La fin d'un monde
Astre
Il faisait chaud. J'étais bien.
Avant d'ouvrir les yeux, je laissai mes autres sens explorer mon environnement. Un corps familier était collé contre le mien. Nous étions recouverts de quelque chose de doux, certainement plusieurs couvertures. Une main caressait mes cheveux avec lenteur. L'odeur tant chérie de Neige m'enveloppait complètement. Un parfum de nourriture flottait non loin, ainsi que d'étranges relents mouillés.
J'ouvris les yeux.
Ma tête reposait au creux d'une épaule blanche. Me sentant bouger, Neige s'écarta pour me regarder. Ses yeux brillèrent de larmes en croisant les miens tandis que ses lèvres esquissaient un sourire tremblant.
— Tu as dormi longtemps, mon loup, murmura-t-il d'une voix légèrement vibrante.
Il tendit une main pour effleurer ma joue, mais hésita au dernier moment. J'avançais la tête pour me lover de moi-même dans sa paume. Son autre bras me serra un peu plus fort.
Le froid qui m'avait blessé me semblait bien lointain à présent. Pourtant, je savais que je ne parviendrai jamais à oublier l'impression de vide et de désolation que j'avais surpris au fond de la conscience de Neige.
— Que s'est-il passé ? demandai-je en me hissant pour poser mon visage en face du sien sur l'oreiller.
Son premier réflexe fut de détourner le regard, mais il se retint et plongea dans les miens ses yeux aux pupilles rouges.
— Solana m'a demandé de plonger au plus profond de moi, répondit-il dans la langue des loups. Je suis remonté jusqu'à la source de mon étincelle, tu sais, celle qui me permet de faire de la magie, et j'ai trouvé... Quelque chose d'horrible. Je ne savais pas que j'avais cela en moi. J'ai peur, Astre. Si tu savais... J'ai peur et je m'en veux terriblement de t'avoir fait du mal, d'avoir faillis...
— Je sais, l'interrompis-je à voix haute en posant une main sur sa joue.
Je me dépêchai d'effacer ses larmes. Leur seule vue m'était insupportable.
Il hésita et baissa les yeux sur ma poitrine. Je l'imitai.
Une étrange cicatrice blanche déformait ma peau à la hauteur de mon cœur, comme un flocon incrusté dans ma chair.
— Je suis désolé... murmura-t-il en étouffant un nouveau sanglot.
— Ce n'est pas ta faute, lui assurai-je aussitôt. Et ce n'est pas grave, Neige ! Je suis plutôt content d'avoir enfin une cicatrice, en fait. C'est plutôt bien vu chez les loups, tu sais. À moins...
Une pensée horrible me traversa.
— Tu me trouves moins beau ?
— Idiot, répondit-il en m'embrassant avec tendresse. Tu es la plus belle personne de l'univers, avec ou sans cicatrice.
Il l'avait dit dans le langage des loups, celui qui l'empêchait de mentir. Je répondis à son baiser en tentant de maitriser le désir que faisait naître son corps contre le mien. Ce n'était pas vraiment le moment.
— Je ne ferai plus jamais de magie, promit-il lorsque nous nous séparâmes. Mon étincelle est mauvaise. Dangereuse. À cause d'elle, je t'ai fait du mal.
— Mais, Neige... Tu adores la magie !
— Plus jamais.
Je grimaçai et hochai la tête pour signifier que je respectai sa décision, faute de l'approuver. Pour moi, rien de ce qui venait de lui ne pouvait être réellement mauvais et la magie allait forcément lui manquer. Il avait toujours l'air si heureux lorsqu'il l'utilisait...
— Astre ? souffla-t-il à voix haute en se mordant la lèvre. Après tout à l'heure... Malgré tout... Tu vas rester avec moi, hein ?
Je le regardai, stupéfait. Comment pouvait-il envisager une réponse négative ? Mais dans ses yeux brillait toute l'incertitude de son enfance, la peur d'être abandonné qu'il portait en lui lorsque nous nous étions rencontré et que je n'avais jamais réussit, malgré tous mes efforts, à effacer totalement.
— Je resterai avec toi pour toujours, Neige. Toujours.
Il posa ses mains sur mes joues et m'embrassa. Je me plaquai contre lui pour le serrer fort, le plus fort possible. Nous restâmes de longues minutes enlacés, à s'abreuver de la chaleur l'un de l'autre, jusqu'à ce qu'un bruit sur la porte nous ramène au présent.
— Les enfants ? appela Solana. Je peux entrer ?
— Nous ne sommes pas des enfants ! répliquai-je automatiquement.
Elle rit et ouvrit la porte. Un doux fumet de nourriture s'insinua jusqu'au lit, faisant naitre une question cruciale dans mon esprit. Reste-t-il des gâteaux ?
— Tu es impossible ! répliqua Neige en me donnant une tape amicale sur le dessus de la tête.
Il n'était pas rare pour nous de percevoir de temps en temps, comme une fulgurance, les pensées de l'autre. Je souris et enfilai mon pagne, certain que je n'aurais pas à manger si j'y allais tout nu (vraiment injuste !).
Alors que j'allais passer la porte, Neige à ma suite, une autre odeur me parvint. J'aurais dû la repérer plus tôt, mais pour ma défense, j'étais déboussolé, j'avais faim, et cette odeur était si familière que j'y faisais rarement attention.
Mère-de-tous se trouvait au milieu du salon.
Je me dirigeai vers elle et enfouis mon visage dans sa fourrure.
— La Meute a perçu ta douleur, m'apprit-elle, ainsi que la proximité d'un ennemi.
Je perçus derrière ses mots la présence abominable qui m'avait fait si peur lorsque j'étais dans l'esprit de Neige. Mais il y avait autre chose aussi, une sorte de... familiarité. Mère-de-tous le connaissait.
— J'ai failli, intervint soudain Neige en s'approchant d'elle. J'ai blessé un autre membre de la Meute, Mère-de-tous. J'ai blessé ton fils.
— Tu es aussi mon fils, corrigea-t-elle. Tu ne l'as pas blessé volontairement, tu n'as pas transgressé les règles de la Meute. Tu es toujours l'un d'entre nous.
Je sentis dans l'esprit de Neige un soulagement immense qui me donna l'envie de le prendre dans mes bras. Ce que j'accomplis aussitôt, évidemment, sous le regard attendris de nos deux mères.
Neige, en se séparant, garda ma main dans la sienne.
— Vous le connaissez, déclara-t-il en broyant mes doigts pour se donner du courage. Vous savez qui est l'être indifférent dont nous avons sentit la présence. Et toi, Solana, tu sais ce qui m'est arrivé, et pourquoi.
La femme et la louve hochèrent gravement la tête. Neige et moi échangeâmes un regard.
— Expliquez-nous, demanda-t-il d'un ton déterminé.
— Nous n'avons pas beaucoup de temps, répondit Mère-de-tous en soulignant sa phrase d'une sourde inquiétude. Je viens de discuter la question avec Solana. Nous devons tous partir. Ce que tu viens de faire, Neige, va l'attirer ici.
— Mais qui ?!
— Un Chasseur.
L'image transmit par ses pensées était trouble, vibrante de peur et d'appréhension. C'était la première fois que je sentais Mère-de-tous craindre un être autre vivant. J'eus peur à mon tour et serrai encore plus la main de Neige.
— Tout ce que vous avez besoin de savoir pour le moment, intervint Solana, c'est que les Chasseurs sont des créatures extrêmement dangereuses, des sortes de géants, qui errent dans la forêt en suivant l'hiver. On ne sait pas combien ils sont, ni ce qu'ils veulent. Ils semblent guidés par leurs instincts les plus primaires, et commettent sur leur passage les pires atrocités. Celui-ci a sentit ta présence, Neige, et se dirige par ici. Je te promets de te donner toutes les réponses que tu voudras sur ce qui s'est passé tout à l'heure et de te faire lire tous les livres que je t'ai caché, mais, à présent, nous devons fuir.
— Mais... répondit Neige. Et le village ?
— Le village ? interrogea Mère-de-tous.
— Le village où je suis né ! précisa mon compagnon en lui transmettant des bribes de souvenirs. Nous devons les avertir ! Il y a des dizaines de gens, des enfants... Mère.
— Mère ? s'étonna la louve.
Je pouvais sentir – et comprendre – sa confusion en entendant Neige associer le concept maternel à une femme si abominable. Surtout alors que Solana se trouvait à ses côtés.
— Le village fait partit de ta Meute ? demanda Mère-de-tous, perplexe.
— Non...
— Alors tu ne leur dois rien.
— Mais ils vont peut-être mourir !
— Évidemment. C'est dans les lois de la nature, petit homme, ce qui est vivant est amené à mourir. Tu dois protéger ceux que tu aimes, ta Meute, qui te protégera en retour, mais tu ne peux espérer protéger tout le monde.
— Elle a raison, Neige ! insistai-je. Partons !
Solana ne disait rien, l'air vaguement coupable. L'éthique des humains était décidément incompréhensible.
— Non ! trancha Neige. Je ne laisserai pas des dizaines de gens mourir sans avoir essayé de les sauver !
Il y eut un silence. Ma main ne quitta pas la sienne. Il était évident pour tous que je le suivrais.
— Alors la Meute attendra votre retour, abdiqua tristement Mère-de-tous.
— Vous ne fuyez pas tout de suite ? s'étonna Neige.
— La Meute n'abandonne jamais l'un des siens. Elle périt s'il le faut, mais ne laisse personne derrière. C'est pourquoi les actions de l'un ne doivent pas mettre la Meute en danger...
Neige se crispa. Je le sentis tiraillé entre le monde des hommes et celui des loups, entre la voix de son cœur et celle des autres.
Finalement, il retira sa main de la mienne, attrapa son chaperon, le noua autour de ses épaules et sortit de la maison en courant.
Je ne le suivis pas tout de suite.
Moi aussi, j'étais tiraillé entre deux mondes et je sentais, je savais, qu'il fallait que je fasse un choix. Maintenant.
Quelque chose se déchira dans ma poitrine.
— Mère-de-tous, dis-je en l'étreignant, mon visage enfoui dans sa fourrure chaude. Je choisis le monde des hommes, car un homme détient mon cœur.
— Tu as fait une promesse, acquiesça la louve avec tendresse.
— Je quitte la Meute... Et sans moi pour le lier à vous, Neige quitte aussi la Meute. Vous êtes libre de partir sans nous. Je suis libre de partir avec lui.
Mère-de-tous, ma mère, la mère de toute la Meute, ferma les yeux et inclina la tête pour poser son front contre le mien. Des images jaillirent au milieu de mes pensées angoissées, lambeaux de sa mémoire.
Des ruines. Des centaines de bâtiments réduits à néant. Des cadavres à la peau sombre abandonnés aux corbeaux. Dans la neige, l'empreinte de pieds gigantesques. Puis un bruit étrange. Des pleurs. Un manteau froissé. Et dedans, un bébé encore vivant.
— Moi, compris-je en un souffle.
— J'ai su à l'instant où je t'ai trouvé que je t'aimerais comme mon fils, me transmis la louve, et que tu nous quitterais un jour, car ton destin n'est pas le nôtre. Un Chasseur a détruit tes origines. Ne laisse pas un autre Chasseur détruire ton futur.
— Adieu, Mère, soufflai-je en étouffant un sanglot.
— Adieu, Astre, répondit-elle en appuyant avec tendresse sur mon nom humain.
Je séchai mes yeux et me tournai vers Solana.
— Je vais tout préparer pour notre fuite, assura-t-elle. Dépêche-toi d'aller le retrouver et ramène-le ici par la peau du cou.
J'attrapais ma fourrure, la jetais maladroitement sur mes épaules et sorti dehors, dans le froid glacial, sans me retourner. Mes yeux brûlaient, parant ma vision de millions d'étoiles immaculées. Mon enfance venait de prendre fin.
Je me lançai à la poursuite de Neige.
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