Prédateurs
Astre
Neige prétexta d'avoir besoin d'aide pour s'habiller afin de m'attirer dans la salle de bain. Il avait probablement envie de se retrouver quelques minutes seul à seul avec moi avant d'affronter cette soirée. Je le sentais nerveux, inquiet et je l'étais aussi, quoique plus concerné par la sécurité de Joan que ce simple diner. Rien ne pouvait arriver de vraiment mal quand il y avait à manger, après tout. J'étais à peu près certain que personne n'oserait nous empoisonner et je truciderai sans problème le premier qui parlerait mal à mon sorcier.
Si la faiblesse de mon amant était son insatiable curiosité, la mienne était probablement l'orgueil.
Perdu dans ses pensées, Neige finit de se vêtir en silence et se contempla dans le miroir. Les domestiques avaient choisi une chemise pourpre sombre, presque brune, et un pantalon noir rentré dans des bottes de cuir. Une flamme brodée d'or se trouvait sur sa poitrine – ce qui me plaisait particulièrement, puisque c'était la couleur qu'on m'avait octroyé. Ses cheveux avaient été ramenés en très fine natte sur le côté.
— Je n'avais pas remarqué qu'ils avaient autant poussé, commentai-je en tendant un doigt pour les effleurer.
Il sourit.
— Je ne suis pas le seul, contra-t-il malicieusement en désignant mes boucles. Et pas seulement les cheveux...
Je lui renvoyai un regard perplexe. Son doigt se posa au-dessus de mes lèvres, dont il détoura le dessin, avant de glisser jusqu'à mon menton.
— Mon loup, tu commences à avoir de la barbe.
Ses mots mirent quelques secondes avant de m'atteindre. Puis la réalisation se fit brutalement. Je le poussai sur le côté pour m'observer dans le miroir, ce que je ne faisais presque jamais.
Une ombre plus foncée était apparue au-dessus de mes lèvres. Ce n'était qu'un duvet, mais Solana m'avait longuement expliqué qu'il grandirait, se répandrait sur mes joues, mon menton, ma poitrine, et que je devrais alors choisir de le raser ou non. Mon cœur se pinça. J'aurais voulu partager ce moment avec mes parents.
Neige entoura ma taille et posa son menton sur mon épaule.
— Je te préviens, marmonna-t-il dans mon cou, je cesserai de t'embrasser si tu commences à piquer.
— Mais... protestai-je en posant mes mains sur celles qu'il avait serrées sur mon ventre. C'est injuste !
Il rit et m'embrassa sur la mâchoire.
— Bon, ça va pour le moment, déclara-t-il gravement, mais je pense instaurer un contrôle régulier, par précaution. Veux-tu t'y opposer ?
— Si c'est pour la bonne cause... soupirai-je tragiquement. Mais tu ne voudrais pas vérifier de l'autre côté aussi ? On n'est jamais trop prudent.
Sur un petit rire, il s'écarta pour passer à ma gauche. Je me tournais à l'instant où il avançait les lèvres, capturant sa bouche dans la mienne. Il sourit au milieu du baiser et s'abandonna dans mes bras.
Oh, Neige... Tout était toujours si lointain quand je l'embrassais, tout ce qui n'était ni lui, ni moi, ni cette chaleur entre nous... Neige, Neige, Neige, il était tendre, et doux, et je l'aimai plus que je n'aurais jamais su l'exprimer.
Nous nous séparâmes en restant enlacés, nos deux fronts collés. Je pouvais encore sentir sa saveur sur mes lèvres, son souffle sur mon visage...
— Et toi ? demandai-je en caressant sa joue. Tu n'as rien pour le moment, mais je devrais peut-être t'examiner en détail...
À ma grande surprise, son sourire se teinta d'un peu d'amertume.
— Il y a de grandes chances pour que je n'en développe jamais, tu sais.
— Ah bon ? m'étonnai-je, un peu frustré qu'il n'ait pas répondu à mon invitation implicite.
— Tu n'as jamais remarqué que les Chasseurs ont de longs cheveux, mais pas de barbe, ni de poils sur le torse ? Cela m'étonnerait qu'ils se rasent. J'ai leurs yeux, leur peau, leur chevelure... Je ne pense pas être différent sur ce point-là.
Je haussai les épaules et l'embrassai de nouveau. Je n'aimai pas qu'il se compare aux Chasseurs, car il n'y avait rien de monstrueux chez lui, pas même une infime partie. Et puis, poils ou pas poils, je m'en moquais : rien n'altérerait jamais la beauté de Neige à mes yeux.
À l'instant où j'ouvrais la bouche pour exprimer toutes ces choses à voix haute, un gong résonna sous nos pieds, nous arrachant un sursaut.
— L'heure de descendre, regretta-t-il en s'écartant pour lisser ses vêtements.
Ceci fait, il passa rapidement ses mains sur mon col pour l'ajuster et rentra un bout de chemise dans ma ceinture. Comment les humains supportaient-ils une telle masse de tissu en permanence ?
Pour me venger, je lui envoyais l'image mentale de ces mêmes mains sous ma chemise...
— Astre ! m'admonesta-t-il en me donnant une petite tape sur l'épaule.
Il allait ajouter quelque chose, mais se reprit, l'air nerveux.
— Qu'y a-t-il ? m'inquiétai-je.
Il hésita quelques secondes avant d'avouer :
— Et si je faisais une grave entorse au protocole sans m'en rendre compte ? Et si je nous ridiculisai ? Et s'ils s'apercevaient que je suis loin d'être aussi extraordinaire que les rumeurs que Jédima fait déjà courir sur moi ? Et si...
Je l'interrompis d'un baiser rapide. Efficace.
— Tout d'abord, rétorquai-je, tu es quatre cent dix mille fois plus extraordinaire que les rumeurs que Jédima fait courir sur toi.
Il sourit, à la fois amusé et irrité.
— Ne dis pas de bêtises...
— Non, je suis sérieux, insistai-je. Je sais que tu n'en as pas l'impression, mais tu possèdes un pouvoir immense et tu serais probablement capable d'ouvrir la terre en deux pour nous permettre de nous enfuir si quoi que ce soit se passait mal. Tu n'es pas prisonnier de ce diner. Tu ne dois rien à ces gens. Tu peux partir quand tu en as envie. Ne t'embêtes pas avec le proto-truc. Ils te craignent déjà, alors montre leurs que tu es au-dessus de leurs règles, que tu ne t'en soucies même pas. C'est ainsi qu'un chef de Meute agit et je suis à peu près sûr que c'est aussi comme cela que fonctionnent les humains.
— Mais c'est toi, le chef de notre petite Meute, protesta-t-il.
Je haussai des sourcils surpris.
— Pourquoi penses-tu ça ?
— Eh bien... Tu es le plus fort ? Celui qui sait survivre dans la nature, chasser, te défendre...
Je posai un doigt sur ses lèvres pour l'empêcher de continuer.
— Arrête de dire des bêtises, ce n'est pas comme ça entre nous. Tu ne m'obéis pas aveuglément et je ne t'obéis pas non plus. Nous choisissons de faire confiance à l'autre lorsque nous savons qu'il saura mieux se débrouiller dans telle ou telle situation, c'est tout. Tu me laisses me battre et te guider dans la forêt, je te suis en ville et lorsque les choses commencent à concerner la magie et les trucs d'humains. Nous sommes tous les deux des chefs de Meute. Ne te laisse intimider par personne, Neige. Jamais de jamais. Même pas moi. Enfin, sauf quand je te fais l'amour, évidemment...
Il sourit doucement et me contempla d'un air pensif.
— Quoi ? marmonnai-je, un peu gêné.
— Rien, me rassura-t-il en me prenant la main. Je me disais simplement que tu avais beaucoup mûrit. Où est passé le loup qui était près à se jeter du haut d'une falaise pour quelques biscuits ?
Je haussai les épaules, embarrassé. Je savais qu'il disait vrai, mais je n'arrivai pas à déterminer si cela me faisait plaisir ou non. Quelque part, j'aurais préféré garder l'innocence de mon enfance.
La porte de la salle de bain s'ouvrit en grand.
— Qu'est-ce que vous fichez ? grommela Khany. Vous n'avez pas entendu le gong ? J'ai faim !
Je passai résolument mon bras sous celui de Neige, sorti de la salle de bain et me plantait devant d'entrée. Tasha me lança un sourire encourageant, que je lui rendis avec reconnaissance.
— Nous sommes en retard, nous reprocha Calendre en sautant sur l'épaule de Neige. Que faisiez-vous, là-dedans ?
— Ils n'ont qu'à nous attendre, rétorquai-je avec aplomb.
— Et s'ils ont tout mangé ? lança Neige dans une évidente tentative de me manipuler.
Reconnaissant tout de même ce risque comme réel et inquiétant, j'ouvris la porte et me dépêchai de remonter le couloir.
— Par ici, soupira Khany au premier croisement en désignant la direction opposée de celle que j'allais emprunter.
Fichu palais. Il n'y avait aucune logique dans ces suites de couloirs tortueux, décorés de statues à l'air stupide, de peintures et de vases sans fleurs. Je trouverai mon chemin les yeux fermés dans une forêt, mais ces murs de pierres étaient aveugles et muets.
L'ancienne esclave s'arrêta devant deux portes métalliques et poussa un levier. Les battants de l'ascenseur s'ouvrirent en coulissant silencieusement, révélant une minuscule cabine sans fenêtre.
Je pris une grande inspiration et serrait un peu plus fort le bras de Neige. C'était idiot, car je n'étais pas en danger immédiat, mais l'absence d'espace, combiné avec le manque de lumière, faisait naitre dans ma poitrine des vagues de peur irrationnelles. Il lia ses doigts au mien en m'envoyant une vague de réconfort.
Nous entrâmes. Khany pressa un bouton. La cabine vibra et commença à descendre.
Je respirai profondément. Tout allait bien. Tout allait bien.
Les murs commencèrent à se rapprocher. L'air était plus rare, plus résistant...
Neige serrait mon bras très fort, me rappelant qu'il était là et que j'étais en sécurité. Tout va bien...
Lorsque la cabine s'ouvrit, je me précipitai dehors, bousculant sans le vouloir le pauvre domestique en livrée qui gardait l'entrée de l'ascenseur. Sans réfléchir, je me précipitai vers une fenêtre donnant sur les jardins, heureusement ouverte.
Ma panique commença lentement à refluer. La main de Neige se posa sur mon épaule, quelques secondes avant que son regard inquiet ne rencontre le mien. Je lui souris. Cette fois, ça allait pour de vrai.
Quelqu'un se racla la gorge. Nous nous retournâmes. Le domestique en livré nous regardait d'un air mi-fasciné, mi-effrayé. Je mis quelques secondes à reconnaître le jeune homme que nous avions rencontré ce matin, avant d'entrer dans le palais à la recherche de Tasha.
— Si vous voulez bien me s... commença-t-il.
— Démonède ! s'exclama Khany, surgit de nulle part, en lui donnant un coup dans le dos.
Le pauvre grimaça en tentant de rester droit.
— Khany... grommela-t-il en lui jetant un regard plein de reproche. Tu...
Il s'arrêta, se souvenant visiblement que nous étions là.
— Vas-y, parle, l'encouragea-t-elle, ils ne sont pas du genre à te manger !
Il n'eut pas l'air très convaincu, mais obtempéra prudemment.
— Les rumeurs disent-elles vrais ? Le Sorcier Rouge t'as délivré, ainsi que des gamins des écuries et quelques autres esclaves ?
Elle sourit triomphalement en lui désignant ses vêtements.
— Tu croyais que je les avais volés ?
Ses lèvres dessinèrent un sourire en coin.
— La pensée m'avait traversée l'esprit, oui.
— Hey ! Protesta-t-elle. Comme si c'était mon genre !
— C'est tout à fait ton genre.
— Menteur. Regarde plutôt comme ma robe tourne bien !
Elle se mit sur un pied et tourna sur elle-même, faisant voler ses jupons. Démonède lui adressa un regard affectueux. Je réalisai qu'il devait avoir le même âge que nous, à peu près, même s'il paraissait plus vieux.
— Tu es très belle, complimenta-t-il gentiment Khany, qui sourit jusqu'aux oreilles en rougissant légèrement.
Elle était visiblement attirée par lui, même si elle devait paraître un peu jeune aux yeux du garçon. Je les trouvai mignons.
— Voudriez-vous que je vous libère aussi ? proposa Neige, toujours prêt à aider.
Un air triste s'inscrivit sur les traits de Démonède, qui secoua lentement la tête en signe de dénégation.
— Je vous remercie du fond du cœur, Mon Seigneur, mais je ne peux pas quitter cet endroit, du moins, pas comme ça. Ma petite sœur et mon père y travaillent aussi.
Comme des otages, songè-je avec une colère mêlée d'amertume.
— Je suis désolé, compati Neige. Mais... heu... vous n'avez pas besoin de m'appeler « Mon Seigneur », vous savez.
Il sourit et s'inclina.
— Permettez-moi de continuer, si cela ne vous dérange pas. J'ai donné ce titre à des individus qui le méritait bien moins que vous.
— Mais... balbutia Neige alors que je hochai la tête d'un air appréciateur.
Je l'aimai bien, ce garçon.
— Suivez-moi, reprit Démonède d'un ton plus léger, vous êtes bien en retard. J'étais sur le point d'aller vous chercher. La plupart des courtisans sont déjà en bas lorsque le gong sonne.
J'échangeai un regard surpris avec Neige. Éliope ne nous l'avait jamais mentionné. Voulait-il que nous arrivions en retard ? À moins qu'il n'ait simplement oublié... Le pauvre avait l'air exténué lorsqu'il nous avait quittés.
Démonède nous guida à travers une suite de couloirs aux décorations si dorées qu'elles en étaient presque aveuglantes. Si, à l'étage de Jédima, tout paraissait un peu vieux et poussiéreux, il était évident que cette partie du palais était entretenu avec soin. Les lustres, qui supportaient des lampes à gaz, jetaient des centaines de reflets sur les murs peints de scènes enchanteresses, présentant des forêts qui serraient mon cœur de nostalgie, des lacs et des parterres de fleurs infinis. Les immenses fenêtres qui venaient les entrecouper laissaient apercevoir d'un côté des petits bosquets taillés en formes d'animaux et de l'autre des bassins piquetés de fontaines sculptées. Le soleil mourant s'y reflétait en teintes ensanglantées, comme si un massacre avait eu lieu au milieu de l'herbe trop bien coupée.
Toute cette richesse n'était un masque, un leurre, comme un loup faisant semblant d'être inoffensif pour attirer une proie que la Meute déchiquèterait sans peine.
Mais dans cette comparaison, étions-nous les chasseurs ou les chassés ?
Nous marchions en file, Khany et Démonède devant, Neige et moi à leur suite. Au fur et à mesure que nous avancions, nous croisions de plus en plus de gardes postés entre les statues, leurs lances et leurs mousquets reflétant sinistrement la lumière dorée des lustres. Je remarquai, étonné, que les dessins qui ornaient leurs poitrines étaient presque tous différents.
— Ils ne doivent pas être employés par la même famille, expliqua Neige, qui avait suivit mon regard. En théorie, ils devraient tous obéir à Jédima, malgré leur allégeance à différents clans, mais j'espère que nous n'auront pas l'occasion de tester cette hypothèse...
Je hochai la tête, peu rassuré. Je ne savais pas quels étaient les blasons de Dana et Jédima, mais j'étais prêt à parier que ce n'était pas ceux qui étaient les plus représentés.
Enfin, Démonède s'arrêta devant une immense porte dorée gravée de figures souriantes et de nourriture bizarrement dessinée. Des rangés de gardes patientaient de chaque côtés.
— Ils sont déjà attablés, nous murmura Démonède. Il vous suffira d'entrer et de vous installer. Le Sorcier Rouge et son compagnon...
— Astre, grommelai-je, un peu vexé d'être relégué au rang de simple ajout.
— ... Le Sorcier Rouge et le Seigneur Astre, reprit-il, s'installeront face à face, de chaque côté de la Seigneuresse, tout au bout de la table. Khany...
— Ne t'inquiète pas pour moi, lui renvoya l'adolescente avec un sourire digne d'une louve. Je vais me débrouiller.
Il grimaça, l'air peu rassuré, et s'approcha de la porte.
— Attends ! l'interrompit Khany. On ne peut pas entrer comme ça !
— Pourquoi ? s'étonna-t-il. Je comptais vous annoncer...
— Mais non ! le rabroua-t-elle. Nous avons un Sorcier ! Il faut leur faire peur, les impressionner...
Il se rapprocha pour parler sans être entendu.
— Vous voulez que j'attende qu'ils parlent de vous pour entrer d'un coup et annoncer votre présence ? proposa-t-il à mi-voix.
— Ce serait mieux si Neige ouvrait les porte sans les toucher, contrecarra Khany sur le même ton. Avec un grand coup de vent, ou quelque chose comme ça.
— Neige pourrait éteindre toutes les lumières en même temps, suggérai-je.
— Mais oui ! s'enthousiasma la jeune fille. Et il apparaitrait au milieu des flammes !
— Je pense que mon idée était mieux, lâcha Démonède en croisant les bras. Rester sobre est essentiel.
— Pas besoin d'être sobre quand ceux d'en face sont bourrés, répliqua-t-elle avec une certaine mauvaise foi.
— Moi, je vote pour les flammes, déclarai-je d'un ton sans appel.
— Dites... intervint Neige. Vous pourriez...
Démonède se tourna vers une garde.
— Dites-leur que mon idée était mieux !
— Personnellement, répondit la soldate d'un air pensif, je les aurais plus vu apparaître au milieu de la salle, sortis de nulle part, un peu comme lors de leur première venue. Mais sans nous taper, cette fois, si possible.
— Oui, approuva son voisin. Avec un bruit d'orage, peut-être quelques éclairs...
— Mais... gémit Neige.
— On retombe dans le trop spectaculaire, répliqua une troisième garde. L'idée de départ, d'entrer dès que son nom avait été prononcé, était la meilleure. Simple. Efficace.
— Vous voyez ! triompha Démonède.
— Non, intervint quelqu'un d'autre, les flammes étaient mieux.
— Plus de panache ! approuva Khany.
Une minute plus tard, tout le monde discutait avec entrain devant la porte close, tandis que Neige reculait lentement vers une colonne. Il n'aimait pas être au centre de l'attention. Je l'aurais bien secouru, évidement... Si la situation n'avait pas été aussi hilarante.
Alors que Khany s'apprêtait à sauter à la gorge d'une garde lancée dans une tirade passionnée, la porte de la grande salle s'ouvrit subitement.
Tout le monde se figea. Une vieille domestique en livrée dorée se tenait dans l'embrasure, l'air sévère. Derrière elle, j'entraperçus une immense salle occupée par une longue table blanche bordée d'humains. Tous les visages étaient tournés vers nous.
— Quelle est la cause de ce raffut ? lâcha sèchement la domestique.
Les gardes retrouvèrent si vite leur place que je ne fus pas certain de les avoir vu bouger. Khany se figea instantanément, comme un animal traqué. Voulant probablement éviter de lui attirer des ennuis, Neige sortit de l'ombre dans laquelle il s'était réfugié en disant simplement :
— C'est moi.
Sa voix résonna dans le couloir et la grande salle.
Je tendis mon bras. Il passa le sien en dessous. La domestique fit un pas de côté. Et nous entrâmes.
L'intérieur était encore plus intimidant que ce que j'avais imaginé. Un silence de mort alourdissait l'air. Le sol était couvert d'un parquet si lustré que j'y voyais mon reflet, comme un lac solidifié. Des piliers se brisaient au plafond, aussi hauts que des arbres arbre, soutenus par des statues aux regards glacés. Les fenêtres qui donnaient sur les jardins s'ouvraient à intervalles si réguliers que les murs disparaissaient presque entièrement. Certains carreaux colorés représentaient des fleurs, des armes ou des symboles abstraits, hypnotiques, qui me mirent étrangement mal à l'aise. La salle était si grande que toute l'assemblée des nobles aurait pu y entrer six ou sept fois sans se serrer.
L'immense table qui nous faisait face était recouverte de victuailles, les plats et les verres parfaitement alignés débordants de couleurs bien ordonnées. De merveilleuses odeurs m'envahirent le nez, viandes cuite à points, herbes, sauces, légumes, épices inconnues... Je sentis la salive me monter à la bouche. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas eu un repas digne de ce nom.
Chaque noble était attablé derrière une assiette vide encadrée de cinq ou six paires de couverts différents et de deux verres transparents. S'ils pensaient que j'allais m'embêter avec autant d'ustensiles, ils allaient être fortement déçus.
Un ou une domestique se trouvait derrière chaque dossier occupé, une bouteille de vin à la main. Quelques sièges étaient vides, bien qu'une assiette y fut disposée. Je n'aurais pas été surpris d'apprendre que quelques nobles avaient été assassinés avant l'entrée.
Jédima se trouvait tout au bout de la table, assise sur un fauteuil plus haut et plus large que tous les autres. Personne ne lui faisait face et personne n'était assis directement à ses côtés. Dana se trouvait assez loin, vers le milieu de la table, et Éliope semblait absent. Était-il trop fatigué pour descendre, finalement ?
Elle devait se sentir bien seule...
Nous nous approchâmes d'elle tranquillement, sans ralentir ni accélérer. Les nobles nous regardèrent avancer en silence, le visage marqué par la peur, la curiosité ou une convoitise qui me mit mal à l'aise. Je me demandai ce qu'ils pouvaient bien voir en nous. Étaient-ils choqués de nous voir si jeunes ? Devinaient-ils que nous étions effrayés, affamés et fatigués ? Je regrettai amèrement de ne plus porter ma fourrure de loup. J'aurais aimé avoir, comme Neige, un moyen d'affirmer mon identité à tous ceux qui me voyaient.
Khany s'arrêta derrière une chaise vide et, ignorant l'air outré de ses voisins, s'assit en souriant. J'espérai qu'elle savait ce qu'elle faisait, même si elle connaissait probablement mieux que moi le fonctionnement de cet endroit.
Un espace vide se trouvait à droite et à gauche de Jédima, comme Démonède l'avait annoncé. Neige et moi allions devoir nous séparer.
La mort dans l'âme, je m'avançais jusqu'au bout de la table et tirai un siège pour Neige, qui s'assit en repoussant son chaperon d'un geste élégant. J'effleurai son épaule et passai derrière Dame Jédima – ce qui, au vu de l'expression générale, ne se faisait pas – pour m'assoir en face de mon sorcier.
J'appris plus tard que nous n'étions pas censés nous asseoir sans permission, mais au point où nous en étions, le savoir n'aurait rien changé.
Le silence s'appesantit, tant et si bien que je vis le malaise s'insinuer sur bon nombre de visages. Neige et moi restâmes impassibles. Heureusement, mon ventre, pourtant soumis à rude épreuve, ne gronda pas.
— Mes chers amis, déclara soudain Jédima, si brusquement que certains sursautèrent. Je vous présente mes invités, le Sorcier Rouge, Neige, qui a rendu un immense service à Solaris en terrassant la Sorcière du Chemin des Disparus et ramené ceux qui avaient été enlevés, ainsi qu'Astre, son champion et compagnon.
— Ton champion ? répétai-je, surpris, dans l'esprit de Neige.
Il m'adressa un sourire si imperceptible que je fus le seul à le remarquer.
— C'est une vieille tradition, m'apprit-il. J'en ai entendu parler dans certains livres, mais je ne savais pas qu'elle existait encore. Cela signifie que tu es la personne qui me protège, défends mon honneur et se bats pour moi lorsque c'est nécessaire.
L'idée me séduisit instantanément. Il le sentit et me sourit un peu plus fort.
— En remerciement pour ses bienfaits, continua Jédima, je l'ai invité à séjourner au château aussi longtemps qu'il le désire et, bien évidemment, à participer à notre bal de demain soir.
— Il m'a volé mes domestiques ! rugit un homme en se levant si brusquement que sa chaise vacilla. Il a pénétré dans ma chambre et m'a sauvagement agressé !
Je mis quelques secondes avant de le reconnaître. Il s'agissait du dégoutant personnage qui avait emprisonné Tasha et tenté de la frapper. La colère commença à bouillonner dans mon estomac. Comment osait-il...
Une vague de murmures traversa l'assemblée.
— Ce sorcier est une menace pour tous ! rugit le noble en pointant son sale doigt sur Neige. Qui nous dit qu'il n'est pas de mèche avec la Sorcière ?!
— Parce qu'elle ne nous aurait pas rendu nos disparus ? suggéra Dana d'un ton sceptique.
— Nous n'en savons rien ! continua l'autre. J'ai subi une grave atteinte à mon honneur, j'estime avoir droit à une réparation !
Les murmures s'accentuèrent, emplissant la salle de bruissement de protestations. Encouragé par la force du groupe, il se tourna carrément vers Neige, qui ne se trouvait qu'à quelques sièges de lui.
— Rendez-moi mes esclaves ! exigea-t-il furieusement.
Neige planta ses yeux dans les siens et laissa passer une seconde avant de répondre très tranquillement :
— Non.
Ce n'était pas une défense, ce n'était pas une protestation, ce n'était même pas un ordre, mais une simple constatation.
Je n'avais jamais été aussi fier de lui.
Le noble hésita, déstabilisé, laissant l'opportunité à Jédima de l'achever.
— Sir Pryer, quand vous aurez finit de vous donner en spectacle, nous pourrons peut-être commencer à manger ?
— Mais... protesta l'homme, un peu perdu. Ils ont endommagé les bracelets que m'avait donné Sek... Enfin...
— Des bracelets ? se moqua la Seigneuresse de Solaris. Vous vous levez à table en criant et insultant mes invités, qui seraient probablement capable de vous anéantir en levant le petit doigt, parce que vous avez cassé des bracelets ?
Khany ricana discrètement, aussitôt imité par Dana, à quelques mètres d'elle. Le mouvement lancé, d'autres rires et petits commentaires fusèrent dans l'assemblée.
— Si vous ne pouvez plus vous acheter de bracelets, continua Jédima d'un ton sévère, venez me parler et je vous accorderai peut-être un prêt. En attendant, rasseyez-vous, s'il vous plait, et révisez vos bonnes manières.
Il devint brusquement rouge, comme trois ou quatre de ses voisins, qui devaient appartenir à la même famille. Les ricanements montèrent d'un cran. Il arbora une mine digne et voulut s'asseoir, mais à l'instant où ses fesses allaient se poser sur la chaise, celle-ci recula très légèrement. Je sentis l'étincelle familière de la magie passer dans l'esprit de Neige, qui portait un verre d'eau à ses lèvres.
Le noble rata la chaise, s'accrocha à la nappe en voulant se relever et se renversa dessus l'intégralité de son verre de vin et du plat le plus proche. J'eus un pincement de cœur pour toute cette nourriture gâchée, mais ne put m'empêcher de rire, comme tout le monde, en voyant la sauce brune dégouliner sur son front pour se perdre dans son col.
Il se redressa d'un bond, rouge de honte, jeta un regard furieux à son domestique, qui se trouvait trop loin de la chaise pour avoir pu intervenir, et quitta la salle sous les railleries générales. Les membres de sa famille étaient immobiles, très pâles, comme si quelqu'un les avaient frappés. Soudain, j'eus l'impression que la plupart des rires avaient une consonance cruelle et je me demandai, un peu effrayé, quelles seraient les conséquences de cette altercation pour le noble qui venait de se faire humilier.
Les rires se turent bien vite, remplacés par quelques conversations. Un serviteur se pencha par-dessus mon épaule pour transférer de la nourriture dans mon assiette. Je n'aimai pas sa proximité, ni l'idée qu'il décide à ma place des quantités nécessaire, mais je ne protestai pas, lui adressant un simple « merci » lorsqu'il eut finit.
Il connut une seconde de pause, toujours près de moi, avant de s'écarter brusquement. Avais-je fait quelque chose de mal ?
Devinant peut-être que je m'apprêtai à la précéder, Dame Jédima planta sa fourchette dans son assiette et commença à manger, aussitôt imitée par le reste de la tablée.
La viande était délicieuse. Je retins un grognement appréciateur en mobilisant toute ma volonté pour utiliser les couverts, comme Neige. Dommage, car tout cela aurait été tellement plus succulent assis par terre, à l'abri au fond de la forêt, juste lui, moi et ce plat...
Une ombre déborda sur mon assiette. Je tournai la tête. Mon voisin me regardait d'un air intéressé.
Il s'agissait d'un homme d'une quarantaine d'années, plutôt agréable à regarder, malgré l'éclat froid de ses yeux bleus. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur la nuque par un nœud de velours aussi noir que sa veste. Son teint halé, parfait, était rehaussé d'une ombre turquoise sur les paupières. Son parfum, que j'avais jusqu'ici ignoré en faveur de la nourriture, s'imposa soudain à moi, capiteux, entêtant. Je ne reconnaissais pas cette odeur, qui devait venir d'une ou plusieurs fleurs.
— Ainsi, me lança-t-il en constatant qu'il avait mon attention, vous êtes le Champion du Sorcier Rouge... Astre, c'est cela ?
Je hochai la tête, un peu méfiant.
— Et vous ?
Il haussa un sourcil surpris, puis laissa échapper un petit rire.
— Quelle franchise ! C'est rafraichissant. Je suis Sir Fréo, de la famille des Taylerel. Enchanté.
Je hochai la tête de nouveau, ne sachant trop que dire.
— Vous êtes bien jeune, pour un rôle aussi dangereux que celui de champion, enchaîna Sir Fréo sans se froisser. Vous devez posséder des capacités insoupçonnées.
— Je suis très fort, répondis-je en tentant de ne pas laisser poindre ma fierté, et je sais me battre.
— Effectivement, s'amusa-t-il, je m'en suis rendu compte lors de votre dernière visite. Ces gardes n'avaient aucune chance. Dommage que le Sorcier soit intervenu, j'aurais bien voulu vous voir les terrasser seul !
Sa remarque me mit mal à l'aise. D'abord, parce qu'elle touchait une corde qui, malgré tous mes efforts, étaient toujours sensible : je répugnai à être protégé. Ensuite, parque ce que je savais qu'il avait tort. Je n'aurais pas pu terrasser ces gardes. Me pensait-il si fort ou mentait-il sciemment ?
— Je suis heureux qu'il l'ait fait, répliquai-je un peu sèchement.
Sentant probablement son faux pas, il changea de sujet en pointant le siège du noble que Neige venait d'humilier.
— En tout cas, votre Sorcier ne se laisse pas faire. C'est impressionnant. Sir Pryer ne se remettra jamais de cette altercation. Il vient probablement de se trouver relégué au dernier sous-sol du manoir, s'il ne disparaît pas totalement.
— Oui, acquiesçai-je en souriant, toujours prêt à chanter les louanges de mon compagnon. Personne ne se met en travers de son chemin, pas même les Chasseurs !
— Vraiment ? s'étonna le noble, aussitôt intéressé.
— Neige a terrassé le dernier qui a tenté de s'opposer à lui, assenai-je avec force et fierté.
Je ne me rendis compte qu'à cet instant qu'une bonne partie de la table m'écoutait. Neige tentait de rester impassible, mais je sentais qu'il avait envie d'aller se cacher quelque part.
— Désolé, m'excusai-je silencieusement.
— Attendez, intervint quelqu'un d'autre, en face de moi. Les marchands nous ont rapporté des rumeurs à propos d'un sorcier ayant mis le feu à un Chasseur dans un petit village au Nord... Terlode ?
— C'était une ville, le corrigeai-je, Terdhome. Le Chasseur était sur le point de la détruire, il m'avait blessé et avait blessé quelques-uns de nos amis...
— Alors je l'ai détruit, lui, lâcha Neige d'une voix qui ne lui ressemblait pas, les yeux fixés sur mon voisin de table. Personne ne touche à mes proches.
Sir Fréo sourit, comme si on venait de lui faire un compliment. J'eus l'impression que je manquai quelque chose, mais n'osait pas interroger Neige en langage loup, de peur qu'on remarque notre air absent.
— Eh bien, eh bien, s'émerveilla Sir Fréo, vous semblez avoir vécu de nombreuses aventures pour deux personnes si jeunes... Il faudra absolument que vous me racontiez cela en détails, plus tard.
Son pied effleura le mien. Me faisais-je des idées, où s'était-il rapproché ? Je sentis Neige se tendre au bord de ma conscience et éloignai légèrement mon esprit du sien pour ne pas être déconcentré.
— À propos de Chasseur, continua Sir Fréo en pointant un doigt vers mon verre pour qu'on y verse du vin, vous devriez absolument raconter cette histoire à Sekoff, au bal de demain soir.
— Sekoff ? répétai-je, comme si je n'avais jamais entendu parler d'un tel individu.
Je plongeai mes lèvres dans le vin. Il était doux, sucré et velouté. L'alcool ne se sentait presque pas au goût, même si la chaleur qui se répandit dans ma gorge à la première lampée trahis sa présence.
— Un grand homme, soupira mon voisin en m'invitant à boire. Un philanthrope génial, savant, inventeur, historien... Probablement la seule personne hors de ce palais qui mériterait d'y séjourner. Il s'agit d'un des plus grands spécialistes des Anciens et de leur âge d'or. Il a écrit plusieurs livres présentant ses recherches sur les Chasseurs. Saviez-vous qu'il s'agissait d'être divins punis par les Anciens ? Condamnés à errer en suivant l'hiver pour s'être retournés contre leurs créateurs ?
— Des êtres divins ? répétai-je, abasourdi.
Comme le reste des loups, j'estimai que des choses mystérieuses et divines existaient, telle que la grande forêt, mais qu'en tant que créatures limitées, nous ne pourront jamais connaître leurs mystères.
— Mais oui, m'assura Sir Fréo en souriant.
Les bougies du lustre jetait un drôle d'éclat dans ses yeux bleus.
— Je vous prêterais ses ouvrages, si vous le désirez. Vous n'avez qu'à venir chez moi après le repas... Du moins, si le Sorcier ne s'y oppose pas.
— Pourquoi s'y opposerait-il ? m'étonnai-je.
Neige adorerait lire ces livres... Je n'aimais pas ce Sir Fréo, mais je pouvais bien supporter sa présence assez longtemps pour lui emprunter ses ouvrages.
Le sourire du noble s'agrandit encore. L'espace d'un instant, ses dents me firent l'effet de crocs affutés. Il fit cliqueter son verre de vin contre le mien, m'invitant à boire de nouveau.
Heureusement, à cet instant, on apporta de nouveau plats, me permettant de reporter mon attention autre part. Neige discutait sans entrain avec sa voisine, qui lui posait des questions idiotes sur la magie. Il me jeta un regard en coin, mais n'arrêta pas sa conversation pour m'interroger.
Le repas fut interminable – ce qui, pour quelqu'un qui avait maintes fois prié pour qu'ils ne se finissent jamais, en disait plutôt long. Neige répondit à diverses questions de Jédima ou de ses invités, raconta plusieurs fois son altercation avec le Chasseur, refusa de parler de notre passé et nia quelques assomptions idiotes et plutôt offensantes concernant les Sorciers, les loups et les Croisés. Les Anciens et les Chasseurs revinrent plusieurs fois dans la conversation, à côté du nom de Sekoff, dont les mérites étaient immanquablement vantés.
De son côté, Khany s'amusait prodigieusement à mettre ses voisins mal à l'aise en les assommant sous des conversations vulgaires concernant les cuisines ou autres lieux qu'ils ne connaissaient que de noms.
Personne ne fit attention à moi, sinon Sir Fréo, qui me chuchotait des commentaires sur tout et n'importe quoi. Il s'était encore rapproché. Sa proximité me mettait gênait réellement, comme son parfum entêtant. Sa cuisse frôlait presque la mienne. Comme il insistait et que je ne voulais pas perdre la face, je dus boire un peu plus que ce dont j'étais habitué, car ma tête tournait légèrement et mes joues semblaient en feu.
Une cloche sonna quelque part.
— Nous avons une heure avant que le dessert soit apporté, murmura Sir Fréo dans mon oreille.
Son souffle couru sur ma nuque, me faisant déglutir. Sa main effleura mon bras.
Autour de nous, les gens commencèrent à se lever.
— La tradition veut que nous allions marcher dans les jardins en attendant, susurra mon voisin, ou que nous nous réfugions dans la bibliothèque. Nous pourrions en profiter pour aller chercher les livres dont je vous ai parlé...
Je jetai un regard hésitant à Neige, qui se trouvait coincé entre six personnes tentant d'accaparer son attention.
— Maintenant ? hasardai-je, peu sûr de moi.
Je me sentais quelque peu pâteux. J'avais surtout envie de m'allonger quelque part et dormir.
— Mais oui, insista Sir Fréo en me prenant le bras pour m'inviter à me relever. Ainsi, ce sera fait...
— Je ne suis pas sûr... balbutiai-je en jetant un nouveau regard en direction de Neige.
Sa main se raffermit légèrement sur mon bras.
— Auriez-vous peur, Astre ? demanda-t-il d'une voix basse, presque rauque.
Son sourire me parut de nouveau plein de crocs.
— Je n'ai peur de rien ! répliquai-je par automatisme, poussé par ma stupide fierté.
— Parfait.
Il fit un signe de tête à deux personnes qui sourirent d'un air entendu et rejoignirent le groupe entourant Neige, puis m'entraina vers une porte-fenêtre ouverte de l'autre côté de la salle.
— C'est un raccourci, m'apprit-il.
— Mais...
— Astre ? s'inquiéta Neige dans mon esprit. Où vas-tu ?
— Chercher quelque chose, le rassurai-je. Je ne serai pas loin.
— Attends-moi !
— Ne t'inquiètes pas, je reviens vite. Je ne suis pas en danger.
Ce qui était évidemment stupide de ma part. Mais nous nous avions tout réussis si facilement, depuis notre arrivée à Solaris... Entrer et sortir du château, libérer les esclaves, ridiculiser leur agresseur... Khany, Tasha, Éliope et même Clarence avait sous-entendu que cet endroit était dangereux, mais je n'en avais rien vu. Trop confiant, j'avais oublié que le danger pouvait prendre mille formes.
Sir Fréo m'entraina d'un bon pas dans les jardins, empruntant un chemin désert, seulement éclairé par la lune montante. Au bout de quelques minutes, je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule. Nous avions dépassé de grandes haies. Les lumières de la salle du diner n'étaient presque plus visibles. Un malaise immense s'abattit sur moi.
Je m'arrêtai et arrachai mon bras à son étreinte, tentant de rassembler mes pensées brouillées par l'alcool et la fatigue. Il me jeta un regard surpris.
— Cela m'étonnerait que vous cachiez des livres au fond du jardin, lui lançai-je d'un ton accusateur.
Sa surprise monta d'un cran, teinté d'amusement.
— Tu pensais vraiment que nous allions... Oh, par les Anciens, c'est trop mignon.
— Qu...
Avant que j'ai pu réagir, il se précipita sur moi et me plaqua contre une statue. Sa bouche se colla sur la mienne alors que ses mains agrippaient mes poignets.
Soudain, je réalisai, avec la force d'un coup de poings, que je n'avais que seize ans et qu'il en avait au moins quarante. J'étais entrainé à me battre, mais il était physiquement plus fort, mieux battit, et son poids m'écrasait. Une peur noire, gluante, recouvrit instantanément mon esprit, déclenchant une panique telle que je perdis aussitôt tous mes moyens.
Il me lâcha un poignet pour m'agripper une fesse.
— Si jeune, souffla-t-il dans mon cou, m'arrachant un hoquet de dégout. Si pur. Tu bouges comme un petit animal, un petit chien à battre, à domestiquer, à baiser...
— Non, balbutiai-je en commençant à me débattre. Non. Non, non...
Son genou s'insinua entre mes cuisses.
Ma panique me fit perdre entièrement le contrôle. Je lâchai un cri et réagit comme un loup le ferait, en lui griffant sauvagement le visage. Je sentis sa chair se déchirer au bout de mes ongles alors qu'il s'écartait en hurlant, du sang dégoulinant de ses joues.
Le cœur battant à m'en faire mal, toujours apeuré, j'envoyai un coup de pieds entre ses jambes qui le fit se plier en deux, puis répétait le mouvement, une fois, deux, trois, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un corps sursautant au bout de mon pied. J'envoyai un dernier coup dans son ba-ventre, puis reculait en haletant, paniqué, rencontrait une haie et forçait dessus pour passer à travers.
Tremblant comme une feuille, je m'éloignai encore plus du palais pour m'enfoncer dans les jardins, passant des haies, des fontaines, des bassins et des parterres de fleurs, jusqu'à trouver des bosquets où je pus m'effondrer, caché par les buissons parfaitement taillés.
Une énorme nausée me prit. Je me penchai sur le côté pour rendre mon repas, secoué de hauts-le-cœur. Je n'arrivais pas à réaliser ce qui venait de se passer et en même temps, les images refusaient de quitter mon esprit.
Je me sentais horriblement mal, vulnérable, perdu, sale, humilié, coupable. Comment les choses avaient-elles pu en arriver là ? Était-ce ma faute ? Avais-je fait quelque chose qui l'avait laissé penser que je... Oh, non, non, mais quel idiot, j'aurais dû comprendre, j'aurais dû...
— Astre ! Astre ! Où es-tu ?! Astre !
Je me rendis brusquement compte que son appel résonnait dans mon esprit depuis de longues minutes, étouffé par le brouhaha de mes pensées.
— Astre ! Réponds-moi ! Astre !
Il ne pouvait pas me trouver comme ça. J'étais lamentable. Pathétique.
Je m'écartai de l'endroit où j'avais vomis, m'essuyai la bouche de mieux que je pus, lissai vaguement mes vêtements et sortit du bosquet.
— Je suis au fond des jardins, lui répondis-je en tentant de paraître le plus neutre possible. Après les parterres de fleurs.
Son soulagement me heurta comme une vague. J'eus affreusement honte de lui avoir fait peur, et encore plus de devoir lui avouer ce que j'avais fait. Me détesterait-il en apprenant qu'un autre m'avait touché... comme ça ? La pensée me donna de nouveau la nausée.
— J'arrive, mon loup ! Es-tu blessé ? Que se passe-t-il ?
Je ne dis rien. Je ne pouvais pas mentir en utilisant ce langage et je ne savais pas comment lui dire la vérité.
Au bout de quelques minutes, une suite d'images me parvinrent, Sir Fréo allongé sur le sol, inconscient, le visage en sang. Neige venait de lui tomber dessus.
— Qu'a-t-il fait ? demanda-t-il simplement.
Je ne voulais pas répondre, mais les souvenirs s'imposèrent à moi, brutaux, cruels, étouffant. J'avais envie de vomir de nouveau.
La rage de Neige s'enflamma instantanément, si forte que je craignis un instant qu'il ne se consume sur place. Je ne l'avais jamais senti autant en colère, jamais. Sa fureur réveilla sa magie, comme un torrent brûlant au fond de son esprit.
Un hurlement résonna dans la nuit.
Je vis à travers ses yeux la forme de Sir Fréo se ratatiner sur elle-même, ses vêtements se dissoudre et toute la partie entourant son bas-ventre se ternir et se racornir, comme brûlée de l'intérieur. Son sexe se ratatina sur lui-même alors qu'il continuait de hurler, la voix déchirée.
— Neige, criai-je dans ses pensées, Neige, arrête !
Je me fichai de la vie de cette raclure, mais j'avais peur que sa propre colère lui échappe et dévaste les environs, comme à Terdhome.
— Je vais le tuer, me répondit-il avec une froideur qui m'effraya. Je vais le tuer lentement.
Je plongeai un peu plus mon esprit dans le mien. Sa magie était bien un incendie, mais pas de flammes : ce qui consumait son esprit était de la glace, un givre horriblement familier. Plus il invoquait sa magie, plus il puisait dans sa source, plus il se rapprochait de ce que son père Chasseur lui avait légué.
— Arrête ! le suppliai-je.
— Pas avant sa mort ! Pas avant que...
— J'ai besoin de toi. S'il te plait, Neige...
Une image passa dans son esprit. La cicatrice blanche sur mon torse, à l'endroit où il m'avait blessé des mois auparavant en tentant de remonter à la source de sa magie.
Il s'arrêta.
Un silence immense avait envahi la nuit. Pas un animal, pas un bruit de pas ou de conversation, pas même un souffle de vent n'osait le perturber.
Il enjamba le corps de Sir Fréo, dont les chairs avaient fusionnés de manière repoussante, et se mit à courir.
Quelques minutes plus tard, il apparut devant moi, essoufflé, échevelé, les yeux luisants.
— Pardon, murmurai-je en fixant mes pieds, les bras serrés sur ma poitrine.
Je ne voulais pas trembler devant lui. Il me restait si peu de dignité...
— Non, protesta-t-il doucement, un sanglot dans la voix. Non, ne t'excuse pas.
— Si j'avais été moins bête...
— Astre, regarde-moi.
Je relevai misérablement les yeux sur lui.
— Ce n'était pas ta faute, assena-t-il avec force. Ce n'était pas ta faute. Tu comprends ?
Il approcha lentement sa main de mon visage, me laissant le temps de reculer si je le voulais. Je haïssais le fait qu'il se sente obliger de me traiter comme une chose fragile, mais je lui étais reconnaissant en même temps de ne pas me brusquer. Plus rien ne faisait sens.
Il posa sa main sur ma joue. Son contact m'apaisa un peu.
— Ce n'était pas ta faute, répéta-t-il, seulement celle de ce... Ce...
Il tenta de maitriser la colère qui montait de nouveau dans ses entrailles.
— Et il ne te fera plus de mal, conclut-il. Je peux te le certifier. Je suis désolé, Astre, j'aurais dû être là...
— Ce n'était pas ta faute non plus, le coupai-je.
Il me regarda, hésitant, les yeux toujours brillants. Je me rendis compte que le bord de ma vision était flou. J'avais envie de crier et, en même temps, de disparaître complètement, de m'allonger quelque part et de ne plus penser.
— Neige...
— Oui ?
Les mots peinaient à sortir. Trop fragiles. Trop vulnérables. Alors, faute de pouvoir le lui demander, je refermai mes bras sur lui et l'implorait silencieusement de m'étreindre.
Nous glissâmes jusqu'au sol. Il me serra plus fort.
— Je t'aime, Astre, souffla-t-il dans mon oreille.
Je fus surpris de me trouver soulagé. Je crois qu'au fond de moi, j'avais eu peur qu'il ne me voit plus de la même façon.
Je me mis à pleurer, tout doucement. Il me serra contre lui, sans rien ajouter, et je crois qu'il pleurait aussi.
~
Personne ne vint nous chercher.
Au bout d'une heure, nous retournâmes dans nos appartements, où nous attendaient Calendre et Tasha, morts d'inquiétudes, aux côtés de Riza et de Khany. Les jumeaux dormaient dans la chambre d'à-côté.
— Enfin ! s'exclama Calendre en bondissant dans notre direction. Nous nous apprêtions à faire entrer une armée de chats à l'intérieur pour fouiller les jardins ! Que s'est-il passé ? Nous avons entendu un hurlement...
— Quelqu'un a fait du mal à Astre, trancha Neige d'un ton sans appel, et je le lui ai fait payer.
Je lui fus reconnaissant de ne rien dire de plus. Le bras autour de sa taille, je baissai les yeux, honteux, en priant pour que personne ne m'interroge. Allaient-ils me dire qu'ils me l'avaient bien dit ? Que j'étais stupide de m'être cru en sécurité dans un tel endroit ? Que j'aurais dû le voir venir, même si rien ne l'annonçait, même si un instant nous étions à table et que celui d'après...
— À quel point lui as-tu fait mal ? demanda Tasha, la voix vibrante de rage.
— Très, répondu Neige avec un plaisir cruel. Très très mal.
— C'était sir Fréo, n'est-ce pas ? s'enquit Khany, plus doucement que je l'en croyais capable.
Je sentis Neige hocher la tête.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle. J'ai cru te voir avec lui, mais je n'ai pas... Je n'ai pas fait attention. J'aurais dû mieux vous prévenir... Je passerai la nouvelle de sa souffrance en bas. Je connais quelques domestiques en particulier qui fêteront joyeusement son agonie.
Neige hocha de nouveau la tête.
— Vous voulez bien nous laissez ? demanda-t-il gentiment. Nous nous reverrons demain.
Khany fut la première à sortir. Tasha, en passant à côté de moi, posa la main sur mon épaule et la serra. Je me demandai avec horreur si elle avait été un jour dans la même situation que moi, après son long emprisonnement en tant qu'esclave, mais su instantanément que je ne lui poserai jamais la question.
La patte de Calendre effleura ma jambe.
— Je monterai la garde dans le couloir, dit-il simplement. Toute la nuit. Vous pouvez dormir tranquille.
Avant que nous n'ayons eu le temps de répondre, il quitta la pièce.
Riza m'effleura du bout de sa queue.
— Tu es un guerrier, Astre, souffla-t-elle dans mon esprit. Tu surmonteras cette blessure.
Étrangement, ce furent ces paroles qui me réconfortèrent le plus.
Neige ferma la porte derrière eux. Nous nous regardâmes longuement. Puis il m'aida à me déshabiller, libérant enfin mon corps comprimé dans ces satanés vêtements. Je le déshabillai en retour, les mains un peu tremblantes.
Il se glissa sous les draps et ouvrit les bras. Je m'y blottis avec un soulagement immense.
Il déposa un baiser dans mes cheveux en ramenant les couvertures un peu plus haut, nous enveloppant complètement dans un même cocon de chaleur.
Malgré son envie de me veiller, il s'endormit bien avant moi. Mes pensés étaient trop chamboulés, parasitées par des images et des questions qui passaient en boucles, laissant dans leurs sillages des trainées brûlantes.
C'était la deuxième fois que Neige me sauvait d'un sort affreux. Il était de plus en plus puissant. Et moi je me sentais de plus en plus faible et démunis. Inutile. Vulnérable.
Tu parles d'un champion.
Lorsque le sommeil m'emporta enfin, ce fut pour m'envoyer dans une contrée de cauchemar, où des monstres au sourire plein de crocs guettaient dans l'obscurité.
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