Où naissent les légendes
Astre
Je m'éveillai brusquement. Mon bas-ventre me lançait, éperdu de désir. Je tendis les bras pour enlacer Neige et finir ce que nous avions commencé, mais ne rencontrait que la surface dur de ma prison.
Ce n'était qu'un rêve. Neige était loin.
J'ouvris les yeux et jeta un coup d'œil autour de moi. Mes compagnons d'infortunes semblaient tous endormis, les jumeaux littéralement l'un sur l'autre et les deux femmes me tournant le dos, la face collée à la paroi.
Je me tournai moi aussi vers le mur, plaquai une main contre ma bouche et glissai l'autre jusqu'à mon entrejambe, sous le pagne rudimentaire que j'avais été forcé de porter à Terdhomme, dans l'espoir de calmer mon désir pressant. Il ne me fallut guère de temps : l'image de Neige, de ses mains, de ses lèvres, de sa voix, de sa peau, persistait encore au fond de moi. Je me laissai retomber sur le sol, vidé.
Des regrets perlèrent au coin de mon regard, larmes brûlantes et salée. J'aurais dû faire l'amour à Neige lorsque j'en avais l'occasion, lorsqu'il me l'avait demandé. J'aurais dû me débrouiller pour être à ses côtés, pour le protéger jusqu'au bout... J'avais failli.
— Bonjour, mon loup.
Je souris. Je sentais que, comme moi, il venait de se réveiller et de se dépêtrer avec sa libido frustrée.
— J'ai fait un rêve très agréable, confirma-t-il avec amusement et tendresse.
— J'en ai fais un aussi. Je t'expliquerai tous les détails en pratique dès que je pourrai.
Il m'envoya l'affirmation de son total consentement.
— Et je te ferais l'amour toutes les nuits ! continuai-je, emporté dans mon élan.
— J'espère que ça ne t'empêchera pas d'être bestial de temps en temps ! Tu te souviens de la fois où tu m'as plaqué contre un rocher pour...
— Neige ! protestai-je à voix haute alors qu'une chaleur familière renaissait dans mon bas-ventre.
Ce n'était pas le moment de m'exciter !
— Hein, quoi ? marmonna Joan en se redressant aussitôt, complètement ébouriffée.
— Laisse, répondit Tasha en baillant. Apparemment, monsieur le loup vient de découvrir le concept de la neige.
— Je n'ai pas découvert la neige, répliquai-je, vexé, en croisant les bras. Je parlais à quelqu'un.
— Tout seul ? railla l'horripilante humaine. Encore pire que je ne le pensais, mon pauvre.
— Tasha ! le rabroua Joan. Il a peut-être fait un rêve.
J'hésitais, puis compris si j'étais totalement honnête, je risquai de passer pour un fou.
— Oui, c'est cela, répondis-je, mal à l'aise. Je faisais un rêve à propos de Neige, mon compagnon.
Ce qui n'était pas totalement un mensonge.
— « Neige » ? se moqua Tasha. Ce n'est même pas un véritable nom !
Je retroussai instinctivement les babines pour dévoiler mes crocs.
— C'est un nom magnifique, la contre-dis-je avec un grondement. Aussi magnifique que lui. Tu verras, lorsqu'il va arriver...
— Parce qu'il va arriver, en plus ?
— Oui, il va venir me sauver. Même si je n'en ai pas vraiment besoin, évidement, je trouverai un moyen de m'en sortir avant.
Tasha lâcha un rire amer.
— Trop mignon. Tu crois encore aux fées, monsieur je-suis-un-loup ? Personne ne va venir te sauver. Personne. Mets-toi ça dans le crâne. De toute façon, même si quelqu'un essayait, il se ferait capturer ou tuer. Les Charognards ne font pas de cadeau.
— N'importe quoi, rétorquai-je en croisant les bras. D'abord, les fées existent, ma mère humaine en a déjà vu une quand elle était petite. Ensuite, Neige est très intelligent, en plus d'être un puissant sorcier. Il a tué un Chasseur à lui tout seul. Les Charognards ne pourront même pas le toucher.
L'humaine – que je commençais à réellement détester – me jeta un regard éberlué avant de recommencer à ricaner.
— Il est beau, puissant, magique, et a tué un Chasseur, railla-t-elle. Il est riche aussi, je suppose ?
— Riche, c'est quand on a beaucoup d'argent ? lâchai-je froidement. Non, il ne l'est pas, et je ne vois pas le rapport.
— La perfection n'est donc pas de ce monde, soupira-t-elle tragiquement.
— Si, il y a Neige, répliquai-je, buté.
Cette fois, le regard qu'elle m'envoya était emplie de pitié. J'avais furieusement envie de la mordre.
Elle ouvrit la bouche, probablement pour ajouter une autre insulte, lorsqu'un coup ébranla la porte de notre prison. Nous nous figeâmes. Les jumeaux, réveillés en sursaut, se plaquèrent contre la paroi.
La porte grinça et s'ouvrit brusquement, libérant un flot de lumière blanche et de vent glacial.
Le vent. Oh, par toutes les étoiles, le vent ! L'espace d'un instant, la brise joua dans mes cheveux et je me cru ailleurs, loin des murs et des humains, seul, enfin, au milieu de la nature sauvage. Puis une massive silhouette obstrua l'embrasure de la porte, coupant la lumière et la fraicheur de l'air. J'aurais pu en pleurer de tristesse et de frustration.
Il s'agissait d'une femme aux épaules incroyablement larges. Elle avait le crane rasé, couvert de dessins étranges qui descendaient en arabesques autour de son œil droit. Une fourrure d'ours brun était posée en travers de ses épaule, sur une armure de cuir qui tombait en lanière sur ses jambes. Trois gros couteaux étaient accrochés à sa ceinture, facilement accessibles, et la garde massive d'une épée émergeait dans son dos. Un instant, je faillis lui sauter à la gorge, la faire rouler sur le sol et me battre pour ma liberté...
Mais j'avais promis à Neige de ne rien faire d'imprudent. Alors, la rage au ventre, je me contentai de l'observer, étudiant silencieusement la façon dont elle se déplaçait et le nombre d'armes qu'elle possédait.
Sa main droite tenait l'anse d'un seau. Après un bref coup d'œil pour vérifier que nous étions en vie, elle lâcha son chargement, qui se renversa au sol avec un bruit métallique. Trois miches de pain, un morceau de fromage et une outre s'en échappèrent.
Puis la porte claqua dans son dos, nous renvoyant à la pénombre et l'air renfermée de notre prison. J'aurais peut-être dû tenter le tout pour le tout, finalement. Au pire, je serais mort. Aurait-ce été plus grave que de retourner dans cet état de non-vie, de prisonnier ?
— Oui, murmura quelqu'un au bout de mon esprit. La mort est définitive, mon loup, alors que la vie peut toujours s'arranger. Je t'en prie, sois prudent.
Je ne répondis rien.
Les jumeaux sautèrent sur les provision et s'approprièrent un pain dans lequel ils mordirent avec enthousiasme. Tasha en coupa un autre en deux et mordit dans la plus grande partie. Joan rompit le dernier et le partagea entre nous. J'acceptai machinalement.
— Celui qui prend une deuxième moitié de pain n'aura pas de fromage, m'apprit-elle placidement.
Je m'en fichai un peu. Mon ventre grondait et se tordait dans tous les sens, mais je n'avais pas envie de manger.
Tasha attrapa le sceau. Je lui envoyais un regard interrogatif.
— Tu as vu des toilettes quelque part, monsieur l'animal ?
Je baissai les yeux, mes mains serrant mon bout de pain rassit.
— Où est-ce qu'il est, maintenant, ton glorieux sorcier ? railla-t-elle en trainant le sceau dans un coin de notre maigre espace.
— Un sorcier ? releva aussitôt l'un des deux jumeaux – Tim ou Ned ?
— Il paraît que monsieur a un ami sorcier surpuissant qui va tous nous sauver, répliqua Tasha.
— C'est vrai ? s'émerveilla le second jumeau.
— Oui, répondis-je simplement. Mais il est à pied, il faut lui laisser le temps de nous rattraper.
Tasha émit un grognement de dédain et Joan soupira.
— Ce n'est pas bien de leur donner de faux espoirs, me dit-elle d'un ton de reproche. Il vaut mieux qu'ils se préparent à ce qui va arriver.
— Mais...
Je renonçai à leur parler et me terrai dans un coin, la joue contre la paroi de bois, pour mâcher ma triste nourriture. Les ballotements incessants de notre infernale cage donnaient l'illusion du mouvement. Si je fermai les yeux très fort, je pouvais presque imaginer que je courrai...
Puis, une quinzaine de minutes plus tard, le chariot s'arrêta brusquement.
— Nous avons certainement atteint une zone de campement, répondit distraitement Joan à mon regard interrogatif. Ce sont des clairières dégagées avec un puits ou une source et quelques abris en dur. Il y en a tout le long des routes marchandes. Ils veulent probablement laisser les bêtes se reposer.
— On va avoir droit aux histoires ! s'exclama l'un des jumeaux, certainement Ned – ou Tim ?
— Aux histoires ? m'étonnai-je.
Je me remémorai les longues soirées de mon enfance, blottis contre Neige au fond du lit, à me laisser bercer par sa voix.
— Il veut parler des veillées, répondit Tasha, visiblement adoucie, elle aussi, par cette mystérieuse perspective. Il y a toujours plusieurs caravanes présentes en même temps sur les zones de campement. Le soir, ils se rassemblent autour du feu pour échanger les histoires et les ragots glanés sur la route.
Neige aurait adoré, songeai-je avec tristesse.
Nous ne parlâmes plus jusqu'à la tombée de la nuit. Les jumeaux chuchotaient entre eux en jouant avec des bouts de ficelles et de tissu. Joan gravait quelque chose sur la paroi avec ses ongles. Tasha regardait le vide d'un air belliqueux. J'avais la vague impression que je les gênais, que si je n'avais pas été là, ils auraient parlé et se seraient réjouies de profiter de ce qui était certainement leur seul divertissement. Mais j'étais trop étrange pour eux, trop bizarre pour qu'ils me fassent confiance.
Je m'en fichai, de toute façon. Je n'avais besoin que d'une seule personne. Les autres ne m'importaient pas.
Je dus fermer les yeux pour ne pas devenir fou. Je sentais confusément que Neige était occupé et refusait de faire appel à lui pour me réconforter. J'étais tombé assez bas comme ça.
Lorsque la nuit tomba, la porte de notre prison se rouvrit et la même femme vint prendre le seau malodorant que nous avions posé devant la porte. Je me sentis si humilié que s'il n'y avait pas eu ma promesse à Neige, j'aurais opté pour une attaque directe et une mort rapide.
Lorsque la porte claqua de nouveau dans le dos de l'humaine, je jurai de me venger d'elle, un jour. De lui faire mal. De la tuer, peut-être. N'importe quoi qui puisse apaiser cette rage brute qui bouillonait au fond de moi.
Des bruits se firent entendre autour de notre prison, des conversations, des grincements métalliques, des pas et des appels. Beaucoup de personnes se trouvaient apparemment réunis dans un espace restreint. Je pouvais sentir l'odeur des chevaux et du feu se mêler à celle, plus familière, de la forêt.
— Nous pourrions appeler, suggérai-je, brisant le silence. Les gens des autres groupes pourraient nous entendre.
— Bien sûr, railla Tasha. Et après, un sorcier vêtu d'or et d'argent viendra nous sauver, je suppose.
— Neige s'habille en rouge, rétorquai-je, incapable de ne pas tomber dans le panneau. Il porte un chaperon, en fait, qui rends si bien sur sa peau pâle...
— De mieux en mieux, ricana-t-elle. En rouge dans la forêt ! Il n'a vraiment peur de rien, celui-là !
Non, puisque je suis là pour le protéger, faillis-je répondre avant de me retenir, le cœur gros.
— Si nous crions, expliqua Joan plus gentiment, ils viendront nous battre. Nous avons déjà essayé. De toute façon, tous le monde sait ce que font les Charognards, les autres groupes se doutent bien de ce qui se trouve dans leurs chariots cadenassés. Mais personne ne prendra le risque de les affronter pour nous.
Elle fit un geste pour cacher ses bras sous ses habits déchirés et je remarquai soudain des dizaines de marques sur sa peau, des cicatrices fines, bizarrement régulières, comme si elle était tombée sur le dos dans un buisson aux épines énormes.
Puis mon esprit fit le lien entre ses mots et ses actes et ma colère ne fit que croitre un peu plus, s'enflammant si fort que je sentis Neige trembler à l'autre bout de ma conscience.
— Chut, ça commence ! s'exclama Tim – ou Ned –, l'oreille collée contre le bois.
Nous les imitâmes aussitôt.
— Vous venez de Terdhome ? s'exclama une voix étouffée par la paroi du chariot. Vous avez vu l'attaque du Chasseur ?
— Nous sommes arrivés le lendemain, le contredis un timbre rauque. On pensait trouver la ville en ruines, bon sang, on a bien déchanté !
— Eh bien nous, nous y étions ! répliqua quelqu'un d'autre, soulevant aussitôt une vague de murmures.
La personne attendit que les autres se taisent avant de reprendre d'un ton dramatique :
— Croyez-moi, j'ai bien bourlingué, mais je n'avais jamais, jamais vu quoi que ce soit de semblable à ce qui s'est passé ce jour-là ! Le Chasseur était immense, même pour ceux de son espèce. Il a détruit les murailles de la ville aussi facilement qu'une épée plongeant dans l'eau. J'étais sur la rive à ce moment-là, assez près pour voir ce qui se passait, assez loin pour ne pas être en danger, vous comprenez l'idée. Le Chasseur est rentré et a commencé à tout détruire. J'entendais des hurlements à vous glacer le sang alors qu'il balançait des corps tout autour de lui, écrasant les gens et les maisons en même temps... Les habitants ont sortis leurs fameuses machines pour lui balancer des choses à la figure, mais ça l'a à peine fait tituber. J'étais complètement sûr que Terdhome était terminé. Puis soudain, j'ai entendu un hurlement différent, assez fort pour surpasser tous les autres. Mais c'était pas un cri de douleur, je vous assure...
Il baissa la voix pour forcer son auditoire à tendre l'oreille.
— C'était un cri de colère. Un cri de rage. Ça m'a retourné les tripes d'un coup, je vous jure. Je suis monté en haut d'un arbre pour comprendre ce qui se passait. Et là je l'ai vu, aussi bien que je vous vois maintenant. Une silhouette debout sur le toit d'une maison. Un homme.
Une buche craqua dans ce qui devait être le feu de veillée. On aurait pu entendre une mouche voler.
— Un homme complètement blanc, de la peau au cheveux, comme les Chasseurs. Il portait une cape rouge qui flottait autour de lui, comme une vague de sang. Il a hurlé, tendu un doigt... Il le Chasseur s'est embrasé d'un coup, comme un brin d'herbe sec sous l'orage. J'avais jamais vu des flammes monter aussi haut, je vous jure que je pouvais presque en sentir la chaleur, depuis l'autre côté du lac ! Elle étaient pas normales, elles semblaient presques vivantes... Non, ne riaient pas, j'étais là. Je les aies u. Elles ont dévoré le géant, pourtant trempé, et se sont répandues à toutes vitesses sur les maisons autour, si vite que j'avais du mal à les suivre. Alors le sorcier à la cape rouge à cessé de hurler pour lever les bras au ciel et la pluie et tombé. Comme ça, de nulle part, la pluie la plus épaisse que j'avais jamais vu, si épaisse que je me suis presque noyé. Quand il a baissé les bras, la pluie est partie et c'était fini. Y'avait plus rien du chasseur, juste un tas de cendres au milieu des ruines et...
— Eh, vieux père, tu nous les brises avec tes conneries ! le coupa une voix. Tu nous prends pour des gosses ?
— Lâchez-le ! intervint une femme. J'y étais aussi, à Terdhome, ce jour-là ! Tout ce qu'il dit est vrai ! En fait, le sorcier avait été appelé en secret par le Seigneur de la cité, qui avait apprit la venue du Chasseur.
— Il était pas sorcier lui-même, ce seigneur ? interrogea une autre personne. Avec ses machines bizarre et les objets qu'il ramène de partout dans le monde...
Quelqu'un prononça une sorte d'incantation bizarre où il était question de mauvais œil.
— Personne ne sait, répliqua la femme, mais c'est peut-être comme ça qu'il a su que le Chasseur arrivé. J'étais dans la ville au moment où le sorcier est arrivé, je l'ai vu de loin, une fois. C'était un Croisé, vous savez, un rejeton de Chasseur. Il m'a fichu la chair de poule. La peau blanche, les cheveux blancs, des yeux rouges implacables... Il s'appelait Neige, probablement à cause de sa froideur. Je tiens de source sûre qu'il sait dompter les loups et qu'il en promène un partout avec lui ! Même qu'ils ont disparus tous les deux, le lendemain de l'attaque. Envolés. On raconte qu'il ne s'agissait pas de son premier Chasseur, en fait, il aurait commencé par tuer celui qui avait détruit son village et décidé de les exterminer tous...
— Un chasseur de Chasseur ? lâcha une voix mi-incrédule, mi-respectueuse.
Un long silence suivit cette déclaration, puis la conversation repartit de plus belle, comparant les rumeurs entre elles. J'étais en train d'écouter, à la fois fier des exploits de mon humain et amusé par la façon dont l'histoire avait été déformée, lorsque je remarquai la façon dont mes compagnons me fixaient, à la fois stupéfaits et terrifiés.
— Quoi ? m'étonnais-je. Je vous avais dit que Neige était le plus puissant sorcier du monde.
— Et tu... vous... il... balbutia Tasha dont, à ma grande satisfaction, la morgue s'était envolée. Tu... Tu le connais vraiment ? Le sorcier à la cape rouge ?
— Évidemment, c'est l'amour de ma vie. Et ce n'est pas vraiment une cape, plutôt un chaperon.
Tasha cligna des yeux.
— J'ai très envie de me moquer de toi. Juste un peu. Mais juste pour cette fois, je m'abstiendrai.
Joan et les jumeaux ne dirent rien, mais dans leur regard brillait quelque chose que je n'y avais jamais vu.
L'espoir.
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