Serment d'enfants
Astre
J'approchai doucement de lui, mes yeux tentant en vain de percer l'ombre rouge qui dissimulait son visage. Je pouvais sentir sa peur s'évanouir, remplacée par autre chose, une sorte de fascination. Peut-être avait-il remarqué, lui aussi, que nous nous ressemblions ? Était-il tout seul ? N'avait-il pas de Meute ? Était-ce pour cela qu'il errait à l'heure de la chasse alors que sa fourrure rouge le désignait comme une cible ? L'idée me rendit triste.
Je m'approchai encore, jusqu'à me tenir assez près pour deviner, dans l'ombre qui le dissimulait, quelques éclats blancs aussi purs que la neige.
Il émit un drôle de son et je compris qu'il venait de parler à sa façon. Quelle idée d'utiliser des syllabes pour communiquer, le concept était si limité...
Curieux, et parce que les loups ne connaissent pas le concept de pudeur – qu'on m'enseigna bien plus tard – je tendis une main pour effleurer son visage. Il eut un mouvement de recul et lâcha un cri, un tout petit cri étouffé, déterminé à ne pas montrer sa frayeur, revenue d'un coup. Mais il ne tenta pas de prendre la fuite (ce qui aurait été futile, je l'aurais probablement rattrapé en trois bonds).
J'hésitais, ne comprenant pas sa peur, mais trop curieux pour m'arrêter. Le bout de mes doigts effleurèrent une peau tendre, sans fourrure, à mille lieux de celles des loups. Son souffle erratique était chaud contre ma paume. Un frisson étrange me traversa.
J'ouvris mon esprit dans sa direction et lui envoyai l'écho atténué de mes sensations : ma curiosité, ma surprise et ma joie de trouver quelqu'un qui me ressemble, mon inquiétude diffuse quant au danger qui le guettait et l'envie de voir son visage.
Je sentis son hoquet de surprise. Il ne devait pas être habitué à ce langage.
Puis il inclina sa tête et ouvrit son esprit en retour. Ce n'est qu'en y repensant, des années plus tard, que je réaliserai que ce premier échange fut beaucoup plus aisé qu'il aurait dû l'être. Aucun autre humain que lui n'aurait compris aussi vite, aussi instinctivement, comment s'adresser à moi.
— Qui es-tu ? me demanda-t-il silencieusement, transmettant dans ce « tu » toute sa fascination à mon égard, mêlée de peur et de curiosité.
— Je n'ai pas encore de nom, lui appris-je, car je ne l'ai pas encore choisi. J'appartiens à la Meute. Je suis un loup.
Je glissai dans ma réponse l'image de ma Meute et l'idée que j'avais été élevé par eux pour devenir comme eux, même si mon corps était différent.
— Je n'avais jamais vu quelqu'un comme toi, avoua-t-il avec candeur, à la fois surpris et émerveillé. Tu es beau.
Je bombai légèrement le torse, ravi.
— Qui es-tu, toi qui t'habille tout en sang ? demandai-je en lui soufflant l'image que j'avais eu de lui tout à l'heure, une tache rouge errant dans un univers blanc. Que cherches-tu ? Pourquoi es-tu seul ? Pourquoi caches-tu ton apparence ?
Je perçus une hésitation alors qu'il reculait légèrement, quittant le contact de mes doigts. Une peur poisseuse émana de lui, une sorte de frayeur que je n'avais jamais rencontré auparavant et que nul ne devrait jamais ressentir. Je captai fugitivement le concept de « monstre » alors qu'il filait dans ses pensées, tâché par l'idée de rejet. Je ne les compris pas vraiment à cet instant, car de telles idées n'existent pas au cœur de la Meute, mais je fus touché par sa détresse.
Il soupira et leva deux mains pâles et graciles pour découvrir sa tête.
Mon souffle se coupa. Mon bras retomba à mes côtés.
Son visage fin paraissait aussi fragile que la surface de la glace. Sa peau presque translucide laissait deviner quelques veines bleuies par le froid sur son cou et ses joues. Ses cheveux courts ressemblaient aux plumes que perdent les oiseaux blancs quand ils migrent vers le sud et la couleur de ses lèvres m'évoquait irrésistiblement les boutons de fleurs roses qui germaient à la fin de l'hiver, lorsque l'approche de la saison chaude nous forçait à partir. Ses yeux étaient d'un rouge sombre, comme deux taches de sang luisantes, deux puits étranges où dansaient des ombres déstabilisantes.
À cet instant je sus, avec la certitude absolue qu'ont toujours les enfants, que c'était la plus belle créature de l'univers.
Il perçut mon admiration et cligna des yeux, surpris par ma réaction. Puis il sourit. Je sentis quelque chose se réchauffer au creux de ses pensées, quelque chose qui, jusque-là, était resté glacé.
— Merci, dit-il à voix haute, et, étrangement, je compris le sens de ses paroles.
— Comment-t-appelles-tu ? lui demandais-je.
— Neige, répondit-il en me communiquant l'image d'un flocon dansant au vent.
Je songeai que c'était un nom parfait. Il avait de la neige la légèreté et la fragilité, la splendeur éphémère et silencieuse.
— Moi aussi je te trouve beau, intervient-il. Tu bouges comme le vent. Ta peau me fait penser au charbon dans la cheminée, là où dorment les braises assoupies. Mais toi, tu ressembles au feu, si libre et si vivant...
Quelle étrange image il avait de moi ! Je voulus tendre de nouveau ma main vers sa joue mais n'osai pas, soudain intimidé.
— Où vas-tu ? demandais-je à la place. Pourquoi es-tu seul ?
— Mère m'a ordonné de porter une galette et un petit pot de beurre à la sorcière qui vit dans la forêt en échange d'un remède.
L'image de « Mère » dans son esprit avait des consonances effrayées, douloureuses, que je ne compris pas.
— Pourquoi te vêtir tout de rouge ? repris-je, inquiet. L'heure de la chasse approche. Tu seras une proie facile. Je n'ai pas envie de te voir mourir.
— Mère m'a donné ce chaperon pour me protéger du froid.
Une seconde passa.
Et nous comprîmes en même temps et avec la même horreur que ce n'était pas pour le protéger du froid que « Mère » l'avait vêtu ainsi. C'était parce ce qu'une Meute rodait dans les parages et qu'il ferait une proie facile.
Il se mit à pleurer. Debout, sans bouger, sans même essuyer les larmes brillantes qui coulaient sur ses joues, pleurer à gros sanglots, parce qu'il était seul, perdu, et qu'il avait peur, tellement peur...
Je ne m'étais jamais senti aussi déchiré. C'était beaucoup trop pour mon petit cœur d'avoir rencontré quelqu'un de si fascinant et de le voir souffrir autant. L'heure de la chasse approchait et Neige allait mourir. C'était une certitude. Je pouvais déjà voir son corps étendu sur le sol, son visage si beau se figer pour toujours...
J'avais envie de hurler.
C'était trop injuste.
Impuissant, désespéré, je posai mes mains sur ses épaules tremblantes. Il plongea ses yeux dans les miens en me suppliant silencieusement de l'aider.
Et je fus pris du désir fou, dévorant, de le protéger. Mais comment ? J'étais si petit, et lui aussi ! Jamais je n'avais senti si cruellement ma faiblesse... Je pourrais demander à Mère-de-tous de l'épargner, mais je connaissais déjà la réponse : les loups ne protégeaient que les leurs.
Que les leurs, réalisai-je soudain.
Que les leurs.
— Neige, soufflai-je sans le lâcher, il y a un moyen.
Son regard se fit extrêmement grave, à l'image du mien, et il cessa de pleurer. Nous nous regardions en silence, figés, perdus au milieu de nulle part. Deux gamins faisant le choix le plus fou de toute leur existence.
— Tu es sûr ? me répondit-il, car il avait vu dans mon esprit ce que je lui proposais.
Je ne me posai même plus la question : j'avais déjà pris ma décision. Je n'ai jamais été du genre a tergiversé.
— Oui. La Meute protège ses membres. Ceux de la Meute peuvent choisir de se lier à quelqu'un d'autre pour le reste de leur vie. Si cette personne n'est pas de la Meute, alors elle le deviendra.
— Pour la vie ? répéta-t-il, choqué.
— Pour la vie.
— Toujours toujours ?
— Toujours toujours. Je serais à toi et toi à moi. Nous serons ensemble. Et je te protègerai.
Il joua un instant avec la pensée de ne pas être seul, la faisant passer dans son âme comme on savoure un aliment. Malgré la Meute, qui m'avait gardé de la vraie solitude, j'étais moi aussi excité à l'idée d'avoir la compagnie de quelqu'un qui me ressemblait.
Nous nous regardâmes longtemps, dépassé par l'énormité de ce que je venais de proposer. Nous ne comprenions pas toutes les implications d'une telle promesse, mais nous les appréhendions vaguement, comme au pied d'une montagne dont le sommet était perdu dans la brume.
— Nous ne faisons pas ainsi, au village, me répondit-il enfin. Les enfants ne font pas des serments pour la vie.
— Pourquoi ? répondis-je, surpris.
— Les vieilles disent qu'ils ne savent pas ce qu'ils veulent.
— Je sais ce que je veux.
— Elles disent aussi qu'ils ne sont pas assez intelligents et qu'ils ne comprennent pas tout.
— Mais c'est normal, non ? Personne ne peut tout comprendre, pas même les adultes. Elles sont bizarres tes vieilles. Tu ne veux pas être mon ami ?
— Si ! répondit-il aussitôt. J'ai tellement, tellement envie d'être ton ami ! Personne ne m'a jamais demandé avant. Mais j'ai peur que lorsque tu apprennes à me connaître, tu réalises que tu ne puisses pas m'aimer.
Il rougit, gêné. Il ne voulait pas en avouer autant. Mais c'est le propre du langage des loups : il révèle tout.
— Je serais ton ami pour toujours, Neige, si tu veux mon serment.
— Je veux ton serment ! Et je veux te donner le mien, drôle de loup.
Tout ce qu'il y avait à dire était dit.
Je le pris dans mes bras. Il tressaillit, peu habitué au contact, mais se détendit aussitôt. Je sentis que mon odeur et ma chaleur lui plaisait, ce qui m'arracha un sourire satisfait.
— Ferme tes yeux, Neige.
Nos deux fronts pressés ensemble, je répétai mon serment, il répéta le sien et nous nous concentrâmes d'instinct sur l'impression de l'autre, sa présence, son âme, si fort que la frontière qui les séparaient se brouilla irrémédiablement.
J'appris plus tard qu'il y avait une autre façon de faire, mais nous étions définitivement trop jeunes pour celle-là.
Nous nous séparâmes doucement, un peu surpris de nous sentir soudain si proche. Le monde entier semblait avoir changé et pourtant, presque rien n'était différent.
Je ramassai ce qu'il appelait un panier et lui tendis. Il le prit avec un sourire.
— La nuit va bientôt tomber, lui fis-je comprendre. L'heure de la chasse approche. La Meute a commencé à se rassembler, mais je ne participerai pas ce soir, je vais t'accompagner chez la « sorcière ».
— Merci petit loup blanc, prononça-t-il à voix haute.
— Arrête de parler comme ça, protestai-je, c'est moche !
— Tu n'aimes pas ma voix ?
Ah, le fourbe !
— Je ne comprends pas comment tu peux supporter d'en dire aussi peu, m'expliquai-je. Ton langage est si limité ! Mais si, bien sûr que j'aime ta voix.
— Je vais t'apprendre à parler humain ! Tu vas voir, les mots peuvent être beau, aussi !
— Même pas vrai ! Ils ne disent rien du tout !
— Bah oui, justement ! C'est pour ça qu'ils sont plus beaux que ceux des loups !
Je le poussai dans la neige. Il parut un instant blessé, comme si j'avais voulu lui faire du mal, mais il comprit d'un regard mes intentions – jouer – et partit d'un grand éclat de rire.
Ah, ce rire ! Je découvrais à cet instant que si Neige avait la peau froide, son rire était un brin de miel dorée, aussi doux et chaud que le soleil du matin.
Il se redressa et tenta de me pousser en retour, mais j'esquivai sans difficulté et le fis tomber. En riant, il commença à essayer de m'attraper, encore et encore, jusqu'à ce que nous roulions ensemble dans les flocons.
Nous passâmes le reste de la journée à jouer dans la neige, comme deux jeunes chiots, deux enfants qui se connaissent à peine mais venaient de se promettre le monde.
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