Le Parfum
Un superbe fanart de @Emeraldasarcadia999 !
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Neige
Calendre perché sur mon épaule, je marchais toute la journée sans m'arrêter, m'enfonçant toujours plus profondément sur le Chemin des Disparus. Des racines tordues, des touffes d'herbes folles et des arbres morts perturbaient le sentier, trahissant sa pauvre fréquentation. Je restai sur mes gardes, décidé à ne jamais savoir pourquoi cette route avait été nommé ainsi.
Je captai régulièrement des échos de la pensée d'Astre, éclats de fatigue, d'ennui, de frustration, et pire que tout, d'humiliation. À chaque fois, je sentais ma colère gronder au fond de mes et mon étincelle trembler légèrement, demandant à être relâchée. Je la contrôlai du mieux possible, désormais conscient des dégâts qu'elle pouvait causer. Mais qu'il était douloureux de sentir Astre souffrir et de ne pouvoir rien faire...
À la tombée de la nuit, je perçus de sa part un amusement appuyé teintée de fierté, allégeant momentanément sa peine. Je ne savais pas ce qu'il se passait, mais j'étais soulagé. Je n'avais aucune idée de la distance qui nous séparait, ni du temps qu'il me faudrait pour le rattraper, et l'inquiétude me torturait lentement. Pourvu que ce chemin soit bien un raccourci...
Calendre et moi n'avions pratiquement pas parlé de la journée. Le félin était habituellement bavard, mais la forêt qui nous entourait semblait avaler nos voix, les étouffant sous le poids d'un silence morbide. J'avais la vague et dérangeante impression que quelque chose ou quelqu'un était là, tout près, attendant, guettant, observant – mais peut-être n'était-ce que mon imagination.
Je sentais, toutefois, que le silence de Calendre était plus profond que ça. Il pleurait son amie disparue, sans larmes, sans cris, sans heurts, dans l'intimité de son cœur. Pour une étrange raison, son mutisme me faisait plus mal que s'il avait pleuré ou s'était lamenté. Il y avait quelque chose d'intensément tragique chez ce félin résigné, confronté à l'irréversibilité de la mort. Peut-être n'était-ce pas la première fois qu'il perdait quelqu'un. À côté des siennes, mes peines me faisaient l'effet de chagrins d'enfant.
J'étais toujours affamé. Nous avions trouvé des baies, des champignons et une source d'eau fraiche ce matin, mais c'était loin de suffire à mon ventre creux. Demain, il faudrait que je me résigne à chasser, comme Astre me l'avait apprit. L'idée m'angoissait terriblement. Je n'arrivais pas à me persuader que j'en serais capable. Pas sans mon loup.
— Arrêtons-nous là, lâcha soudain Calendre. Tu es si fatigué que tu ne marches pas droit.
Je me rendis compte que la nuit était presque entièrement tombée.
— Je serais moins fatigué si tu marchais par toi-même, répondis-je d'une voix lasse.
— Il y avait de la boue, répliqua-t-il sur un ton d'évidence. Je ne pouvais pas salir mes pattes.
— Ben voyons, soupirai-je en me laissant tomber sur les fesses.
Incapable d'aller plus loin, je m'allongeai sur la mousse et fermai les yeux. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point j'étais fatigué jusqu'à l'instant précis où je renonçai à les rouvrir. Je n'avais jamais été un grand marcheur, moi, j'étais bien plus taillé pour les études que les exercices physiques...
J'essayai de toucher mon loup par la pensée, mais son esprit était occupé. Il parlait avec des gens. Je souris dans mon demi-sommeil en rougissant légèrement. Si j'en croyais les images qui glissait dans son esprit, il leur parlait de moi. Je ne savais ce qu'il leur racontait, mais il se sentait fier, exalté et amoureux. Cher Astre...
Renonçant à lui parler, je me laissai glisser un peu plus profondément dans les limbes du sommeil, détendant mes muscles courbaturés.
Mais alors que j'allai sombrer totalement, une drôle de sensation m'effleura, comme un parfum éthéré glissant dans mes pensées. Je rouvris les yeux et m'assis, soudain parfaitement alerte.
— Que se passe-t-il ? s'inquiéta Calendre.
Je me levais sans lui répondre, concentré sur mes sens. Il me semblait sentir une présence. Rien de désagréable, au contraire... Une empreinte douce, tendre, aimante, et en même temps, terriblement... Terriblement séduisante.
— Neige ? appela le chat.
— Tu ne sens pas ? lui demandai-je tout bas.
Quelle promesse contenait ce parfum ! Quelles images, quelles sensations il faisait naitre dans mon corps et mon esprit ! Ses accents veloutés évoquaient la chaleur d'une bouche contre la mienne, d'une langue caressant ma peau... Ses notes lancinantes faisaient naitre une délicieuse tension dans mon bas-ventre, une promesse de plaisir, d'étreinte, d'oubli.
— Neige ! insista Calendre. Où est-ce que tu vas ?!
— Le parfum... soupirai-je en quittant le chemin pour m'enfoncer dans les fourrés.
Il fallait que je trouve l'origine de cette fragrance, oui, quoi qu'il m'en coûte, je devais remonter aux sources de cette rivière sulfureuse...
— Quoi ? Neige, attends ! Neige !
Mais je ne l'écoutais plus. Les volutes du parfum enjôleurs dessinaient des courbes mouvantes dans mon esprit, des danses envoutantes, des corps galbés qu'il me tardait de séduire et posséder.
Comme brûlé de l'intérieur par ce désir inassouvi, je me mis à courir, ignorant les branches qui me fouettaient le visage et les miaulements de plus en plus lointains de Calendre, sans même prêter attention à cette voix inquiète au bout de mes pensées qui me demandait ce que je faisais.
Je courrai, je courrai, et plus je me rapprochai, plus le parfum était fort, plus le désir était grand. Mon érection raide, douloureuse, me ralentissait à peine.
Une clairière. Une maison. Une porte ouverte.
C'était de là que venait ce parfum, cette essence de luxure qui me faisait bouillonner le sang...
J'entrai sans ralentir, tous mes sens en feu, ma vision brouillée, mon corps tendu, éperdu, prêt à se jeter dans les bras d'Astre... Car à qui d'autre aurai-je pu associer le désir charnel ?
Je fis irruption dans une immense pièce aux murs couverts de tissus pourpres, à peine visibles dans les fumées d'encens qui épaississaient l'atmosphère. J'eus vaguement l'impression de percevoir des mouvements tout autour de moi, des plaintes, des gémissements, des pleurs même, mais je n'y prêtai pas attention, entièrement focalisé sur la source du parfum, cette personne en face de moi qui était... Une femme ?!
Pas Astre.
Douche froide.
Je repris soudain mes esprits. Mais qu'est-ce qui m'avait pris ?
— NEIGE ! rugit dans mon esprit une voix consumée de jalousie. Qu'est-ce que tu es en train de faire ?! Avec qui ?! Réponds ! Neige ! Réponds immédiatement !
— Tout va bien, ne t'inquiète pas, je t'explique dans quelques instants.
Ce n'était probablement pas la réponse idéale, mais ce n'était pas non plus le moment de me perdre dans mes pensées. Surtout qu'il me manquait, à moi aussi, un tas d'explications.
Prêt à tout et n'importe quoi, je reportai mon attention vers la femme debout en face de moi. Elle était vêtue d'une longue robe transparente dont les jupons gazeux soulignaient les courbes généreux de ses cuisses, de son ventre, de ses seins et des bras qu'elle ouvrait à mon attention. Sa peau était extrêmement pâle et sa chevelure aussi blanche qu'un ciel d'hiver. Ses yeux rouges ressemblaient à deux taches de sang.
Une Croisée ! réalisai-je. Comme moi !
— Viens me rejoindre, voyageur, susurrait-elle en continue, viens, viens, viens... Je t'offre tout ce dont tu as toujours rêvé...
— Pardon, mais qui êtes-vous, au juste ? lâchai-je avec un brin d'agressivité.
Elle s'arrêta, choqué, les yeux ronds. Douche froide pour elle aussi, apparemment.
— Je... heu... Je suis l'incarnation de ton désir ! reprit-elle d'un ton vaguement outré.
— Non, pas du tout. Je veux dire... Désolé.
Elle ouvrit la bouche et la referma, apparemment sans voix.
C'est alors que je pris conscience que les mouvements que je captai dans tout autour de moi étaient des gens. Des gens... nus ?! Mais qu'est-ce qu'ils... Par les étoiles !
Je me mis à rougir furieusement, probablement plus gêné que je ne l'avais jamais été de ma vie. J'étais dans une pièce emplie de gens en train de... heu... forniquer ?
— Eh bien, eh bien, reprit la femme d'une voix normale. Voilà qui est plutôt rare.
Je ne répondis rien, persuadé d'être rouge jusqu'à la pointe des oreilles.
— Sortons d'ici, veux-tu ? proposa-t-elle avec un brin d'amusement.
Je fis volte-face et sortit directement.
L'air froid de la nuit m'accueillit avec mansuétude, me lavant des restes de cet affreux parfum.
— NEIGE ! hurla Astre, qui avait probablement capté des brides de ma vision. MAIS QU'EST-CE QUE TU FABRIQUES ?!?
— Mais, ma parole... s'exclama la femme. Tu n'es qu'un gamin ! Et un Croisé, en plus !
Je me retournai, sur le qui-vive. Elle n'avait pas l'air spécialement menaçante, mais rien de ce que j'avais vu jusqu'ici ne me poussait à lui faire confiance.
— Je ne suis pas un gamin, répliquai-je, vaguement amusé par la réplique volée à Astre.
— Quel âge as-tu ?
— Seize ans.
— Un gamin, soupira-t-elle. Et pourtant, plus fidèle que bien des hommes mûrs...
— Que voulez-vous dire ? demandai-je, extrêmement mal à l'aise.
En essayant de ne pas en avoir l'air, je cherchai Calendre du regard. Pourvu que je ne l'ai pas semé ! Je ne savais pas s'il pouvait se débrouiller sans moi, et j'avais un peu peur de me retrouver sans lui.
— Viens, dit-elle avec un sourire amical, nous n'allons pas rester la nuit ici. Je vais tout t'expliquer.
— Je ne vous suivrai nulle part ! m'offusquai-je en reculant d'un pas.
Je n'allais pas plus loin, toutefois, hésitant à m'aventurer dans l'obscurité des sous-bois. Le ciel était si nuageux que la seule lumière à m'éclairer était celle venant de la maison. Les chances pour que je m'égare et meurt de froid quelque part étaient plutôt importantes.
— Je te promets que je ne te ferais aucun mal, déclarat-elle d'une voix grave, d'aucune manière que ce soit, directement ou indirectement, en parole ou en acte. Je le jure du serment des sorcières.
Solana m'avait expliqué comment fonctionnait ce serment. Après l'avoir prononcé, aucun être magique ne pouvait physiquement s'y soustraire. Même si j'essayai de la tuer, elle ne pourrait me blesser.
En plus, c'était la toute première fois que je rencontrai une Croisée. J'étais de plus en plus curieux. Et je ne savais rien de la situation, après tout, ce qui se passait ici avait peut-être une bonne explication.
— Tu parais frigorifié, insista la sorcière, fatigué et affamé. Viens chez moi, au moins pour cette nuit. Ce n'était pas sûr, dehors. Non, non, je n'habite pas ici, rassure-toi ! Ce bâtiment n'est qu'un leurre, une prison. Suis-moi !
Elle me fit un petit signe et contourna cette antre de luxure pour s'enfoncer dans un bosquet. J'hésitai un instant, puis la suivis. Elle ne pouvait pas me faire de mal, après tout, et j'avais effectivement faim, froid, et sommeil. J'essayai d'envoyer quelques pensées rassurantes à Astre, qui fulminait toujours dans un coin de mon esprit, mais n'osait pas baisser la garde pour lui fournir de vraies explications. On ne savait jamais.
Nous débouchâmes dans une clairière plus petite, très semblable à celle de Solana. Une petite maisonnée, un ruisseau en partie gelé, un pont de bois... Des volutes de fumées blanches sortaient de la cheminée et une lumière chaude, accueillante, brillait derrière les vitres embuées.
— J'ai senti ta présence alors que j'étais en train de cuisiner, expliqua-t-elle en ouvrant la porte. J'espère que tout n'a pas brûlé. Entre et installe-toi, je vais me changer.
J'entrai, la gorge légèrement serrée. Ce n'était pas la maison de Solana, mais, comme dans la demeure de mon enfance, les murs étaient habités d'étagères emplis de pots, de fioles, de plantes et de livres. Un élégant tapis supportait une table de bois gravée placée devant une cheminée. Une petite marmite était suspendue dans le foyer. Une cuillère en bois tournait lentement dedans, comme poussée par le vent.
Aucun doute, il s'agissait bien d'une sorcière. Je me laissai tomber sur une chaise, exténué, et attendit en tentant de ne pas m'endormir.
Elle réapparut dix minutes plus tard, les cheveux attachés en chignon, vêtue d'une robe longue et de châle noir.
— Qui êtes-vous ? demandai-je en me forçant à rester éveillé.
— Je m'appelle Morigane, répondit-elle en sortant la marmite de la cheminée.
L'odeur de la nourriture était un véritable supplice.
— Et moi Neige, répondis-je par civilité, les yeux fixés sur la soupe épaisse qu'elle versait dans deux bols en céramique. Pourquoi faites-vous cela, Morigane ?
— Tu veux dire, attirer les hommes ici grâce à leur bas instinct pour les tenir prisonniers à jamais des élans de leur corps ?
— Heu... oui ?
— C'est une triste histoire, soupira-t-elle en s'asseyant en face de moi. Une triste et longue histoire. Je suis née dans une grande ville du sud. Solaris. Tu connais ?
— J'y vais, dis-je laconiquement, le nez dans ma soupe.
— C'est vrai que tu étais sur la route, acquiesça-t-elle en souriant de mon appétit. Le temps est bien plus clément là-bas, tu sais ? Même l'hiver y frappe moins fort. On y voit donc beaucoup moins de Chasseur, qui préfère les temps froids et les pays du nord...
Je lui jetais un regard en coin, n'osant souligner l'évidence.
— Oui, soupira-t-elle. Cela n'a pas empêché mes parents d'en rencontrer un. Ils étaient marchands itinérants. Par un coup du sort, ils ont croisé la route d'un géant... Il a tué mon père et mes frères, mais n'a pas dévoré ma mère, préférant... Tu vois. Il ne devait pas être très grand, sinon elle n'aurait pas survécu...
J'eus soudain beaucoup de mal à avaler. Je ne voulais pas penser à des choses pareilles.
— Elle a réussi à rentrer à Solaris, continua la sorcière, mais elle est morte à ma naissance.
— Je suis désolé...
— Tu n'y es pour rien. Tu veux que je te resserve ?
Je tendis mon auge, qu'elle remplit généreusement.
— J'ai eu de la chance, continua-t-elle en me rendant mon bol. Une seigneuresse riche et puissante a eu pitié de moi et m'a recueilli. En grandissant, j'ai développé des pouvoirs magiques et suis devenue la plus belle femme de la citée, comme tu peux évidemment le constater.
Je me gardai d'émettre le moindre commentaire.
— Tous les hommes et toutes les femmes de Solaris me courtisaient, soupira-t-elle d'un ton nostalgique. Mon cœur oscillait entre deux propositions, celle de Loana, une jeune fille adorable, mais de basse naissance, et Clovandre, un jeune homme superbe et riche héritier. Je choisis Clovandre. Mal m'en prit puisque deux ans après notre mariage, j'appris qu'il fréquentait tous les bordels de la citée...
— Qu'est-ce que c'est, un bordel ?
Elle sembla embarrassée – ce qu'avec le recul, je peux comprendre.
— Un lieu où l'on peut échanger de la compagnie contre de l'argent, expliqua-t-elle finalement. Il n'y en avait pas par chez toi ?
— J'ai grandi dans la forêt.
— Ceci explique cela. Et peut-être aussi ta résistance au sort... Bref, j'ai fini par comprendre ce que j'aurais dû saisir depuis le début : tous les hommes sont infidèles, bestiaux, versatiles et incapables de contrôler leurs basses pulsions.
— Je ne comprends pas, intervins-je. Les hommes représentent plus ou moins la moitié de la population mondiale, non ? Comment pouvez-vous leur prêter un seul trait de caractère ?
— Tu es encore jeune et naïf, Neige, répliqua-t-elle d'un ton condescendant.
— Je suis jeune, c'est vrai, et je ne sais peut-être pas grand-chose du monde, mais je ne suis pas idiot pour autant ! J'ai rencontré des hommes fidèles en amour... Et je le suis aussi !
— Passons. Folle de rage contre mon mari, j'ai décidé de le confronter. Il m'a dit que ma beauté commençait déjà à se faner, que je n'avais plus la vigueur de mes vingt ans...
— Mais... Quel âge avez-vous ?
La question, pour une étrange raison, parut la vexer.
— Quel âge me donnes-tu ?
— Vingt-cinq ans ?
Cette fois, elle sourit.
— J'en ai cinquante-deux.
Je faillis recracher ma soupe.
— Pas mal, hein ? roucoula-t-elle en m'adressant un sourire qui me mit incroyablement mal à l'aise.
Je m'abstins de toute réponse.
— J'ai envoûté mon mari, reprit Morigane, et l'ai entrainé au fond des bois, jusqu'à une maison abandonnée. À l'aide d'un sort trouvé dans un vieux grimoire, je l'ai enfermé dans son désir, condamner à devoir se satisfaire en permanence, mais incapable de mourir. J'ai pu ainsi puiser dans son énergie vitale et rajeunir mon corps fatigué...
Je la dévisageai, complètement horrifié. Pouvait-on sciemment infliger à quelqu'un un traitement si cruel ?
— Mais ce n'était pas assez, gronda-t-elle. Malgré ma beauté et ma jeunesse retrouvé, aucun homme ne m'est resté fidèle, aucun !
Peut-être que vous ne le méritiez pas, songeai-je en reposant mon bol vide.
— Je devais tous les faire payer ! rugit-elle en tapant du poing sur la table. J'ai commencé à me poster dans les rues la nuit pour attirer les hommes infidèles, les mener dans la forêt, les enfermer et me servir d'eux pour rester jeune et belle à jamais. Ils méritaient cette punition, après tout, et je méritais une récompense. Mais on a commencé à me suspecter et j'ai préféré m'enfuir pour me réfugier ici et continuer à cultiver ma beauté en profitant de ma vengeance. C'est si simple lorsqu'on a des pouvoirs telles que les nôtres, n'est-ce pas ? Séduire, soumettre, enfermer, dominer... Le monde nous appartient !
Son sourire tordu me glaçait jusqu'aux os. Cette femme était un monstre, pire, bien pire qu'un Chasseur, qui, lui, était vide de tout. Elle était dévorée par la vanité, la haine et l'orgueil, rongée par le mépris, la condescendanc, et son propre sentiment de supériorité. Quelque part, je me sentis horriblement trahi. C'était une Croisée comme moi et une sorcière comme Solana... Comment avait-elle pu devenir cette chose ? J'avais l'impression de me regarder dans un miroir déformé.
— C'est si facile, insista-t-elle. Si naturel. Je sais que tu me comprends, Neige...
Je me souvins de la façon dont j'avais mis feu au Chasseur dans un accès de colère. Oui, c'était facile...
Mais c'était dangereux.
C'était mauvais.
À cet instant, je me fis une promesse qui me hanterais jusqu'à la fin de ma vie : je ne deviendrais pas comme elle. Peut importe le pouvoir que j'accumulerai, jamais je ne m'estimerait supérieur au reste de l'humanité.
— Morigane, commençai-je d'une voix grave, il faut les relâcher. Vous ne pouvez pas condamner ces hommes à une éternité de torture à cause de votre mécontentement et de votre vanité.
Son visage s'empourpra de colère.
— Espèce de petit...
Elle voulut se jeter sur moi, mais se trouva incapable de terminer son geste. Elle avait fait un serment de sorcière.
J'hésitai. Qu'aurait fait Astre ? Il l'aurait mutilé, certainement, blessé, peut-être même tué : les loups n'ont absolument aucune pitié envers ceux qu'ils ne reconnaissent pas comme des êtres décents. Ce qui était beaucoup trop violent et définitif pour moi.
Qu'aurait fait Solana ? Elle l'aurait probablement transformée en créature malodorante... Mais je n'étais pas encore assez doué pour ça.
Qu'aurait fait Carol ? Il l'aurait mis en prison. Un luxe dont je ne disposai pas, à l'instant.
Réfléchis, Neige, Réfléchis ! Qu'est-ce qui est le plus important ? L'empêcher de nuire. La punir m'importait peu, tant qu'elle ne faisait plus de mal à personne.
Je me mis à réfléchir à toute vitesse en m'approchant d'elle alors qu'elle reculait, un air terrifié sur le visage.
— Réfléchi, Neige, réfléchi ! Je t'ai mené ici pour te rallier à ma cause. Nous sommes pareils, toi et moi... Tu as su résister à mon sortilège de séduction... Tu es jeune est beau... Nous pourrions devenirs compagnons, nous pourrions...
Je cessai de l'écouter. À la place, j'éveillai délicatement mon étincelle et, à sa lumière, observait l'essence de la cruelle sorcière. Qu'elle était laide, rongée par toute cette rancœur et cette vanité... Si les gens pouvaient la voir ainsi, plus personne ne se laisserait jamais séduire.
Était-ce possible ? Je n'avais jamais rien lu à ce sujet, mais rien ne m'empêchait d'essayer...
— Neige, balbutia-t-elle alors que je m'approchai un peu plus près, Neige, réfléchis, réfléchis... Je t'offre tout ce que tu as toujours voulu, je t'offre...
Son obsession pour la beauté et la fidélité appauvrissait tellement sa personnalité que son Nom ne fit pas difficile à deviner. Guidé par mon instinct, je mobilisai des aiguilles invisibles et entrepris de coudre son apparence spirituelle sur son apparence physique. Heureusement, le temps passait différemment dans ma tête et dans la réalité. Si j'eus l'impression d'y consacrer plusieurs heures, quelques minutes à peine durent passer.
— Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce que tu fais ?! l'entendis-je glapir, paniquée. Arrête ! Arrête ! Non ! Non ! NON !
Lorsque je rouvris les yeux, je vis une silhouette courbée, ratatinée, à la peau si rongée qu'on voyait presque ses os. Un cri rauque s'échappa alors qu'elle s'enfuyait en titubant.
Je ne la retins pas. J'étais si fatigué que j'aurais pu m'allonger sur le sol et m'endormir instantanément.
— Neige ?
Je fis volte-face. C'était Calendre. Il se tenait sur le pas de la porte, visiblement surpris et indécis.
— Neige, tu vas bien ?
— Ça va, je suis juste exténué...
Il jeta un coup d'œil en arrière, puis entra dans la maison et claqua le battant dans son dos.
— Je n'ai aucune idée de ce qui s'est passé ici, mais j'ai l'impression que l'autre créature ne reviendra pas de sitôt.
— Non, acquiesçai-je, je ne pense pas non plus...
— Parfait. Pourquoi ne lui empruntes-tu pas sa chambre ? Je monterai la garde pendant ton sommeil.
— Mais je ne peux pas prendre son lit... protestai-je faiblement.
— Neige, va dormir, pour l'amour des étoiles ! Même ton stupide loup te dirait d'aller te reposer !
— Astre est pas stupide, rouspétai-je en trainant des pieds jusqu'à la pièce voisine.
Une salle d'eau... Une cuisine... Une chambre, enfin !
Je retirai mes bottes et me glissa entre les couvertures avec un profond soupir de contentement, enroulé dans mon chaperon. Je n'avais pas vraiment envie de me mettre à nu dans un tel endroit.
Je n'eus pas plutôt fermé les yeux que la voix d'Astre résonna dans ma tête, si fort que s'il avait été physiquement là, j'en aurais probablement été assourdis. J'avais l'impression qu'il criait sans s'arrêter depuis plusieurs minutes en attendant que je lui prête attention.
— NEIGE ! NEIGE ! Qu'est-ce que tu fiches ?! Où es-tu ?! Avec qui ?!
— Avec personne, Astre, répondis-je en luttant contre la fatigue.
— Mais il y avait quelqu'un avec toi ! J'ai vu des choses ! Et ce que tu as ressenti tout à l'heure, c'était pour qui ?!
— Ne sois pas jaloux, râlai-je, ce n'était pas ma faute.
— Je ne suis pas jaloux !
Je soupirai intérieurement et me concentrait pour tenter de lui expliquer la situation de façon cohérente. Je parlais plus que couramment la langue des loups, évidemment, mais ce n'était pas ma langue maternelle et elle me venait plus difficilement lorsque j'étais exténué.
— J'étais sur le sentier et j'ai senti ce parfum... C'était une sorte d'envoutement des sens qui m'a fait désirer follement... je ne sais pas quoi. Le désir lui-même. Je n'ai pas pu m'empêcher de remonter à la source, qui était une sorcière.
Évidemment, je ne pus m'empêcher de transmettre en même temps toutes mes impressions.
— Tu la désirais ! Tu la désirais elle !
— J'étais sous l'emprise d'un sortilège, idiot ! m'emportai-je. Et je me suis réveillé lorsque j'ai compris que ce n'était pas toi !
— Mais ça ne pouvait pas être moi, tu le savais bien ! Je suis coincé dans cette horrible boite !
— Astre, je t'ai déjà dit que j'étais sous l'emprise d'un sortilège !
Ma fatigue et mon irritation grimpante brouillait mes pensées, mais je percevais tout de même sa jalousie dévorante et ses reproches non voilés. C'était injuste, je n'avais rien fait de mal !
— Il suffit d'un sortilège pour que tu m'oublies ? se plaignit-il.
— Tu n'as pas le droit de dire ça ! répliquai-je avec l'équivalent d'un hurlement. Je ne t'ai pas oublié, j'étais confus !
— Et les images que j'ai captés, les gens nus, l'endroit où tu étais ?
— C'était sa maison ! Enfin, non, l'endroit où elle capture des gens... Elle était folle et j'ai dû... Elle était comme moi mais... Elle était... Oh, Astre, je t'expliquerai demain, par pitié...
— Où es-tu ?
— Dans son lit.
Je le sentis s'étrangler.
— Pas dans son lit comme ça, idiot !
— Et dans son lit comment ? Répondit-il, furieux. Arrête de me traiter d'idiot !
— Arrête de faire l'idiot !
— C'est toi qui te comportes comme un imbécile ! Depuis quand tu vas dans le lit des gens qui t'ont lancé des sortilèges et emprisonnent des personnes nues ?
— Ne sors pas les choses de leur contexte !
— Il n'y a pas de co...
Soudain, sa voix, qui s'était faite de plus en plus distante au fur et à mesure que la conversation s'échauffait, disparue.
Mon irritation s'évanouit d'un coup, remplacée par une onde de panique pure.
— Astre ? Astre ?
Je l'avais perdu... Je l'avais perdu ! Je l'avais perdu ! J'étais tout seul ! Non, non, non, Astre...
J'éclatais en sanglots, roulé en boule sous les couvertures. C'était ma faute. Tout était ma faute. Je méritais d'être seul. J'étais comme Morigane, vicieux et cruel et...
— Je suis désolé, hoquetai-je, je suis désolé, c'était ma faute...
— Neige ?
Sa présence était encore très lointaine, à peine un écho. Je m'y agrippai de toutes mes forces.
— ASTRE ! criai-je.
Mes pensées avaient un goût de larme.
— Neige !
Je me rendis compte que son âme aussi était paniquée, angoissée et triste.
— Ne me quitte pas, Astre, sanglotai-je. Ne me quitte pas, s'il te plait ! Je suis désolé ! J'ai besoin de toi !
Nous sentîmes tous les deux, avec la même force et la même violence, l'impossibilité de nous serrer l'un contre l'autre.
— Je ne te quitte pas, Neige, pardonne-moi... Je ne te quitterai jamais. Je te l'ai promis. Tu t'en souviens ?
— Je m'en souviens, répondis-je avec un minuscule rire au milieu de mes sanglots, car comment aurais-je pu oublier ?
— Il ne faut pas que nous nous disputions, Neige, dit-il gentiment. Lorsque nous éloignons nos cœurs, lorsque nous cessons de nous écouter, nous éloignons nos âmes aussi.
— Je suis désolé...
— Moi aussi, Neige, moi aussi. Je t'aime. Je sais que tu n'as rien fait de mal. Je te demande pardon. C'est juste... L'idée que quelqu'un ait pu éveiller du désir chez toi alors que j'étais absent...
— Oh, Astre, c'est moi qui suis désolé, j'aurais dû mieux t'expliquer tout de suite... De toute façon, tu pourrais être absent trois cents ans que tu serais encore le seul que je désirerai.
— Trois cents ans ? J'espère que ce sera moins long ! Il y a une fille, ici, qui semble toujours sur le point de m'égorger. Elle me fait peur.
J'étouffai un rire.
— Tu as l'air très fatigué, mon Neige. Dors. Tout ira mieux demain. Et je serais encore là.
— Rêverai-je de toi ?
— Si tu savais combien je l'espère...
Le sommeil me happa enfin, m'arrachant violemment au monde.
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