Silence et culpabilité
Neige
Astre ronflait paisiblement dans l'un des fauteuils près du feu lorsque Carol me proposa d'aller jeter un coup d'œil aux livres de magie.
J'hésitai, mais après tout, j'avais promis de ne plus pratiquer, pas de cesser d'étudier... Et passer à côté d'une telle montagne de connaissance me paraissaient absurde. J'acceptai.
Et m'en trouvait complètement bouleversé.
Je croyais que je connaissais la magie. Je ne compris qu'à cet instant, alors que Carol énonçait à haute voix le titre des ouvrages qu'il caressait du bout du doigt, à quel point je m'étais trompé. Je ne savais rien de mes pouvoirs, rien du fonctionnement de l'étincelle. J'étais comme un peintre pensant qu'il savait faire un portrait alors qu'il venait d'apprendre à tenir un crayon. Pour la première fois, j'eus un aperçu de la complexité que la magie pouvait atteindre, de ses multiples visages, ses centaines de chemins, ses innombrables pièges et son extraordinaire puissance.
Mais peut-être me faut-il m'expliquer un peu mieux. Comme Astre me l'a fait maintes fois remarqué, ce sont des concepts difficiles à saisir pour ceux qui ne les appréhendent pas instinctivement.
Les sorcières et sorciers – ou magiciens et enchanteurs, selon le nom qu'ils choisissent de se donner – possèdent tous un don, une force au fond d'eux que j'appelle, comme Solana, l'étincelle. Certains utilisent d'autres dénominations, mais la chose reste la même. Il s'agit d'une force primaire, un élément du monde au même titre que l'eau, le feu, la terre, l'air, le métal ou la chair, à deux différences près.
La première caractéristique distinguant l'étincelle du reste des éléments est sa provenance, car elle ne se trouve pas à l'état sauvage dans la nature, mais prends sa source dans l'âme des sorciers. Certains ne donnent naissance qu'à un ruisseau. D'autres abritent des torrents.
La seconde distinction concerne sa nature même : l'étincelle n'agit pas sur le monde physique, mais sur le monde spirituel. Chaque être et chaque chose possède en effet une part invisible, une âme, une essence, comme un deuxième visage. Le tangible et l'intangible sont si intimement liés qu'influencer l'un revient à influencer l'autre. Certains être peuvent d'ailleurs sentir la part secrète du monde sans être capable d'agir dessus, comme les loups « écoutant » le chant de la forêt.
L'étincelle ressemble à une deuxième paire de mains, des doigts invisibles que les sorciers utilisent pour manipuler la face spirituelle des choses. Ils peuvent s'y prendre de mille manières, en les brusquant, en les brisant, en les mêlant, en les modifiant légèrement, en les recomposant entièrement ou même en les apprivoisant. Plus une chose est complexe, plus sa face spirituel est délicate et difficile à appréhender. Celle des gens, par exemple, est presque impossible à influencer. Celle du bois est si simple que cela ne demande pas plus d'effort que de faire un pas en avant.
La plupart des sorciers utilisent des runes, des formules, des symboles ou des objets pour les aider. Personnellement, et probablement grâce à toutes les années passées aux côtés de mon loup, je me trouvais immédiatement attiré par la magie des Noms, consistant à comprendre la nature profonde des choses au point de s'y mêler. L'une des disciplines les plus difficiles, dont je suis probablement le seul représentant en vie, même si je n'en avais aucune idée à l'époque où j'ai commencé à l'utiliser.
Bref, j'étais devant le rayon consacré à la magie, Carol parlait sans que je l'écoute et l'univers se dévoilait petit à petit devant mes yeux émerveillés, plus riche, plus grand, plus fascinant et plus mystérieux que jamais. J'oubliai aussitôt les Chasseurs et, avec eux, le but de ma venue à Terdhome. Je ne brûlai que d'une chose : étudier, lire, découvrir, comprendre, apprendre. Me perdre dans tous ce savoir, oublier mes angoisses, mon deuil et ma culpabilité.
Tandis qu'Antoine imitait Astre en s'endormant dans le deuxième fauteuil, je demandai à Carol, ravi par mon enthousiasme, de me sortir ses plus anciens et plus précieux ouvrages. À la lueur d'une lampe à gaz, je m'installai à l'un des bureaux qui parsemait la pièce et commençait aussitôt à lire un traité questionnant « l'origine et la constitution de l'étincelle ». Carol finit par s'endormir aussi, terrassé par la fatigue de ses longues journées, me laissant seul avec mes pensées.
Je ne reposai mon livre que le lendemain, lorsque Astre, tout juste réveillé, vint se blottir contre mon dos pour me signifier qu'il avait faim. À regret, j'abandonnai mon étude pour me rendre avec lui à la cuisine, réveillant au passage Carol, catastrophé par l'heure « tardive » et le retard prit sur son emploi du temps. Il me promit toutefois de repasser en fin d'après-midi et nous demanda de laisser dormir un peu Antoine, qui, d'après lui, l'avait bien mérité.
— On va dans la chambre ? proposa Astre en sortant des cuisines, le regard brillant d'espoir et les mains emplies de petits pains chipés.
— Tout à l'heure, lui promis-je. Je suis au milieu d'un passage intéressant ! J'aimerais y retourner, si tu veux bien...
Il afficha une moue boudeuse et mordit férocement dans son petit pain pour se venger.
Antoine m'accueillit d'un bâillement étouffé et je me remis à l'ouvrage. Je me sentais comme un loup (enfin, un certain loup) dans une pièce pleine de biscuits : je savais que je ne pourrais m'arrêter qu'une fois que j'aurais tout dévoré. J'étais vaguement conscient que c'était impossible, et que contrairement aux biscuits, le savoir ne s'épuisait jamais, mais repoussai cette pensée perturbatrice dans un coin de mon esprit.
Hélas, c'est ainsi que je m'aventurai sans m'en apercevoir sur une pente maudite. Elle était si douce, si progressive, presque imperceptible... Ce n'était pas des grands pas à faire, mais de tout petits degrés, de minuscules concessions...
Ce que j'apprenais était si intéressant, si passionnant ! Savoir comment communiquer avec le feu était certainement plus crucial que d'aller dans la chambre avec Astre, n'est-ce pas ? Après tout, mon compagnon serait toujours là, mais qui pouvait dire combien de temps j'aurais accès à ce livre ? Je pourrais toujours aller m'amuser avec mon loup plus tard. Coucher avec lui plus tard. Discuter avec lui plus tard. Parler avec lui plus tard... Sans compter cette déception que je ressentais de plus en plus souvent à ses côtés, ce désespoir qu'il me dise un jour qu'il m'aimait...
Les livres étaient beaucoup plus simples, beaucoup moins susceptible de me blesser.
Je ne vis même pas les jours passer. J'ai honte en y repensant, mais les soirs succédaient aux matins sans que j'y prête attention. Lorsque Astre me fit remarquer que cela faisait déjà une semaine que nous étions arrivés, je paniquai et lui promis que nous partirions dans quelques jours. Puis encore quelques jours... Et quelques jours de plus...
Oh, Astre, mon Astre, aujourd'hui encore, je suis si désolé...
Je sentais qu'il n'était pas heureux et qu'il essayait de me le cacher, ce qui me dévorait de culpabilité et me poussait à me plonger un peu plus dans les livres pour l'oublier. Parfois, je surprenais un regard malheureux lancé en direction de la forêt, la courbe voûtée de ses épaules, ou la façon dont il dormait, roulé en boule, comme un animal en terre inhospitalière... Et je me haïssais, je tentais de l'oublier encore, je me détestai plus fort et je me coupais de lui pour qu'il ne le sente pas. Je savais que je devrais lui parler, céder, partir d'ici, mais je n'en avais pas le courage. Pas le courage de discuter avec lui, d'envisager notre futur. Il voudrait forcément quitter la ville pour toujours et retourner dans la forêt, car il n'aimait pas les humains, mais moi je ne voulais pas vivre dans les bois, et pas seulement à cause du manque de bibliothèque. Dans la nature, j'étais frêle, vulnérable, inutile, entièrement dépendant d'Astre. Dans la ville, j'étais respecté, je ne me sentais pas en danger constant et je pouvais me débrouiller par moi-même.
Je savais qu'il n'avait pas conscience de ce problème, car pour lui, le monde était aussi simple que celui des loups, une peinture en noir et blanc ou les gris semblaient inutilement compliqués. À quoi bon lui en parler s'il n'écoutait pas ? Cela ne ferait que le blesser, comme lorsque je lui demandai de la tendresse et qu'il ne comprenait pas.
C'était tellement lâche de ma part, mais je commençai inconsciemment à éviter d'être en tête à tête avec lui. J'avais toujours une excuse lorsqu'il venait me trouver le soir au fond de la bibliothèque. Au début, il s'allongeait contre moi, la tête sur mes genoux, comme lors des leçons de Solana... Mais alors que sa présence m'avait toujours apaisée, soudain, elle ne faisait plus que me rendre nerveux, coupable, déconcentré. Il dut s'en rendre compte d'une manière ou d'une autre, puisqu'il commença à passer ses journées loin de moi, avec Annuka ou avec Antoine qui essayait – plutôt désespérément – de lui faire apprécier la ville.
Carol passait beaucoup de temps à mes côtés, et au début, j'en étais très heureux. Parler de magie m'avait terriblement manqué depuis notre départ de la maison. Mais au milieu de la deuxième semaine, je compris d'où lui venait cette passion et sa présence, quoique bienveillante, vint rajouter une pierre à l'édifice qui m'écrasait la poitrine.
J'aimais beaucoup Carol. J'avais énormément de respect pour la façon dont il gérait sa citée, bien loin des standards destructeurs de mon village d'origine. J'admirai sa bonté, sa sagesse et son ingéniosité. Il avait énormément de mal à comprendre les gens, en particulier lorsqu'ils exprimaient leurs sentiments, mais faisaient de son mieux. J'avais aussi beaucoup de sympathie pour son enthousiasme débordant et son envie d'apprendre. Mais il y avait une chose que Carol souhaitait par-dessus tout, une chose qui le faisait rêver et le poussait et expérimenter, encore et encore, malgré la désapprobation d'Antoine et les effets néfastes sur sa propre santé. Il voulait être sorcier.
Mais il ne l'était pas. Et ne le serait jamais.
Je pouvais le sentir, ne serait-ce que dans la manière dont il lisait les textes de magie. Il comprenait tout de travers, trahissant son incompréhension profonde de la nature même de l'étincelle, qu'il ne possédait pas. J'avais cru comprendre qu'il voulait marcher dans les traces de sa mère, une puissante sorcière. Mais comment lui avouer que c'était impossible ? Avais-je le droit de briser ses rêves, de le rendre malheureux en lui avouant que sa passion était vouée à l'échec ? Sans compter qu'il faudrait pour cela que je lui révèle que j'étais moi-même sorcier et que je lui avais sciemment mentis. N'allait-il pas nous jeter hors du château ?
Encore un dilemme. Je n'en pouvais plus.
C'est ainsi qu'au cours des trois semaines que nous passâmes à Terdhome, je me repliai de plus en plus sur moi-même, fuyant lâchement mes responsabilités, mes souvenirs et mes angoisses pour le futur, les gens qui pourraient me blesse et ceux que j'avais trop peur de meurtrir. Je m'engluais dans une noirceur presque aussi forte que celle qui avait suivit la mort de Solana. Toutes mes nuits étaient hantées de cauchemars. Des voix me criaient que j'étais un monstre et que je n'appartenais à nulle part. Du sang coulaient de chacun de mes pas. Astre me hurlaient qu'il en avait assez de moi.
Au bout de trois semaines, je m'aperçus que j'avais cessé de porter mon chaperon.
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