Les petits animaux...
Neige
Je quittai la maison et me mis à courir vers la forêt, bouleversé par une marée de sentiments contradictoires. J'avais peur de ce que je venais de vivre, peur du monstre qui rôdait tout près, peur d'avoir trahis ma famille et, plus que tout, j'étais terrifié par cette part de moi qui avais blessé Astre.
J'étais sérieux lorsque j'avais fait la promesse de ne plus utiliser de magie. J'y avais longuement réfléchis alors qu'il gisait dans mes bras, inconscient, la poitrine abîmée par mon simple contact. Jamais plus je ne risquerai de lui faire du mal. Jamais.
Je m'arrêtai pour reprendre mon souffle, les poumons en feu. Au fur et à mesure que ma respiration ralentissait, le silence reprenait possession de la forêt. Le silence. Pris d'un accès de frayeur, je tournai la tête dans toutes les directions, mes yeux scrutant le paysage noir et blanc à la recherche d'une silhouette familière, d'une fourrure légèrement grise... Je n'osai crier son nom. J'avais bien trop peur de qui pourrait m'entendre.
Il ne m'a pas suivi, réalisai-je brutalement.
Y avait-il une phrase plus douloureuse sur cette terre ?
Soudain, j'étais de nouveau le petit garçon au chaperon rouge perdu au milieu des bois, tout tremblant de peur, de froid, guettant dans les ombres la silhouette d'un loup.
Je m'enfermai dans l'étreinte de mes bras pour m'éviter de trembler. La panique cherchait à se frayer un chemin jusqu'à mon esprit, lâchant ses serpents insidieux à l'assaut de mes défenses. Je la repoussai le plus vaillamment possible, conscient que ma volonté, face à ce torrent grossissant, n'était qu'une mince digue. Je me mordis les lèvres jusqu'au sang et clignai des yeux pour en chasser les larmes naissantes.
L'instant d'après il était là, devant moi, le visage pâle et triste sous sa fourrure blanche. Je vis à ses yeux rougis qu'il avait pleuré.
— Astre, soufflai-je en m'approchant de lui.
Je me sentis envahi d'un soulagement si profond que je failli exploser en sanglots. Astre était là. Tout allait bien. Le monde n'était plus si menaçant.
Puis nos esprits s'effleurèrent et je compris ce qu'il avait fait. Mon cœur se serra de tristesse, de douleur et de culpabilité. Il avait quitté sa famille à cause de moi.
— Pas « à cause de toi », me corrigea-t-il en serrant mes mains glacées dans les siennes, toujours chaudes. Pour toi. Solana nous attends pour fuir. Nous devons nous dépêcher. Tu veux toujours aller au village ?
Je hochai la tête. J'avais passé cinq ans à essayer de devenir une meilleure personne que celle qui m'avait mis au monde. Je détestai les gens du village, mais je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace si je les laissai tous mourir sans lever le petit doigt.
— Grimpe sur mon dos, ordonna-t-il en mettant un genou à terre.
Je n'hésitai pas. Nous avions déjà fait cela bien souvent en période de chasse, car je courrai aussi vite qu'un escargot centenaire et m'essoufflai encore plus rapidement. Il passa ses bras sous mes genoux tandis que je nouais mes mains sur sa poitrine. Ma tête se lova dans sa fourrure blanche. Je sentis sans le voir le sourire grivois qui étira le coin de ses lèvres lorsque mes cuisses se serrèrent autour de sa taille.
— Astre ! l'admonestais-je avec affection. Ce n'est pas le moment !
Il rit et commença à courir, ses foulées souples avalant sans peine la distance. Il ne suivait pas le chemin, bien sûr, les loups n'avaient que faire des tracés humains.
Au fur et à mesure que nous nous approchions, je remarquais d'étranges changements autour de moi. Les troncs étaient plus rabougris, les arbres plus espacés, les branches plus torturées... Il régnait une sorte de mélancolie, de douleur permanente, qui teintait de tristesse le chant de la forêt.
— Je ne me souvenais pas que les alentours du village ressemblait à ça, m'étonnai-je à voix haute.
— Les humains sont aveugles et sourds, répondit Astre avec rage, dans un idiome si lupin qu'il me déstabilisa. Ils épuisent les ressources autour d'eux. Ils détruisent au lieu d'apprivoiser. Ils refusent les cadeaux offerts pour prendre ce qui est interdit et qui, finalement, leur est bien moins profitables. Ils sont idiots.
— Je te signalerai, répliquai-je avec une certaine froideur, que je suis humain, ainsi que Solana.
Il ne répondit rien.
C'était extrêmement rare pour nous deux d'avoir un désaccord. Le poids de cette peine s'ajouta à celle de la journée. Je me serrai un peu plus fort contre lui. Il frotta brièvement sa joue contre mon bras, conscient de mon angoisse, et je m'apaisai légèrement.
Puis il y eut une trouée de lumière et les premières maisons apparurent.
Astre compris que je voulais marcher et me reposa sans faire de bruit. Je glissai ma main dans la sienne. De drôles de sensations assaillaient mon cœur, venues tout droit de ma mémoire. Je contemplai souvent ces sous-bois lorsque j'étais tout petit, à la fois effrayé et fasciné par le mystère de la forêt. Je songeai qu'aujourd'hui ma position était inversée, puisque c'était le monde humain qui m'était étranger, et me pris à sourire. Astre me poussa en avant. Nous n'avions pas de temps pour la nostalgie.
Nous sortîmes des sous-bois. Sans le filtre des ramages, la lumière m'aveugla un instant. Je clignai les yeux pour en chasser les éclats.
Je ne devais jamais oublier ce que je vis dans le village ce jour-là.
Le monde autour était blanc : les arbres, les toits, le ciel. Immaculés.
Mais le sol était rouge sombre, presque noir. Ce n'était plus de la neige qui le recouvrait, mais un mélange de flocons fondus, de boue, de chair et de sang. Beaucoup, beaucoup de sang.
Les cadavres qui gisaient là n'étaient plus des gens.
Ils n'étaient plus rien que des morceaux de viandes déchirés, des membres tordus dans des angles impossibles, des entrailles luisantes déversés à travers des habits déchirés, des visages distordus par des hurlements de douleur absolue... Sous les décombres des maisons écroulées émergeaient quelques torses écrasés, quelques mains tordues, quelques jambes brisées...
L'odeur métallique du sang saturait l'air.
Astre me rattrapa au moment où mes jambes lâchaient prise. Un flot acide remonta le long de ma gorge. Je me retournai pour vomir, à quatre pattes dans cette boue ignoble qui lâcha un bruit de succion lorsque je me baissai encore, pris d'un nouveau haut-le-cœur.
Je connaissais tous ces gens. Là-bas, la tête décapitée d'une des vieilles dont les histoires m'effrayait... Là, le boulanger, celui qui avait sept enfants... Là...
Astre me releva et m'essuya la bouche avec une poignée de neige propre. Il était silencieux. Je savais que le charnier le touchait moins que moi, car il n'avait pas la répulsion habituelle des humains pour les viscères et la chair déchirée, mais il n'en sortait pas indemne pour autant. Ce qui le perturbait, le blessait et l'effrayait, c'était la gratuité de ce massacre. Les loups ne tuent que pour se nourrir. Le meurtre est l'un des pires tabou de la Meute, à peine concevable. Astre ne comprenait pas ces corps jetés à droite et à gauche comme des morceaux de viandes avariés.
— L'indifférence, lâchai-je. Le néant.
Il me regarda, à la fois surpris et angoissé, car il avait saisit le sens de mes paroles. Il se souvenait de ce qu'il avait ressentit lorsqu'il était entré dans mon esprit, avant que je ne le blesse. La conscience du monstre.
— Le Chasseur ne ressent rien, soufflai-je. La vie ne représente rien à ses yeux. Il a du juste... Tout détruire, et peut-être se... se nourrir...
— Il a dû sentir ta présence, souffla Astre d'une voix blanche en me tenant fermement par le poignet. Le village était sur son trajet...
Mon cœur se noua douloureusement. Je savais qu'il ne cherchait pas à me culpabiliser, mais le poids de toutes ces morts heurta brutalement ma conscience, où je savais qu'il allait rester.
Un nouveau flot de bile acide remonta le long de ma gorge. Je m'accroupis pour vomir une nouvelle fois.
Un bruit me fit sursauter. Quelque chose venait de bouger, tout près de moi. Quelques gravats roulèrent le long d'une maison effondrée. Un visage sanguinolent apparu.
Je restai paralysé, à genoux devant elle.
Mère.
Un rictus déformait sa face, un sourire malade qui tirait ses lèvres à les craqueler. Ses yeux étaient exorbités, ses narines dilatées, ses dents aussi rouges que son front ensanglanté. Elle posa les yeux sur moi et se mit à rire.
— Les animaux, les petits animaux, ils courent, ils courent, le Chasseur les rattrapent ! Ils courent, ils courent, le Chasseur les rattrapent ! Les animaux, les animaux...
Toujours à genoux, terrifié, je m'agrippai à la jambe d'Astre, qui m'attrapa en retour.
— Mais ça ne sert à rien de courir ! continua la femme hilare. Le Chasseur n'a qu'à se servir ! Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu le sais, tu le sais, tu le sais...
Elle partit d'un rire hystérique qui la secoua toute entière, agitant ses amas de cheveux agglutinés dans le sang et la boue.
— Les petits animaux... murmura-t-elle avant d'exploser en sanglots.
Elle pleura de longues minutes, de plus en plus lente.
Puis tout revint au silence.
— Neige... murmura Astre dans mon esprit. Neige...
Je crois que je tremblais, agité de spasmes incontrôlables. Des larmes dévalaient mes joues et mon esprit était blanc, complètement vide. Rien n'avait de sens.
— Neige...
Tout ce sang, tous ces corps...
— Neige ! cria de nouveau Astre d'un ton déchiré suppliant.
Je levais les yeux sur son visage et vis qu'il était sur le point de pleurer. Quelque chose se débloqua dans mon esprit. Je me relevai, attrapai sa main et me mis à courir comme un désespéré vers la forêt, hors du cercle de maisons en ruines, hors du carnage, hors de tout ce rouge qui tachait mes bottes, mon pantalon, mes mains, ses pieds, sa fourrure et notre mémoire. Le temps pourrait passer – et il passera – mais je savais que jamais ce sang-là ne partirait.
— Neige ! hurla soudain Astre dans ma tête, au bord de la panique. Les traces vont vers la maison !
Il tendit un doigt vers le chemin qui menait chez notre sorcière. Des arbres étaient cassé sur les côtés, la neige avait été piétinée par quelque chose d'énorme...
— SOLANA ! criai-je malgré moi.
La forêt me renvoya un silence cruel. Je grimpai sur le dos d'Astre, qui se mit à courir aussi vite qu'il le pu.
~
J'ai peu de souvenirs des instants qui suivirent. J'avais froid, très froid. Mon cœur était glacé, mes pensées aussi. J'avais peur.
Je m'agrippai à Astre de toutes mes forces, mon visage enfoui dans sa fourrure, tandis qu'il se précipitait en direction de la maison.
Combien de temps nous fallut-il ? Dans ma mémoire, des heures, une éternité. Les arbres filaient à droite et à gauche, Astre courait, répercutant dans mon corps l'empreinte de ses pas, le vent fouettait mon visage, mon chaperon claquait dans mon dos, tout était blanc autour de nous, mais je ne voyais que du rouge, du rouge, du rouge...
L'instant d'après, nous étions arrivés à la maison.
Ma maison.
Une partie de la façade avait été détruite.
Le silence était immense.
Effroyable.
Nous n'osions pas appeler.
Il me prit la main. Je la serrai fort et plongeai mon regard dans le sien. Dans ses yeux, je puisai un courage que je n'aurais jamais cru trouver.
Nous avançâmes ensemble.
Faut-il vraiment que décrive ce qui suit ? Faut-il vraiment ramener à ma mémoire ces souvenirs brûlant comme de l'acide ? L'odeur familière de ma maison – décoctions en préparation, cheminée éteinte, pâte à gâteau – mêlée à celle, omniprésente, du sang.
Le salon n'était plus qu'un amas de meubles brisés, de papiers déchirés, de poussières et de tuiles craquelées.
Un géant était allongé au milieu, recroquevillé sur lui même, comme un énorme bébé.
Il dormait.
Sa peau était extrêmement pâle. Ses longs cheveux complètement blancs.
Comme moi.
Du sang couvre sa mâchoire, son torse, ses mains et tous les objets qui l'entourent. De son poings serrée ressort un morceau de tissu bleu brodée. Une robe déchirée.
Teintée de sang.
Encore, toujours, partout, trop de sang...
De sang... De sang...
De mort...
Une marée rouge avait envahis mon esprit, engluant mes pensées, refusant de me laisser comprendre ce qui s'était passé. La main d'Astre s'était fait lourde dans la mienne, molle, comme privée de force.
Nos regards se sont croisés. Il a prit une grande inspiration, légèrement étranglé, et ses mis à hurler dans la langue des loups :
— Solana ! Solana ! Solana !
Mais seul le vide lui répondit, un vide affreux, un silence abominable qui me vrillait les tympans.
— Solana ! continuait-il. Solana !
Mais Solana était morte, n'est-ce pas ?
Par ma faute.
Je me mis à trembler. Le monde tournait autour de moi alors que mes pensées se remettaient brutalement en marche, comme un élastique brisé revenant frapper son propriétaire.
Solana avait été tué parce que j'avais attiré le Chasseur et refusé de fuir. Astre avait été séparé de sa famille à cause de moi.
À cause de moi.
Je fis volte-face, arrachant sans le vouloir ma main à celle d'Astre et me mit à courir vers la forêt.
Je couru encore, encore, encore, jusqu'à ce que mes jambes lâchent et que je m'effondre au pieds d'un arbre, secoué de sanglot si douloureux qu'ils ressemblaient à des coups de couteaux.
Je pleurais pour Solana, pour Astre, pour ma culpabilité et mon enfance déchiquetée.
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