Les Héritiers
Mon collègue me lance des regards en coin. Je crois qu'il commence à soupçonner le fait que je ne sois pas en train de rédiger le rapport de mon dernier projet.
Oups.
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Neige
Je m'éveillai en sursaut, glacé jusqu'aux os, et lançai immédiatement mon esprit vers celui d'Astre.
Un silence terrifiant me répondit.
Paniqué, j'essayai de me relever et me rendis compte que je ne pouvais pas. Des lanières de cuir serraient mes chevilles et mes poignets, me plaquant contre un fauteuil dur et froid. Sans chemise, sans chaperon, je me sentais atrocement vulnérable.
— Astre, où es-tu ?
Rien.
Nauséeux, terrifié, je renonçai à me débattre et respirai profondément pour calmer ma panique grandissante. Je devais rester calme. Rester calme...
J'inspectai les environs.
Une lumière jaune se trouvait suspendue au-dessus de ma tête. Elle projetait un halo doré autour de moi, effleurant à la lisière de l'ombre les formes décharnées d'immenses machines.
Mon regard glissa sur les leviers, les cadrans, les boutons et les étiquettes à moitiés effacées sans rencontrer ni porte, ni murs, ni fenêtre. Les engins grimpaient de tous les côtés, comme des mâchoires prêtes à me broyer.
Une tache rouge, à mes pieds, me fit sursauter. Un instant, je crus qu'il s'agissait d'une flaque de sang, mais ce n'était que mon chaperon. Ma gorge se serra un peu plus.
— Astre ? Astre ! Réponds-moi, je t'en prie ! ASTRE !
Le silence infini de ma nouvelle solitude m'effrayait plus que tout. Où était-il ? Que s'était-il passé ? Je me souvenais m'être effondré sur le toit, privé d'énergie... La silhouette de mon loup s'était interposée entre moi et quelqu'un ou quelque chose d'énorme, puis... Plus rien.
Non.
Non non non nonononononononononononon...
La panique renversa les dernières digues de ma raison. Je me débattis désespérément dans mes liens en tentant de raviver mon étincelle épuisée par mes derniers exploits.
— ASTRE ! ASTRE ! ASTRE !
J'imaginai son corps échoué quelque part, son beau regard dénué de vie, ses lèvres ne souriant plus, ses mains immobiles, son corps devenu froid...
Et je me mis à hurler.
— AAAAAASTRE ! AAAAAASTRE !
— Bon sang, répondit une voix irritée, pas la peine de faire tout ce vacarme...
Je me tus, mon cri toujours coincé au fond de la gorge, et tournais lentement la tête sur le côté.
Sekoff se tenait au bord du halo de lumière.
Il était vêtu d'une tunique bleu nuit sur laquelle se découpait, comme un avertissement, le flocon utilisé comme symbole par les Héritiers. Une couronne argentée luisait sinistrement sur le haut de son crâne. Ses piques fines semblaient aussi aiguisées que des lames.
Il fit un pas en avant et je réalisai avec horreur que la peau de son bras droit avait entièrement disparue, remplacée par une carcasse mécanique lustrée. Une petite partie de son visage, à côté de chacun de ses yeux, laissait aussi paraître des plaques métalliques directement cousu sur sa chair. Ce n'était peut-être qu'un effet d'optique, mais l'iris de son œil droit me paraissait plus ouvert que le gauche. Tout était faux chez lui... Tout, sauf son sourire cruel, sa folie furieuse, et la haine qu'il m'inspirait.
— Neige, Neige, Neige, soupira-t-il en s'approchant de moi. Et dire que tu avais un superbe destin ... Quel gâchis, vraiment, ça me fait mal au cœur. Fallait-il que tu t'associes à cette racaille ? Quand je pense à ce que nous aurions pu accomplir ensemble... Ton don au service de mon intelligence... Enfin, le monde est ainsi fait, je suppose.
— Où est Astre ? répliquai-je sans m'attarder sur ses stupidités.
— Qui ?
Si j'en avais été capable, je l'aurais frappé.
— Mon compagnon, espèce de... de... d'enflure !
— Le petit loup ? s'amusa-t-il. Aucune idée. Probablement mort. J'avais donné des instructions à mes esclaves, à ton sujet : dès qu'ils te repéraient, ils devaient te ramener vivant, coûte que coûte. Ils ont probablement tué tout ce qui s'interposait entre eux et toi.
Ses mots me transpercèrent comme mille lames chauffées à blanc. Non. Non, ce n'était pas possible. Je l'avais déjà cru mort une fois avant. C'était certainement pareil. C'était obligatoirement pareil.
Je refusais d'envisager une autre possibilité.
Astre ne pouvait pas me quitter.
Le monde ne pouvait pas exister sans lui.
Tout à mon angoisse, je mis quelques instants à me rendre compte que Sekoff continuait à parler.
— ... le Conseil ! Grace à toi, je gagnerais ma place parmi les plus puissants de ce monde ! D'ici un jour ou deux, je m'installerai sur le trône de Solaris et j'en ferais une ville digne des Héritiers ! Je changerais cette bourgade en capitale, centre d'une technologie extraordinaire, au service du Grand Projet et...
— Vous n'avez pas encore gagné ce trône, le coupai-.
Il parut surpris, comme s'il avait oublié ma présence, puis pouffa en esquissant un geste dédaigneux.
— Ce ne sont pas quelques paysans mécontents qui vont m'arrêter. C'est fou cette tendance qu'ont les gens médiocres à s'opposer à l'ordre...
— Vous appelez ça de l'ordre ? hoquetai-je. C'est de l'esclavagisme ! De la dictature !
— La suprématie de ceux qui méritent de régner, me corrigea-t-il en levant un doigt, comme un maître d'école mécontent. La plèbe ne sait pas comment utiliser sa force et son libre arbitre. Si on les laissait faire, ils gâcheraient tout leur potentiel. Ils ont besoin d'être dirigés, comme des enfants, afin d'accomplir quelque chose de plus grand. Ils ne comprennent pas pourquoi, mais au final, c'est pour le bien de tous.
Je jetai un regard stupéfait à cet homme qui justifiai des tueries de masse par « le bien de tous ».
J'allais ouvrir la bouche pour ajouter quelque chose, désespérément conscient qu'aucune de mes paroles ne pourrait jamais le faire changer d'avis, lorsqu'une explosion retentit dehors, ébranlant le sol. Me trouvai-je à l'intérieur du manoir ? Pourvu qu'ils ne fassent pas tout sauter...
Pas le moins du monde déconcerté, Sekoff s'éloigna et poussa un levier. Un grincement se fit entendre sur ma gauche et cinq grands tableaux vierges, entourés de cadres noirs, descendirent lentement du plafond. À y bien regarder, je me rendis compte qu'il ne s'agissait pas réellement de tableau, mais de sortes de machines plates, comme les artéfacts des Anciens que j'avais vu dans les caves de Terdhome.
Sekoff poussa un levier. Je sursautai lorsque des formes grisonnantes apparurent à la surface des objets, comme un brouillard reflété dans un miroir embué. Mon ravisseur poussa un autre levier. Un bourdonnement fluctuant résonna autour de nous.
Puis, lentement, la grisaille se stabilisa et des bustes commencèrent à apparaître. Des silhouettes androgynes aux cheveux rasés ou ramenés en arrière, aux tuniques bleues frappées d'un flocon stylisé et au visage à moitié dissimulé par un masque immaculé qui descendait jusqu'à leur nez.
Une peur sourde s'immisça dans mes veines. Si mon ravisseur était dangereux, je devinai instinctivement que ces gens, qui qu'ils soient, étaient pires.
— Sekoff,.. soupira l'un des cinq, sa voix grésillante transmettant sans difficulté toute l'étendue de son ennui. Vous avez été sommé de ne plus utiliser cette ligne sans nouvelle de la plus haute importance.
— Je le sais, Ô vénérables membres du Conseil ! s'empressa de répondre le faux noble, soudain obséquieux. Je ne me serais point permis de vous importuner sans raison...
— Évidemment, railla froidement une autre personne.
Me voyaient-ils ? Je me sentais comme un insecte épinglé sur un mur, à la merci du premier venu. Désespéré, j'essayai de nouveau de contacter Astre.
— Réponds, mon amour, réponds, je t'en supplie...
Je crus sentir quelque chose, un infime tressaillement aux confins de mon esprit, mais Sekoff attrapa mon siège pour le faire violemment pivoter vers ses interlocuteurs, me forçant à me concentrer sur le présent. Il poussa quelques leviers, et, bien que je ne visse aucune différence, les membres du Conseil émirent soudain des hoquets surpris.
— Un Croisé ? s'étonna l'un d'entre eux. Comment en avez-vous trouvé un deuxième aussi vite ?
Un deuxième ? m'étonnai-je en pensée.
— Le destin ! s'exclama le tyran qui avait mis Solaris à feu et à sang. Les Anciens voulaient me voir réussir ! Si mon expérience précédente a échoué, c'est que le Croisé était trop jeune, trop faible...
— Et qu'est-ce qui vous fait dire que celui-ci résistera mieux ? s'enquit l'une des personnes masquées avec condescendance.
Mais ils avaient beau feindre l'indifférence, je sentais que la situation avait piqué leur intérêt – et si je l'avais deviné, c'était probablement le cas de Sekoff aussi.
— Parce qu'il est sorcier, répondit le faux noble avec une délectation évidente. J'ai moi-même assisté à certaines de ses démonstrations de puissance ! Il a tué un Chasseur en mettant le feu à une ville entière, manipulé les éléments, fait fondre le ventre d'un homme lui ayant manqué de respect et créé devant mes yeux un arc électrique assez puissant pour décharger des dizaines d'artéfacts !
Les yeux creux des masques se fixèrent sur moi. Je frissonnai en tirant instinctivement sur mes liens.
— Est-ce vrai, jeune homme ? demanda l'un d'entre eux en se penchant, emplissant soudain tout l'espace du cadre.
Mais je ne comptai pas laisser la peur prendre le dessus. Puisant ma force dans la certitude qu'Astre, à ma place, ne se serait pas laissé faire, je répondis :
— Ce ne sont pas vos affaires.
— Au contraire, jeune sorcier, me contredit mon interlocuteur. Il s'agit de la nature même de nos « affaires ». Je suis moi aussi Croisé et mon étincelle est la plus puissante ayant jamais existé sur cette terre. Toi et moi sommes des êtres rares. Nous avons un destin extraordinaire. Rejoins notre ordre, soit mon apprenti, et je t'ouvrirais les portes du Conseil, de la connaissance, et du pouvoir. Tout ce que tu souhaites est à portée de main.
Je vis Sekoff blanchir et une ombre de jalousie malade passa sur ses traits.
— Mais il...
— Silence ! le coupa le Croisé masqué. Alors, sorcier, qu'en dis-tu ?
— J'ai déjà tout ce que je souhaite, rétorquai-je en serrant les poings.
— Ne sois pas stupide, me rabroua-t-il. Pense à tout ce que tu pourrais apprendre...
L'espace d'un millième de seconde, je considérai l'idée – toutes ces connaissances... -- mais elle disparut aussi vite qu'elle s'était formée. Je ne voulais rien connaître qui ait été découvert dans les larmes et le sang.
— Si je vous trouve sur mon chemin un jour, répliquai-je d'un ton bravache, je vous détruirais !
De vaines et puériles menaces, mais je ne pouvais pas faire mieux pour le moment.
Ils rirent, comme devant un enfant en colère.
— Tu finiras par te rendre à l'évidence, me lança le sorcier d'un ton paternel.
— Plutôt mour...
Une énorme explosion ébranla le bâtiment. Mon fauteuil vibra et pivota légèrement, les tableaux se balancèrent dans l'air et une épaisse couche de poussière tomba du plafond, comme une neige artificielle.
— Que se passe-t-il ? demanda sévèrement l'un des membres du Conseil.
Sa voix était curieusement hachée, entrecoupée de grésillements, et son image se coupait par endroit, telle une feuille déchirée.
— Ce n'est rien, Mes Seigneurs, répondit nerveusement Sekoff. Deux-trois rebelles sans importances... Mes machines les tiennent à l'écart. Le Chasseur s'occupera d'eux quand il sera là.
Une terreur familière s'additionna à celle que je ressentais déjà.
— Le Chasseur ? balbutiai-je.
Des images passèrent à toute allure devant mes yeux. Une tête blafarde émergeant des eaux qui entouraient Terdhome, une bouche se refermant sur des corps encore vivants, un géant endormit dans la maison de mon enfance...
— J'espère pour vous que cela fonctionnera, railla l'un des personnages masqués tandis que Sekoff s'éloignait.
La lumière s'intensifia. J'aperçu une table massive, supportant une sorte d'énorme cerceau noir, assez large pour que j'y entre complètement.
Non, réalisai-je avec un frisson d'horreur, pas un cerceau.
Un collier.
Un collier semblable à celui qu'il utilisait pour contrôler ses esclaves.
Un collier façonné pour un géant.
— Vous... Vous voulez capturer un Chasseur ? balbutiai-je d'une voix blanche, presque inintelligible. Vous... Vous... Vous êtes complètement fou !
— Ne vous affolez pas, jeune sorcier, s'amusa l'homme masqué qui m'avait parlé un peu plus tôt. C'est dans l'ordre des choses. Après tout, ces monstres ont été envoyés par les Anciens pour servir ceux qui le méritaient, et nous sommes leurs Héritiers. Les Croisés qui possèdent l'étincelle, comme vous et moi, ont d'ailleurs une connexion primaire avec eux. Vous la sentez, n'est-ce pas, au plus profond de vous ? Cette connexion est la source de notre magie. Avec beaucoup d'entraînement, vous serez capable, comme moi, d'en prendre le contrôle pour en faire des esclaves obéissant, prêt à détruire tous nos ennemis. Vous avez déjà entendu parler de la ville de Clairombre ? Non ? Une citée imprenable, productrice d'immenses richesse... Que nous allons rayer de la carte d'ici deux mois. Car telle est la puissance des Héritiers.
Les mots s'enfoncèrent lentement dans mon esprit, cherchant à recouper les idées entre elles pour leur donner des significations. Il venait de... De lancer un Chasseur sur une ville ? Oh, bon sang, était-ce ce qui s'était passé à Terdhome ? Le Chasseur que j'avais tué dans un incendie avait-il été envoyé par un de ces fous-furieux ?
— Mais si... Si vous maitrisez les Chasseurs, balbutiai-je, pourquoi un collier ?
— Nous ne possédons pas tous l'étincelle, comme vous et le Seigneur Kajiin, intervint une deuxième personne masquée. Nous avons besoin de moyens d'asservir plus de Destructeurs. Sekoff n'est que l'un de nos nombreux chercheurs.
— Les Destructeurs ? répétai-je bêtement, toujours choqué à l'idée qu'ils comptaient en diriger un vers une ville.
Je ne pouvais cesser de penser au massacre de mon village natal, aux dégâts à Terdhomes... Ces gens étaient malades.
— Assez parlé, lâcha froidement Sekoff en s'approchant de moi.
Son poing serrait un long tuyau noir au bout duquel sortaient trois épaisses aiguilles argentées. Je me débattis de nouveau, sans succès, les yeux écarquillés par la peur, les poignets sciés par les liens qui s'enfonçaient dans ma chair.
Astre, suppliai-je silencieusement, Astre, je t'en prie, viens me sauver...
— Survivra-t-il ? s'inquiéta le sorcier masqué – Kajiin, ainsi qu'ils l'avaient appelé.
— Probablement, répondit Sekoff en se penchant sur moi avec un sourire mauvais.
Mais son regard me dit « non ». Il était jaloux. Il ne supportait pas la concurrence. Il allait me tuer.
— Attendez, balbutiai-je, attendez...
Il leva le bout du tuyau et baissa brutalement la main.
Je mis quelques secondes à m'apercevoir que les aiguilles étaient plantées au milieu de ma poitrine.
Je passai quelques secondes de plus à les fixer, engourdi, sans rien ressentir.
Puis quelque chose se brisaet une douleur si grande me transperça que je ne pus que hurler enm'arc-boutant sur ma chaise, hurler, hurler, hurler, alors que le monde entierdevenait blanc.
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