Périple incertain
Un superbe fanart de @Fingertips-Violin! :3
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Astre
C'était la première fois que je chassais sans la Meute. C'était étrange, effrayant, déroutant. Les chasses étaient normalement des moments de symbiose où chacun ouvrait son esprit afin que les individus s'effacent au profit du groupe, comme une personne dans dix corps différents. Neige disait parfois que la Meute, dans ces moments-là, formait un tout plus grand que l'addition de ses parties, ce qui me paraissait une façon bien compliquée de l'exprimer.
Hélas, ce matin-là, nous n'étions que deux dans la forêt. Malgré mon ventre grondant, je n'arrivai pas à me concentrer. Quelque chose sonnait faux dans mon esprit. Un loup ne chassait pas seul ! Pas sans sa Meute ! D'ailleurs, un loup sans Meute en était-il encore un ?
— Astre, intervint une voix au creux de mon esprit, tu n'es pas seul. Nous sommes notre propre Meute.
Je le regardai. Il me sourit. Et le monde entier retrouva sa place, aussi simplement que cela. Il n'avait même pas besoin de ses pouvoirs pour faire de la magie.
Nous ouvrîmes nos esprits au maximum, comme au cœur de nos ébats charnels, lorsque nous n'étions plus qu'une âme en deux corps. Puis nous nous séparâmes pour encercler ce lapin qui n'avait, franchement, aucune chance.
D'abord le silence, le temps de l'encercler, de l'étudier. Il était de taille moyenne, dépassant à peine mon genou. Sa fourrure blanche se fondait dans la neige qui l'entourait. Je vérifiai instinctivement qu'il ne s'agissait pas d'une femelle porteuse d'enfant, puis donnait mon signal.
Neige jaillit au même instant que moi, son chaperon laissant dans son sillage une trainée sanglante. Je refermai mes dents sur le cou de l'animal tandis que mon amant le plaquait au sol. N'ayant pas les crocs d'un loup-né, je dus m'y reprendre plusieurs fois avant de réussir à déchirer la chair. Il y eut un craquement satisfaisant lorsque son cou se brisa et son corp devint mou contre moi.
Je me relevai, du sang chaud plein le menton. La chasse m'avait excité et Neige le sentit tout de suite.
— N'y pense même pas ! protesta-t-il en tendant un doigt vers ma peau maculée de sang. Et je te préviens, je ne le mangerai pas cru non plus !
J'arborai malgré moi une moue boudeuse. Il rit et passa une main dans mes cheveux, puis caressa ma joue et se retira avant que je ne parvienne à attraper son poignet. Je me vengerai plus tard.
Nous retournâmes dans la grotte pour faire cuire notre proie. Un lapin n'était pas un festin, mais il avait suffisamment de chair pour apaiser notre faim. Parfois, je songeai que les corps humains étaient vraiment petits par rapport au reste du monde animal. Pas étonnant qu'ils soient si peu, ils faisaient des proies si faciles...
Je frissonnai en songeant au Chasseur. C'était certainement ce que nous étions à ses yeux, de simples lapins. Un écho de ma pensée se faufila jusqu'à l'esprit de Neige, qui déglutit et reposa le morceau qu'il mastiquait. Je me maudis en silence de lui avoir rappelé ces images maudites.
Un instant, j'eus peur qu'il se renferme de nouveau, mais il se contenta de sourire, de bailler et de se laisser tomber en arrière.
— J'ai l'impression de ne pas avoir dormis correctement depuis un millénaire, marmonna-t-il en se frottant les yeux.
— Repose-toi, lui intimai-je. Je peux finir le lapin ?
— Ventre sur patte, pouffa-t-il, la tête tournée vers moi. Oui, vas-y, je n'ai plus faim. Nous retournerons chasser pour ce soir.
Il laissa passer un silence avant d'ajouter :
— Tu resteras là quand je dormirai ?
— Je ne te quitterais pas des yeux.
Il sourit et se recroquevilla sur lui-même en baillant.
~
Nous restâmes encore une dizaine de jours dans la grotte, à dormir, chasser, parler et coucher ensemble, nous remettant lentement de notre semaine d'errance. Nous fîmes aussi quelques provisions pour le voyage à venir et discutâmes longuement de notre destination. Neige voulait trouver un nouveau village et moi je voulais avant tout m'éloigner du Chasseur. Nous décidâmes donc d'aller vers le sud.
Durant tout ce temps, Neige n'usa pas une seule fois de magie, pas même durant nos ébats. J'en étais triste, car je sentais que cela lui manquait, mais je n'abordais pas le sujet. Nous étions encore trop fragiles pour ce genre de conversations difficiles. Mais si la situation durait, je devrai chercher un nouveau lubrifiant, car je m'étais interdit de le pénétrer sans – j'avais eu bien trop peur de lui faire mal la dernière fois – et cela commençait à me manquer.
Il fut particulièrement gentil avec moi durant ce bref séjour. Pas ouvertement, car il savait que j'estimai que c'était mon rôle à moi de prendre soin de lui, mais assez pour que je le remarque. Il fit de son mieux pour cuisiner la nourriture que nous rapportions, même s'il ne se souciait pas vraiment de son goût, me serrait contre lui en m'embrassant ou me caressant les cheveux avant de dormir, me laissait décider de tout ce qui touchait la chasse et notre futur voyage et faisait des efforts manifestes pour me séduire. Non que ce dernier point eut été véritablement utile : savoir qu'il voulait de moi suffisait à me faire bouillir le sang.
Enfin, le dix ou onzième jours, nous décidâmes qu'il était temps de partir. À regret, je fis mes adieux à la grotte qui nous avait si bien accueillit. Comme Neige fut un peu surpris du sérieux que je mis à la tâche, je dus lui expliquer que nous étions des invités partout où nous allions et qu'il était donc normal de remercier notre hôte. Il n'y avait que les humains pour penser que tout leur était dû. Il parut aimer l'idée. En tout cas, elle le laissa songeur.
Ceci fait, nous nous mîmes en marche, un peu au hasard. Ne pas avoir de guide ou de direction précise était assez étrange, mais pas forcément désagréable. Nous étions libres.
Le deuxième jour, la forêt se mit à présenter des signes tristement familiers. Les animaux se firent plus rares, plus craintifs, la végétation moins luxuriantes et les arbres plus tordus, plus abimés.
— Nous approchons d'un village, soupirai-je, loin d'être enchanté.
Neige glissa sa main dans la mienne, visiblement nerveux. Je lui adressai une question muette.
— Et si ces humains pensaient que j'étais un monstre, comme...
Le visage ensanglanté de sa mère biologique passa en même temps dans nos pensées.
— Si quelqu'un dit du mal de toi, je le tue, énonçai-je simplement.
Il me renvoya une vague d'affection qui me réchauffa tout entier.
— Ne nous emballons pas, répondit-il, amusé. Attends un petit peu avant de te lancer sur les gens pour les égorger, d'accord ?
— Mouis, concédais-je à regret. Tu es sûr que tu veux y aller ?
— Je veux apprendre tout ce que je peux, Astre. Quelqu'un doit bien savoir quelque chose à propos des Chasseurs ! D'où ils viennent... Comment les tuer.
Je n'aimais pas la violence qui vibrait dans ses paroles. Elle sonnait mal, chez lui.
— Nous ne resterons pas longtemps, promit-il.
Je soupirai, vaincu, et continuai d'avancer.
Une demi-heure plus tard, un drôle de bruit se fit entendre, une sorte de grincement répétitif, aigu, horriblement désagréable. Neige fronça les sourcils. Le son lui était familier.
Nous nous approchâmes encore.
Un chemin coupait la forêt, plus large que tous ceux qui j'avais rencontré jusqu'ici. Une étrange construction se tenait au milieu, une sorte de boite à roulette, comme la commode de Solana, mais en beaucoup plus grand et avec un humain dedans. Un renne était attaché à la boite et la lentement en avant.
— C'est une charrette, rit silencieusement Neige en s'immisçant dans mes pensées. Une « boite à roulettes », Astre, franchement !
— Même pas drôle, râlai-je. À quoi ça sert ?
— À se déplacer, répondit-il sur un ton d'évidence. J'en ai déjà vu une, lorsque j'étais tout petit. Une sorte de colporteur était venue jusqu'au village. La doyenne l'a renvoyé très vite, elle n'aimait pas vraiment les étrangers. Ni grand monde, d'ailleurs...
— Se déplacer ? Mais ça va moins vite qu'à pied !
— Pour un loup, peut-être, mais les loups ne transportent jamais rien. Les humains voyagent avec beaucoup de choses.
— Les humains sont bizarres.
— Sans commentaire, soupira-t-il à voix haute en levant les yeux au ciel.
Puis il se leva et avança à découvert.
— Neige, qu'est-ce que tu fais ?! m'alarmai-je. Reviens ! Il va te voir ! Tu es habillé en rouge, nigaud !
— Je sais, mon loup, c'est le but !
Au bord de la crise cardiaque, je vis Neige, son capuchon relevé, sortir des fourrés pour se planter devant la « charrette ». Le renne ralentit et s'arrêta. L'humaine qui s'y trouvait – à première vue, elle ressemblait plus à une femelle – grommela quelque chose d'agressif. Je me tendis, prêt à lui sauter à la gorge si elle faisait le moindre geste offensif...
Mais Neige se contenta de saluer et de lui demander si elle pouvait nous transporter. Elle haussa les épaules et indiqua l'arrière de la boite.
— Allez, Astre, qu'est-ce que tu attends ! m'admonesta mon amant en grimpant dans l'engin.
— Quoi ?! Neige, attends !
C'est qu'il serait capable de partir sans moi !
Je sortis de ma cachette et me précipitai vers la charrette. J'y grimpai in-extremis, sous l'œil indifférent de la femme à l'avant.
La boite commença à avancer. Avec un sursaut de panique, je m'accrochai au rebord.
— Je veux descendre ! glapis-je dans l'esprit de Neige, qui tentais de retenir son hilarité. Je veux descendre !
Cette fois, il explosa carrément de rire, plié en deux. L'humaine se retourna, surprise, comme si c'était la chose la plus étrange qu'elle ait entendue. Son regard se réchauffa et son visage se détendit. Elle sourit.
Je l'observai de plus près. Elle devait avoir trente-cinq ou quarante ans. Sa tête était coiffée d'une natte blonde tressée comme une couronne qui atténuait le côté carré de son visage. Elle avait les épaules larges, manifestement fortes, et un corps en proportion. Ses yeux bleus étaient plutôt doux et son visage beige rosit par le froid.
— Dites-moi, qu'est-ce que deux gamins comme vous font sur les routes en plein hiver ? demanda-t-elle d'une voix légèrement rocailleuse.
Sa façon de parler était légèrement différente de celle de Neige, plus trainante. Étrange.
— Nous ne sommes pas des gamins ! répliquai-je aussitôt, par réflexe.
Cette réponse fit naitre dans mon esprit l'image de Solana, que je chassai de nouveau. Ma gorge s'était serrée, toutefois, m'empêchant de poursuivre sans trahir mon émotion.
— Notre village a été... détruit, enchaîna Neige en glissant sa main dans la mienne.
Le visage de la femme arbora un air de compassion.
— Les Chasseurs, hein ? demanda-t-elle sans espérer de réponse. On en voit de plus en plus ses dernières années, c'est vraiment terrible. Beaucoup de villes et de villages ont été détruits. Les animaux n'arrêtent pas de changer la course de leurs migrations. Le monde tourne à l'envers.
Je hochai tristement la tête. Neige infiltra dans mon esprit le souvenir des escapades mystérieuses de Solana et de l'odeur de sang qu'elle portait toujours en revenant.
— Elle se rendait dans des villages où était passé un Chasseur, souffla-t-il. Elle devait tenter d'aider les blessés.
— En tout cas, reprit la femme sans me laisser le temps de répondre, je suis bien contente que vous aillez trouver le chemin jusqu'à la civilisation. Deux enfants perdus dans la forêt, vulnérables à toutes les bêtes sauvages... Vous n'auriez pas survécu longtemps.
Piqué dans mon orgueil, j'allais lui répliquer que nous n'étions pas vulnérables, merci bien, mais la main de Neige sur ma bouche m'en empêcha. Heureusement, la femme s'était retournée pour s'occuper de son renne. Je grognai et mon compagnon relâcha sa pression.
— Oui, continua la femme, vous serez bien mieux en ville ! Notre jeune seigneur est très bon envers les plus démunis, surtout les victimes de Chasseurs. Je suis sûre qu'il vous trouvera un travail !
Elle se retourna de nouveau pour nous examiner d'un peu plus près. Son regard se focalisa sur Neige, dont le capuchon, toujours relevé, dissimulait ses traits.
— Pourquoi te balades-tu en rouge, comme ça ? Je ne voudrais pas t'offenser, mais ce n'est pas le meilleur moyen de ne pas se faire repérer dans la forêt. Et pourquoi caches-tu ton visage ?
Je sentis l'hésitation de Neige, ainsi que la décision qui l'emporta. De toute façon, il faudrait bien qu'il retire son capuchon à un moment ou un autre. Je posai ma main sur son bras pour lui donner du courage.
Il agrippa du bout des doigts le tissu rouge et le tira lentement en arrière, découvrant la pâleur de sa peau. Les yeux de la femme s'ouvrirent en grands.
— Sacrebleu... souffla-t-elle. Tu as exactement... Tu ressembles à... Tu es un Croisé !
Neige et moi échangeâmes un regard surprit.
— Un Croisé ? répéta-t-il.
— L'enfant d'un Chasseur ! Saperlotte, je n'en avais jamais vu ! C'est rare que les femmes survivent à... Oh, pardon, je suis désolée.
Elle se racla la gorge, visiblement gênée, et posa son regard sur moi pour changer de sujet. Un air surpris s'inscrivit sur ses traits tandis que ses joues rosissaient légèrement.
— Jeune homme, peux-tu m'expliquer pourquoi tu es nu sous cette fourrure ?
Je jetai à Neige un regard paniqué.
— Au secours, elle va vouloir m'habiller ! Neige !
Au lieu de m'aider, ce traître explosa de rire.
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