jeune homme.

— Prenez garde, jeune homme. Prenez-garde car les incroyants énervent fortement les démons. Il existe un protecteur qui veille et qui punit les sceptiques. Tous les ans, Pumpkin, le gardien d'Halloween, rejoint notre monde pour choisir une victime parmi ceux qui ne célèbrent pas cette nuit sacrée. Tous les ans, il repart avec la tête d'un incroyant qu'il transformera en lanterne pour sa collection.

— Allons, mère-grand, ce ne sont que des inventions dues à la crédulité d'anciens d'un autre âge ! C'est ridicule !

— Mon petit, l'histoire est remplie de tombes de jeunes nigauds qui ont cru pouvoir s'affranchir du passé de leur aînés. La sagesse s'apprend et s'écoute, elle ne s'invente pas. Suivez donc mon conseil, avant que le sort ne vous tombe dessus : célébrez Halloween, rendez hommage aux morts et aux dieux de l'autre monde, mettez une jack-o'-lantern sur le pas de votre porte si vous ne voulez pas perdre la tête cette nuit... »

Le jeune confiseur remercia l'aïeule poliment, promettant qu'il y réfléchirait. Mais, lorsqu'elle sortit en faisant tinter la clochette de la porte, il avait déjà oublié son avertissement.

Le vendeur de friandises ferma boutique tard ce soir-là, bien après la tombée de la nuit. À Halloween, il y avait toujours quelques retardataires catastrophés pour venir vider son stock. De toutes les sucreries qu'il avait confectionné ce jour-là, il ne restait qu'une meringue en forme d'ourson qu'il avait ramassé pour la déguster en rentrant chez lui.

L'air était froid. Une brume opaque enveloppait ses jambes, à tel point qu'il ne voyait plus ses pieds. Un crachin glacé tombait si dense du ciel noir et sans étoile qu'une fine pellicule d'eau recouvrait sa peau. Frissonnant, il se mit en route sans plus tarder, cachant une main dans sa poche et croquant sa sucrerie tenue dans l'autre à pleines dents.

Le confiseur habitait dans un coin plutôt isolé de la ville, loin des familles et surtout des gamins surexcités qui hurlaient bien assez à ses oreilles pendant la journée. Sur le chemin, il n'y avait que quelques vieilles bâtisses, dont les fenêtres plongées dans l'obscurité laissaient parfois briller le sourire enflammé d'une citrouille évidée.

Alors qu'il allait engloutir le reste de sa friandise en forme d'ours, il constata qu'il n'en avait croqué que la tête. L'histoire sybilline de l'aïeule lui revint alors en mémoire et il ricana :

« Pumpkin, quel nom absurde quand on y pense... »

Soudain, le croassement d'un corbeau le fit sursauter et redresser la tête. Là, sur la route, à quelques pas devant lui, une silhouette semblait le regarder, fixement. Grande, longiligne, d'interminables bras serrés contre son corps, elle semblait avoir la tête recouverte d'une large capuche. Méfiant, le confiseur s'arrêta, sentant une angoisse sourde étreindre son cœur.

C'est alors qu'un immense et effroyable sourire se dessina dans l'ombre du capuchon de l'inconnu. Un sourire orange et flamboyant, illuminé par le brasier incandescent qu'il avait au fond de la gorge. De cette gueule aux innombrables dents pointues s'échappa un rire râpeux, grave et effrayant.

Eh oui, c'était moi, Pumpkin, le gardien d'Halloween. Dommage pour les enfants que ce confiseur de talent n'ait pas écouté ma mise en garde. Désormais, il n'y aura de brillant qu'une bougie dans la tête de ce pauvre incroyant irrespectueux. Les hommes n'apprendront donc jamais ? Comment les vieilles traditions deviennent vieilles, selon vous ?

Enfin, comme le disait l'humain Alexandre Blok, enfreindre la tradition est aussi une tradition. Toutefois, cher lecteur, si tu ne veux pas que ton crâne rejoigne ma collection, n'oublie pas de mettre une jack-o'-lantern à ta fenêtre lorsque Halloween viendra...