La galerie historique
Neige
Je m'éveillai très fatigué. Astre était recroquevillé dans mes bras, sous les draps. Les couvertures que j'avais empilées sur nous commençaient à rendre la chaleur étouffante, mais je n'osai bouger pour les retirer.
Mes doigts se glissèrent dans ses cheveux, que je caressai doucement. J'aurais donné tout mon royaume pour un peu plus de pouvoir, juste ce qui était nécessaire pour effacer la nuit dernière. J'étais en colère contre le monde et, en même temps, me sentait défait et impuissant. Pourquoi devait-il arriver du mal à Astre ? J'aurais vendu mon âme pour qu'il soit toujours heureux, pourquoi la vie s'échinait-elle à le blesser ? Pourquoi ne parvenais-je pas à le protéger mieux ?
C'était injuste. Injuste !
Il laissa échapper un grognement et je me rendis compte que je m'étais mis à le serrer un peu plus fort. Je relâchai lentement mon étreinte.
Il ouvrit les yeux. Je baissai les couvertures jusqu'à nos épaules pour le voir mieux.
Son expression m'indiqua qu'il n'avait pas très bien dormi non plus.
— Bonjour, saluai-je avec une bonne humeur forcée.
Il grommela quelque chose et enfouis sa tête dans mon cou.
— Tu me chatouilles, m'amusai-je en le repoussant gentiment.
— Ça t'apprendras à me réveiller, marmonna-t-il d'un ton vaguement vengeur.
Je souris, plus sincèrement que la dernière fois, et le regarda se frotter les yeux. Il se redressa pour s'étirer, bailla, et se laissa retomber sur l'oreiller.
— Quelle ville de merde.
Je le fixai quelques secondes, assimilant ses paroles, avant de me mettre à rire.
— Quoi ? protesta-t-il. Tu aimes le décor ?
Je fis non de la tête, de plus en plus hilare.
— C'est... ner... veux... hoquetai-je en essuyant mes yeux. Tu...
Le coin de sa bouche dessina un sourire.
— Si ça te fait cet effet-là, je devrais peut-être jurer plus souvent...
Il se pencha vers mon oreille et murmura doucement, comme s'ils me soufflaient des mots doux :
— Putain de ville de merde des couilles des pisses-froids de chien galeux.
— Astre ! protestai-je en repartant dans un fou rire. D'où est-ce que tu sors tout ça ?!
— J'ai des oreilles, expliqua-t-il, visiblement fier de lui. Tu me disais que les langages humains avaient l'avantage de la poésie, mais des injures aussi !
Mon rire se calma petit à petit. Il m'observait toujours en souriant, la tête posée sur l'oreiller, face à moi.
— Si tu savais combien je t'aime, déclarai-je soudain. Si tu savais...
— Je sais, répondit-il doucement, un sanglot caché quelque part dans sa voix, en m'attirant vers lui. Parce que je t'aime autant.
Je l'embrassai avec toute la tendresse dont j'étais capable. Il m'embrassa en retour, ses mains posées comme des caresses sur mes joues. Je sentis quelque chose passer dans son esprit, comme une flèche empoisonnée qui, même disparue, continue de blesser.
— Ce salopard t'as embrassé ? demandai-je en m'écartant légèrement, irradiant de colère.
Il soupira et je m'en voulus instantanément d'avoir amené le sujet.
— Toi aussi tu peux jurer, tenta-t-il de plaisanter en regardant ailleurs.
— Aucune insulte ne sera jamais assez forte pour ce... Ce...
D'accord, je devais admettre que mon vocabulaire vulgaire était assez limité. Solana était assez stricte sur le sujet.
— Il m'a plaqué contre une statue, répondit brusquement Astre, les yeux tournés de l'autre côté. Il a appuyé ses lèvres contre les miennes, a attrapé mes fesses et a glissé son genou entre mes cuisses. Après, je l'ai griffé et frappé.
— Et je lui ai carbonisé le ventre, finis-je, la gorge serrée.
J'avais envie de hurler. Mais je savais que c'était plus difficile pour lui, alors je fis un effort pour rester composé. Au fond de moi, j'étais un peu soulagé que les choses ne soient pas allées plus loin.
— J'ai été tellement naïf... gémit-il en plaçant ses mains sur ses yeux.
Je lui pris les poignets pour les écarter gentiment et me hissai au-dessus de lui pour déposer un baiser sur son front.
— J'aurais fait la même chose, lui assurai-je. Que t'a-t-il dit pour t'attirer dehors ?
— Qu'il me donnerait des livres sur les Chasseurs, avoua-t-il.
La brûlure de la culpabilité, tristement familière, me ravagea l'estomac. Il était sortit pour moi.
— Des livres ? m'exclamai-je en tentant de rester impassible. À ta place, je n'aurais probablement pas attendu la fin du repas... Après presque trois semaines sans rien lire, j'aurais foncé dans son piège tête baissé !
Il sourit. Je ne devais pas être très convainquant.
Il se redressa et je m'écartai pour le laisser s'asseoir en tailleur en face de moi.
— Comment te sens-tu ? demandai-je doucement.
Je voulais qu'il me réponde dans le langage des loups, afin qu'il ne puisse me mentir. Il me sourit de nouveau, pas dupe.
— Pas très bien, avoua-t-il. J'ai l'impression d'être sale. Complètement idiot. Impuissant. Inutile.
— Mais ce n'est pas vrai ! protestai-je de toutes mes forces. Tu es aussi sain et désirable que tu l'as toujours été ! Tu n'es pas bête, tu ne pouvais pas savoir, c'est tout. Tu n'es pas impuissant. Quand je suis arrivé, tu lui avais déjà réglé son compte. Et tu n'es pas inutile, je t'en prie, ne pense jamais une chose pareille. Je ne pourrais rien faire sans toi, Astre. Tu es mon étoile. Mon guide. Mon protecteur.
— Un protecteur ayant besoin d'être protégé ? hoqueta-t-il dans la langue des humains, moins vulnérable.
— Oui, approuvai-je en le prenant dans mes bras. Même les protecteurs ont besoin d'être protégés. C'est comme ça.
Il me serra fort. J'embrassai son épaule.
— Quoi qu'il arrive, Astre, je t'aimerai toujours et je serai toujours là pour toi. Je sais que tu trouveras un moyen de surmonter ces blessures. J'ai confiance en toi.
Il ne répondit pas. Nous restâmes longuement serrés l'un contre l'autre avant qu'un discret petit bruit se fasse entendre. On toquait à la porte.
— Qui est là ? criai-je en enroulant ma taille dans un drap.
— Monsieur Calendre et Éliope le Troubadour, répondit la voix familière du chat, aussi pompeuse qu'à l'ordinaire.
Je tournai la tête vers Astre, qui hésita, puis opina.
— Entrez, les autorisai-je.
La porte s'entrouvrit. Le félin roux se faufila dans l'embrasure et sauta sur le lit. Au lieu de se poser sur mes genoux, comme d'habitude, il choisit ceux d'Astre, qui le caressa machinalement. Preuve que la situation avait complètement dérapé.
Éliope tira un fauteuil jusqu'au bord du lit et s'y laissa tomber. Il avait les traits fatigués et le teint pâle. Je réalisai brusquement qu'il avait subit un supplice encore plus grand que celui d'Astre durant son année d'emprisonnement. Les sortilèges de Morigane lui avait probablement autant abîmé le corps que l'esprit.
Pourquoi fallait-il que tant de mauvaises choses arrivent aux gens ? J'aurais voulu tous les aider, tous les sauver... Et ne pouvait rien. Mon humeur noire s'accentua.
— Je suis désolé de ne pas avoir été là hier soir, s'excusa Éliope.
Son expression suggérait qu'il savait ce qui s'était passé la nuit dernière. La ville entière était-elle au courant ?
— Je me suis senti mal en retournant dans ma chambre, continua-t-il, et Dana m'a donné un somnifère. Si j'avais pu...
— Ce n'est pas grave, l'interrompit Astre. Ce n'est pas de votre faute.
J'essayai de ne pas prêter attention à la voix dans ma tête qui soufflait « c'est de la mienne ».
— Comment l'avez-vous appris ? demandai-je.
— Impossible de faire un pas sans en entendre parler, s'amusa le troubadour avant de se souvenir qu'il s'agissait d'une situation exigeant un minimum de gravité. Tous le monde en discute, les nobles comme les domestiques. La version la plus répandue raconte que Sir Fréo a fait des avances au compagnon du Sorcier Rouge, qui l'a défiguré et... euh... mutilé pour le punir.
Je vis Astre se raidir. Les gens racontaient l'évènement comme si mon loup n'avait été qu'un objet disputé entre Sir Fréo et moi. Un objet incapable de se protéger lui-même.
La peste soit des solariens.
— Deux nobles éliminés en un jour au palais, c'est pas mal, reprit Éliope d'un ton plus léger. Jédima m'a proposé de vous passer une liste, si vous hésitez pour la suite.
— Le prochain sera probablement Sekoff, répondis-je en tentant d'imiter son attitude. Mais si vous avez une demande urgente, on peut peut-être s'arranger...
— En tout cas, intervint Calendre, vous avez fichu une sacrée pagaille. Les nobles sont à la fois fascinés et terrifiés. Les domestiques vous adulent.
— Et Jédima n'a jamais été aussi crainte, conclut Éliope d'un ton satisfait.
— Mais... Ils ne vont pas essayer de nous punir ? hasardai-je. Non que je n'en ai envie...
— Au château, c'est Jédima qui incarne la loi, répondit le troubadour en secouant la tête. Si Fréo voulait déposer une plainte officielle, elle serait obligée d'instaurer un procès, mais comme vous êtes son invité officiel, personne ne se fait d'illusion sur son issue. Et surtout, les gens n'ont pas grande envie de vous contrarier.
— Tant mieux, appréciais-je en hochant la tête. De toute façon, n'importe quel procès juste aurait reconnu la légitime défense.
— Redoublez de prudence, toutefois, reprit Éliope d'une voix grave. Ils vous craignent, mais ils vous haïssent aussi. Ne faites confiance à personne.
— Pas même à vous ? demanda Astre sur le ton de la plaisanterie.
Le troubadour sourit d'un air un peu paternel. Je nous vis brusquement par ses yeux, deux agneaux un peu naïfs débarquant pour la première fois au milieu des prédateurs.
— Non, dit-il doucement, vous ne devriez pas me faire confiance non plus, même si je suppose qu'il est un peu trop tard pour ça. Vous savez que j'aurais pu vous raconter n'importe quoi pour attirer votre sympathie hier, n'est-ce pas ?
Nous nous regardâmes, penaud. Je n'avais pas envisagé qu'il pourrait nous mentir.
— Le monde a besoin de plus de gens comme vous, conclut-il sans méchanceté.
Calendre hocha la tête en signe d'assentiment.
— Et les autres ? demandai-je pour changer de sujet. Ils n'ont pas eu de problèmes ?
— Plutôt l'inverse, s'amusa Clarence. Tasha et Khany ont passé la matinée à se balader dans le palais en distribuant de la nourriture aux domestiques sans que personne n'ose leur dire quoi que ce soit. Je vous préviens, Khany est intenable. Les jumeaux ont réussi à créer plusieurs sachets de poudres irritantes et malodorantes qu'ils ont dissimulés ici et là. Ils sont aussi probablement responsables de la petite explosion qui a eu lieu tout à l'heure au deuxième étage.
— Et Riza ? m'enquis-je, amusé.
— Elle est partie aux premières lueurs de l'aube, répondit le chat d'un ton étrangement lointain. Elle s'inquiétait à propos d'une amie et voulait s'assurer qu'elle allait bien. Apparemment, il y a eut un peu de grabuge en ville dernièrement.
— Pour quelqu'un qui ne fait partie d'aucun clan, remarqua Astre, elle est plutôt dévouée.
— Oui, admit Calendre, il semblerait que les chats d'ici soient pleins de contradictions...
Avant que j'ai pu ajouter quoi que ce soit, la porte s'ouvrit brusquement. Khany et Tasha apparurent en souriant, la première armée d'un plateau débordant de nourriture et la seconde de deux garnements passés sous ses bras.
— À table ! s'exclama la plus jeune, tout excitée, en claquant la porte du bout du pied.
— Mais... protestai-je alors qu'elle posait les plateaux sur le lit, nous forçant à reculer.
Je drapai une couverture par-dessus mes épaules et fit un nœud dans les draps qui entourait ma taille, un peu gêné d'être si exposé, tandis qu'Astre reculait tranquillement. Apparemment, sa nudité ne choquait personne.
— Pas mal, apprécia Éliope en s'écartant pour laisser de la place aux chaises qu'elles apportaient. Comment avez-vous réussi à convaincre la vieille Macgruyaire de vous laisser emporter autant de choses ?
— Les jumeaux l'ont distraite pendant qu'on empochait le tout, répondit Khany en frictionnant la tête de Ned, qui bomba le torse.
— Et ça ? intervient Astre, dont le manque d'intérêt pour la nourriture posée devant lui commençait à m'inquiéter. Où l'as-tu trouvé ?
Il pointait du doigt le fourreau d'épée accroché à la ceinture de Tasha.
— Je suis passé dans la salle d'arme, répondit-elle simplement. J'avais envie d'avoir de quoi me défendre.
— Elle a presque trucidé le type qui a voulut l'empêcher d'y toucher ! s'enthousiasma Khany en attrapant une cuisse de poulet.
— Ma mère était forgeron, reprit Tasha d'un ton nostalgique. Et armurière. Elle m'a apprise à me servir d'une épée, d'un arc, d'une hache de guerre et d'un poignard.
Astre hocha la tête, l'air pensif. J'étais plutôt intrigué, car c'était la première fois qu'il accordait le moindre intérêt aux armes. Il était plutôt du genre à vouloir se battre à mains nues, comme sa Meute le lui avait appris.
Je pris un morceau de pain et le posait sur ses genoux, l'air de rien. Il me lança un regard intrigué. Je haussai les épaules en me servant à mon tour, un peu embarrassé.
Il sourit, se rapprocha assez de moi pour que son épaule touche la mienne et mordit dans son pain à pleines dents. Je ne pus m'empêcher de me sentir soulagé. L'amour qu'Astre portait à la nourriture dépendait de son humeur : il ne mangeait pas lorsqu'il ne se sentait pas bien. S'il dévorait avec entrain tout ce qui passait sous ses mains, c'est que la situation n'était pas si catastrophique.
Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. Avant que quiconque ait pu réagir, l'un des deux jumeaux sauta sur ses pieds, ouvrit le battant en grand et pointa agressivement sa cuisse de poulet sur Dana, qui le fixa avec des yeux ronds.
— Halte-là ! cria-t-il, ignorant les deux gardes qui suivaient la Dame. Personne n'entre sans autorisation.
L'un des soldats leva sa lance. Astre se tendit à mes côtés, prêt à bondir. Tasha avait la main sur le pommeau de son épée.
— Tout va bien, dit Dana à l'homme en arme. Puis-je entrer ?
Ned – ou Tom ? – se tourna vers nous, n'ayant apparemment pas considéré la situation jusqu'au bout. Je hochai imperceptiblement la tête.
— Vous avez mon autorisation, lâcha-t-il d'un air grave en s'écartant, le poing toujours serré sur sa cuisse de poulet. Mais si vous faites du mal à Astre, je vous tape.
Astre se tendit à mes côtés. Je passai une main autour de sa taille, ramenant au passage le drap sur son bas-ventre.
Dana ordonna aux gardes de rester devant la porte, salua notre vaillant protecteur à la cuisse de poulet et avança vers Éliope, qu'elle se pencha pour embrasser. Le troubadour ferma brièvement les yeux et baissa légèrement la tête pour que ses lèvres rencontrent son front au lieu de sa bouche. Je pense que je fus le seul à voir le désarroi traverser le visage de Dana avant qu'il ne s'efface.
— Je te cherchais, dit-elle en caressant fugitivement sa joue. Tu n'es pas en état de caracoler à travers le château !
— J'ai été invité à manger, se défendit Éliope en désignant le tas de nourriture empilé sur le lit.
Elle leva un sourcil circonspect, ignorant notre partielle nudité.
— Je vois...
Elle hésita, puis jeta un regard en coin à Éliope, qui fit semblant de ne pas s'en apercevoir.
— Puis-je me joindre à vous ?
— Bien sûr, répondis-je aussitôt, m'attirant un regard noir de Tasha, Khany et les jumeaux, qui n'avaient visiblement pas prévue de partager le fruit de leurs rapines avec elle.
Elle chercha vainement du regard une place digne ou s'asseoir, puis attrapa un coussin, ramena sous elle les jupons de son élégante robe et prit place au sol, entre Éliope et Khany. Le troubadour hésita, puis se saisit d'un fruit et le lui tendit. J'allais proposer plus, mais me retint au dernier moment en réalisant qu'elle ne mangerait probablement pas son poulet avec les doigts. Avec ses beaux habits, ses bijoux et son port altier, elle était si décalée dans notre petite troupe, que c'en était presque comique.
Un silence embarrassé s'installa.
— Sir Fréo est confiné dans ses appartements, déclara brusquement Dana. Un médecin est à ses côtés. Il survivra, mais ne pourra plus jamais vivre comme avant.
— Tant mieux, répliquai-je d'un ton glacial.
Me réjouir de sa souffrance faisait-il de moi une mauvaise personne ? J'espérai que non, car je m'en réjouissais beaucoup.
— Sa famille attend qu'il se réveille pour l'exiler, continua la noble d'un ton badin.
— Comment ça ? s'étonna Astre.
Elle haussa les épaules.
— Ils ne supporteront pas la présence d'un balafré mutilé et humilié rattaché à leur nom et Sekoff lui a retiré tout son soutient. À leurs yeux, Sir Fréo ne vaut plus rien.
— Ah, oui, grimaçai-je, c'est vrai qu'il s'agit d'une des familles que Sekoff finance... Vous pensez que le fait de l'avoir blessé me fera mal voir de lui ? Nous aurons probablement besoin de l'approcher au bal et s'il refuse de me parler, ce sera plus compliqué.
— Au contraire, me contredit Dana en secouant la tête. Sekoff et sa bande d'illuminés voient le monde comme un champ de bataille constant où seuls les plus forts ont droit au respect. Un vaincu perd aussitôt son estime. Après vos démonstrations de puissance successives, vous pouvez être certain qu'il voudra vous rencontrer. En plus de vos pouvoirs et votre lignage, évidemment.
— Plus j'en apprends sur ce type, plus je le haïs, commenta stoïquement Astre en piochant dans ce qu'il restait de nourriture.
— Malheureusement, son idéologie se répand comme une traînée de poudre, soupira Dana.
J'ouvrais la bouche pour ajouter quelque chose lorsqu'un grattement à la fenêtre m'interrompit. Ned – ou Tom ? – se leva d'un bond pour aller ouvrir. C'était Riza.
Elle se coula à l'intérieur avec sa grâce coutumière et s'installa près de la nourriture. Calendre lui jeta un regard en coin, mais ne dit rien. Elle avait l'air à bout de force.
— Des problèmes ? m'inquiétai-je.
— Oui, soupira-t-elle, et pas qu'un peu. Vous vous souvenez quand je vous disais que je pensais que Sekoff enlevait des chats ? J'ai demandé à quelques amis de se renseigner... Eh bien, au moins vingt chats se sont volatilisé ce mois-ci, et ce ne sont pas les seuls. Apparemment, de nombreux chiens errants auraient disparus aussi, ainsi que beaucoup d'humains.
— Des esclaves ? s'enquit Dana. Je sais qu'il en achète par vingtaine au marché...
— Oui, mais pas seulement, la contredit Riza. Pas mal de mendiants aussi. De nombreux chats solitaires font équipe avec un ou plusieurs humains, histoire de choper quelques miettes dans la journée. Une trentaine au moins ont reporté leur partenaire humain comme manquant. Tous les clans sont sur les dents, je vous raconte pas. Entre les pro-Sekoff qui pensent que les chats feraient mieux de tous s'allier directement à lui, les pro-autonomes et les pro-rien à foutre, on ne peut plus passer d'un toit à l'autre sans froisser des moustaches.
Dana se frotta le menton, pensive.
— Ça n'augure rien de bon. Vraiment, vraiment rien. Enlever des gens d'un côté, étendre son influence à la cour de l'autre...
— Tu penses qu'il oserait prendre le trône par la force ? s'inquiéta Éliope.
— Oh, il oserait, s'il était sûr de le pouvoir, répondit la noble en se levant. Je vais aller parler de tout ça avec Jédima. Je préfère ne pas la quitter des yeux, on ne sait jamais. Sekoff a déjà prouvé qu'il appréciait les « accidents ».
Le troubadour pâlit. Un instant, je crus qu'il allait proposer de l'accompagner, mais il sembla se reprendre.
— Je vais trainer un peu avec nos invités, lança-t-il à la place. Histoire de les préparer à ce soir. Je vous verrais toutes les deux avant le bal, à l'heure du thé...
L'expression blessée et perdue que j'avais entraperçu plus tôt sur le visage de Dana réapparut brièvement avant de s'éteindre, dissimulée par un masque impeccable.
— Comme tu veux, souffla-t-elle en se penchant vers lui.
Elle posa directement ses lèvres sur son front cette fois, craignant peut-être qu'il ne lui refuse de nouveau son baiser, puis effleura sa joue et partie, sa longue robe trainant dans son sillage comme des ailes d'oiseau triste.
~
Après manger, Éliope nous proposa de nous promener un peu dans le palais. Astre et les jumeaux, qui commençaient à trépigner, sautèrent aussitôt sur la proposition, tandis que Tasha et Khany, qui voulaient faire la sieste, affichèrent un air grognon.
— Je n'ai jamais pu dormir l'après-midi de toute ma vie, se plaignit l'adolescente.
— Tu n'es pas obligé de nous accompagner, remarquai-je.
— Rêve pas, intervint Tasha. On a compris la leçon ! On ne vous quitte plus des yeux, tous les deux, des fois que vous soyez tentés de refaire le portrait d'un autre noble.
— On ne voudrait pas manquer ça ! renchérit Khany avec un grand sourire.
— J'aime ta façon de penser, petite, s'amusa la jeune femme en lui tapotant la tête.
Elles semblaient bien s'entendre, malgré leur différence d'âge. Ce qui ne m'étonnait guère, elles avaient l'air d'avoir le même sale caractère – ou, du moins, la même manière de jouer les dures pour cacher leurs blessures.
— On y va ? s'impatienta Tom, la main sur la poignée.
Sans attendre de réponse, il ouvrit et disparut dans le couloir, son frère sur les talons.
— Je repars en ville, nous informa Riza en s'étirant. Je reviendrais ce soir, avant le bal, histoire d'apercevoir ce fameux Sekoff.
Elle hésita, puis se tourna vers Calendre.
— Tu m'accompagnes, l'aristo ? Perdre un peu de poids ne pourra pas te faire de mal.
Le matou roux eu l'air si outré que je craignis qu'il ne fasse une crise cardiaque. Il se releva dignement, pointa son museau vers le haut et effectua un bond impressionnant vers la fenêtre. Riza l'imita dans la seconde, aussi furtive qu'une ombre.
Heureusement, les jumeaux n'étaient pas partis trop loin. Cachés derrière une statue, ils espionnaient la file de domestiques qui charriait des meubles jusqu'à la chambre que nous avions plus ou moins libérée à notre arrivée.
En nous voyant nous approcher, les esclaves s'arrêtèrent et se mirent à chuchoter d'un ton excité. Certains inclinèrent la tête avec un air révérencieux. Je faillis leur proposer de les aider, peut-être modifier leurs bracelets pour leur permettre de fuir, mais ils s'écartèrent devant moi comme des aimants répulsifs et je reconnus parmi eux quelques-uns de ceux que j'avais libéré en même temps que Tasha. Les paroles de Khany et Démonède me revinrent en mémoire : pour beaucoup de domestiques, l'esclavage était le seul choix envisageable.
Cet endroit était définitivement malade.
Je leur souris, un peu gêné, et nous continuâmes notre route, Astre et les jumeaux à l'avant. J'avais prêté mon bras à Éliope, qui s'appuyait dessus à chaque pas. Malgré son air insouciant, les forces lui manquaient dangereusement.
Nous nous arrêtâmes devant l'ascenseur. Astre s'assombrit en s'immobilisant, comme un loup aux oreilles basses. Son pagne ayant disparu pendant la nuit, il avait enfilé à ma demande un pantalon très court qui moulait superbement ses cuisses.
— N'y a-t-il pas d'escaliers dans cet endroit ? m'étonnai-je à voix haute.
— Si, répondit Éliope, surpris, en désignant une porte quelques mètres plus loin.
Astre retrouva immédiatement son enthousiasme habituel.
— À quel étage allons-nous ? s'enquit-il.
— Au rez-de-chaussé...
— Je parie que j'arrive avant vous ! cria-t-il en se précipitant vers l'escalier.
— Attends ! protestai-je.
— Je suis le plus rapiiiiiiiiiide...
Sa voix se perdit dans les marches descendantes. Je pouffais en secouant la tête.
Tasha attrapa les deux jumeaux par le col et les poussa dans l'ascenseur pour les empêcher d'imiter Astre.
— Mais... ! protesta Tom – j'étais presque certain que c'était Tom –, indigné.
— C'est pas juste ! renchérit son frère. Mais c'est moi qui appuie sur le bouton.
— Hey ! s'exclama l'autre en lui sautant sur le dos pour l'immobiliser, manœuvre plutôt risqué dans un espace si réduit.
Finalement, la cabine s'ébranla et commença sa lente descente.
— Je ne m'en lasse pas, gloussa Khany.
— De quoi ? m'étonnai-je.
— Passer par les ascenseurs nobles !
Je n'eus pas le temps de répondre : les portes s'ouvrirent sur la figure d'Astre, qui souriait de tous ses crocs.
— Gagné.
Je lui souris en retour.
— Tu viendras réclamer ton trophée ? lui envoyai-je en insufflant dans mes mots des images de caresses luxurieuses.
Un tourbillon de sentiments me parvint en retour, mélange de désir, d'affection, de gêne, de crainte et de honte. Je regrettai pour la énième fois de ne pas avoir écorché Sir Fréo jusqu'aux os.
— Ça va ? s'enquit Éliope en repassant son bras sous le mien. Pourquoi fixes-tu le vide d'un air si menaçant ?
— Ce n'est rien, le rassurai-je en quittant la cabine.
La main d'Astre m'effleura la taille.
— Désolé...
— Ne t'en fais pas, mon loup, nous verrons ça ensemble.
Il piqua un baiser sur ma joue, si rapide que je le sentis à peine, et se baissa pour laisser Ned lui grimper sur les épaules.
— Où allons-nous ? demandai-je.
— À la galerie historique ! répondit le troubadour. Ma préférée ! J'ai pensé que certains détails vous intéresseraient...
Il nous conduisit à travers un réseau de petits couloirs tortueux, loin de la lumière du soleil. Des lampes à huile brûlaient un peu partout. Pour des gens qui n'avaient plus d'argent, les nobles de Solaris étaient décidément enclins au gaspillage.
Au bout d'une dizaine de minutes, nous rejoignîmes l'un des passages principaux, où circulaient quelques individus richement vêtus. Deux ou trois tentèrent de nous parler, mais Astre les regarda en émettant un grognement sourd du fond de la gorge, les lèvres légèrement retroussées, et ils battirent prudemment en retraite. Mon loup n'était visiblement pas d'humeur. Je me demandai s'il ne cherchait pas aussi, inconsciemment, à redorer son image de compagnon en détresse.
— Nous y sommes presque, lança Éliope, amusé par ces suites d'échanges muets.
Nous tournâmes encore deux fois avant de nous arrêter, le souffle coupé. La galerie historique était magnifique. Le plafond grimpait sur dix ou quinze mètres de haut, brisant élégamment ses colonnes sur des pierres de voutes sculptées. D'un côté, d'immenses fenêtres arquées laissaient apercevoir les jardins. Le soleil du début d'après-midi les traversaient avec entrain, projetant sur le mur d'en face des ombres d'or. Dans chacun de ces encadrements lumineux se trouvaient un tableau rehaussé de bas-reliefs, assez haut pour effleurer le plafond et si larges que notre groupe rejoignait à peine les deux bords.
— Ils ne l'avaient pas terminé lorsque je suis parti, murmura Éliope d'une voix mélancolique. C'était mon idée...
Émerveillé, je reculai et levai les yeux pour en voir le plus possible. Le premier tableau représentait une ville extraordinaire, une citée dont les bâtiments effilés s'élevaient jusqu'à un ciel peuplé de machines volantes. Des engrenages dorés s'échappaient des maisons, créant des dessins géométriques si compliqués que mon œil s'y perdait. Des engins étranges s'y mêlaient, sans qu'il me soit possible d'en deviner la nature ou la fonction. Les humains qui les utilisaient, minuscule par rapport à elles, ne possédaient aucun visage ni aucun signe distinctifs, si ce n'était les engrenages qui sortaient de leurs propres corps.
— Les Anciens, souffla Éliope d'un ton grandiloquent. Cette suite de fresque représente tout ce que nous savons à leur propos. J'ai parcouru le monde à la recherche de récits à recueillir, j'ai passé des années à interroger les explorateurs qui avaient découvert des ruines et les vieillards qui se souvenaient encore des récits que leurs arrière-grands-parents tenaient de leurs propres aïeux. Le premier tableau représente leur civilisation tel que nous pouvons l'imaginer : une ère entièrement mécanisée où l'humain aurait domestiqué le monde.
— Pas de forêt ? s'horrifia Astre.
— Pas telle que nous la connaissons aujourd'hui, en tout cas, confirma le troubadour.
Mon loup déglutit ostensiblement. Ce soi-disant âge d'or devait ressembler à un enfer pour lui.
Nous suivîmes Éliope jusqu'au second tableau, qui m'emplit immédiatement d'une angoisse sourde. Des engrenages et des bâtiments s'effondraient dans des explosions, des machines crachaient des flammes qui s'enroulaient autour de silhouettes tordues et le ciel déchiré déversait des trombes d'eau qui striaient la scène comme des cicatrices.
— Nous sommes pratiquement certain qu'une immense guerre a marqué leur déclin, commenta sobrement notre guide en rejoignant la peinture suivante pour illustrer son propos.
Il ne restait plus grand-chose, sinon des ruines, des rouages tordus, de la neige et...
Mon souffle se bloqua dans ma gorge. Ma main trouva immédiatement celle d'Astre, qui pressa son épaule contre la mienne.
La silhouette de géants se devinait en arrière-plan, comme des monstres de cauchemars. On ne distinguait presque rien d'eux, si ce n'était la pâleur de leur chevelure, qui se fondait presque entièrement dans les flocons furieux.
— C'est de cette époque que datent les premiers témoignages de Chasseurs, expliqua Éliope. On leur a donné beaucoup de noms à travers les âges, « Ogres », « Titans », « Géants »... Mais leurs actions restent toujours les mêmes : ils se déplacent en suivant l'hiver et détruisent tout sur leur passage.
— Antoine et Carol, le bibliothécaire et le seigneur de Terdhome, pensaient qu'ils avaient peut-être été créés durant la guerre qui a détruit les Anciens, avançai-je.
Éliope hocha la tête.
— Oui, j'ai déjà entendu cette théorie, je la trouve très plausible...
— Vous en avez une autre ? demandai-je, curieux.
Il réfléchit quelques instants.
— Je pense que les Chasseurs pourraient être une conséquence de cette guerre, comme un dommage collatéral, plutôt qu'une création consciente, hasarda-t-il. Je pense... Je pense que le monde a beaucoup changé depuis cette grande catastrophe. Nous savons d'après les ossements que nous avons retrouvés, par exemple, que la plupart des animaux étaient bien plus petits avant. Un loup dépassait rarement la poitrine d'un humain, par exemple.
Je songeai à Mère-de-tous, plus grande que moi, et jetai à Astre un regard interloqué.
— Je ne comprends pas, avoua-t-il.
— Les Anciens ont joué les apprentis sorciers, expliqua Éliope. Ils ont tenté de maitriser des forces trop puissantes pour eux, ce qui les a presque entièrement détruits et transformé à jamais la terre et ceux qui l'habitaient. La grande forêt est probablement née à ce moment-là. Les quelques fossiles retrouvés suggèrent mêmes que les arbres étaient bien plus petits avant.
— La nature a pris sa revanche, se réjouit Astre, qui ne compatissait pas avec les humains pour deux sous. Tant mieux.
— On peut dire ça, s'amusa le troubadour.
— Et donc, renchéris-je, vous pensez que le phénomène qui a détruit les Anciens, créé la grande forêt et doublé la taille des animaux et de la végétation pourrait avoir créé les Chasseurs...
— C'est une des deux seules théories que je pense plausible, confirma le troubadour.
— Il y en a une autre, pourtant, intervint une voix.
Nous fîmes tous volte-face en même temps, Astre devant moi, les crocs sortis, Tasha devant les jumeaux, l'épée brandit, et Khany les poings en l'air.
— Doucement, doucement, lança la nouvelle venue d'un ton amusé, comme un parent devant un enfant impétueux.
Il s'agissait d'une vieille dame au visage creusé de rides sévères, à la chevelure blanche artistiquement tressée et aux habits luxueux, pantalon immaculé et tunique bleu glacé. Sa peau brune contrastait avec ses yeux verts. Un flocon stylisé était peint sur sa poitrine.
— Dame Traimène, se présenta-t-elle avec une petite révérence. Je me promenai dans les jardins lorsque je vous ai vu arpenter cette galerie, Sorcier, et je n'ai pu m'empêcher de me joindre à vous. Vu votre incroyable héritage, et vos non moins incroyables capacités, il serait dommage que vous soyez mal informés...
Elle envoya un regard si condescendant en direction d'Éliope que je pus presque sentir physiquement son dédain. J'en avais plus qu'assez qu'on ne s'adresse qu'à moi alors que mes amis se trouvaient à côté, mais retint au dernier moment la réplique qui me brûlait les lèvres, car je voulais savoir ce qu'elle avait à dire sur les Anciens.
La curiosité et, et a toujours été, ma plus grande faiblesse.
Elle nous guida jusqu'à la quatrième peinture, qu'elle désigna d'un geste grandiloquent. Éliope laissa échapper un hoquet outré.
— Mais... Ce n'était pas ce qui était prévu !
— Nous avons dévié du projet original, lui apprit la noble d'une voix toujours aussi désagréable. De nouvelles informations, trouvées par des chercheurs compétents et non des troubadours adultères, ont été rassemblés.
— Laissez-moi deviner, grinça Éliope, les poings si serrés qu'ils étaient blancs. Sekoff et sa bande d'illuminés...
Elle lui jeta un regard à la fois choqué et réprobateur, comme face à un enfant ayant proféré une injure sans le savoir.
— Sir Sekoff travaille à la grandeur de l'humanité, répliqua-t-elle d'un ton froid. Son aide, comme celle de ses disciples, est inestimable !
— Sir Sekoff ? railla le troubadour. Il n'est pas encore noble, que je sache.
Les lèvres de Dame Traimène se plissèrent de contrariété.
— Il a la noblesse de l'âme, le corrigea-t-elle avec dédain. Quelque chose que les titres terrestres ne peuvent appréhender. Mais je ne m'attends pas à ce que vous compreniez, évidemment...
Comme j'avais de plus en plus envie de la jeter dehors et que je devinais que mes compagnons planifiaient des projets bien moins cléments, je décidai de changer le sujet de conversation.
— Vous parliez d'une autre théorie, concernant l'origine des Chasseurs ?
Elle sourit et revint sur moi, les yeux pétillants de plaisir. Je fis ostensiblement la grimace. Je ne voulais pas que cette mégère m'apprécie.
Pas le moins du monde désarçonnée, elle tendit un doigt vers le tableau. Le style était différent, témoignant d'un changement d'artiste. L'image représentait des arbres gigantesques, leurs racines mêlées aux ruines des œuvres précédentes. Au-dessus des cimes, les cieux étaient barrés d'un éclair. La tête d'un géant dépassait des arbres, ses bras grands ouverts, son visage aux yeux fermés rejetés en arrière. Il avait l'air en pleine extase.
Je le trouvai ridicule. Les Chasseurs n'étaient que des concentrés d'instincts primaires. Je le savais, j'avais été dans leur esprit et j'avais une part d'eux au fond de moi. Aucun d'entre eux n'arborerait jamais cette expression béate.
— « Et les cieux s'ouvrirent », récita la noble d'un ton dramatique, « et les Envoyés descendirent sur terre pour châtier les humains et leur témérité... »
Elle planta ses yeux dans les miens, ignorant mon air sceptique. De toute façon, je commençai à penser qu'elle ne voyait que ce qu'elle voulait.
— « Et toute la Force des Anciens étaient présents en Eux », continua-t-elle, imperturbable. « Celui qui dominera les Envoyés aura relevé l'épreuve des dieux et dominera alors le monde. »
Elle se tue, satisfaite, laissant sa voix vibrer dans l'air.
— N'importe quoi, lâchai-je. Les Chasseurs sont des monstres.
— Des monstres divins ! s'acharna-t-elle. De splendides agents du chaos !
— Vous n'en avez jamais rencontré, n'est-ce pas ? intervint soudain Astre.
Elle tourna la tête vers lui avec surprise, comme si elle s'apercevait juste de sa présence.
— Non, admit-elle, mais...
— Vous savez à quoi je peux le dire ? la coupa Astre en avançant vers elle. Vous souriez.
Sa voix était grave, sa silhouette légèrement voûtée assez intimidante, pas tout à fait humaine, pas tout à fait animal, et ses yeux luisaient d'une colère mauvaise.
— Vous ne souririez pas si vous vous étiez retrouvé perché sur au toit, au milieu de la nuit, au centre d'un lac, alors qu'une chose gigantesque s'approchait sous l'eau. Vous ne souririez pas si vous aviez vu son visage blafard crever la surface des flots, ses yeux rouges fouillant le monde pour mieux le déchirer, ses mains tendues pour saisir des gens, des corps à déchiqueter. Vous ne souririez pas si vous aviez vu ses dents briser une femme en deux, si vous aviez entendu les cris et le chaos d'une ville entière en proie à la panique, si vous aviez sentit l'odeur du sang qui dégoulinait sur sa peau. Vous ne souririez pas si vous étiez rentré chez vous en courant, un jour, pour trouver un monstre endormit dans le salon, la robe déchirée de votre mère dans son poing serré...
Il s'arrêta, légèrement haletant, et s'approcha encore, collant presque son nez contre le sien.
— Vous ne savez rien des Chasseurs, gronda-t-il. Vous n'êtes qu'une petite dame bornée ayant vécu toute sa vie à l'abri, loin de la nature sauvage, impitoyable. Vous ne savez rien des monstres, pas même que vous leur ressemblez.
Je ne pouvais pas voir son visage, mais celui de Dame Traimène était blanc de peur.
— Ce qui tombe bien, remarquez, conclut-il d'un ton presque détaché. Nous sommes nous-mêmes des tueurs de monstres...
La femme ouvrit la bouche, la referma, fit volte-face et repartit en courant presque vers les jardins, où elle disparu en quelques instants.
Une seconde de silence pesa sur la galerie. Je m'approchai d'Astre et l'enlaçai par-derrière.
— C'était très impressionnant, murmurai-je dans son esprit.
— Elle l'avait mérité.
— Oh oui, je suis d'accord. Et ceci dit en passant, il faudra absolument que tu réutilises cette voix sur moi... Plus tard.
Il retint un rire.
— Neige ! Et dire que tu oses m'accuser de te gêner en public !
Il se tourna vers moi et sourit d'un air malicieux.
— Pourquoi te gronderais-je ? Tu n'as rien fait de mal...
Je souris en retour.
— Pour le moment.
L'image de notre chambre se matérialisa dans son esprit. Je lui pris la main, près à me laisser trainer jusque-là, lorsqu'un raclement de gorge réprobateur m'interrompit.
— C'est gênant, lâcha Tasha. On dirait que vous allez vous sauter dessus.
Je rougis jusqu'à la pointe des oreilles alors qu'Astre se mettait à rire.
C'était, comme toujours, le plus beau son du monde.
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