Étranger
Astre
Cet endroit était un cauchemar.
D'abord, il y eut la foule, les bruits et les odeurs mêlés jusqu'à la nausée, surplombant presque le chant lancinant, douloureux, de la forêt piétinée. Puis il y eut le monstre, gigantesque silhouette couvertes de cicatrices plantée au milieu d'un lac qu'elle tranchait en deux, comme un parasite gorgé de sang.
J'étais terrifié.
Je ne l'aurais avoué, évidemment, quel qu'en soit le prix. Mon orgueil ne me permettait pas de flancher devant celui que j'étais chargé de protéger. Alors je suis resté stoïque, ma main serrée dans celle de Neige, tandis que nous quittions l'enceinte bienveillante et familière de la forêt pour nous jeter dans la gueule de ce monstre muet. Car si j'entendais bien la cacophonie des machines, des voix, des appels et des roues crissants sur le sol, je savais que la ville ne parlait pas comme le faisait la forêt. Elle n'avait pas de chant, pas d'émotion, pas d'âme. Comment pouvait-on vivre dans un endroit aussi vide de sens ?
Mais Neige allait là-bas et moi j'allais où allait Neige. C'était ainsi.
Je jetai un dernier regard par-dessus mon épaule lorsque nous franchîmes l'enceinte de la citée et étouffait un gémissement plaintif. Il était trop tard pour reculer, de toute façon.
C'est alors que, ultime outrage, l'animal fit son apparition.
C'était une petite bête rousse qui se déplaçait à quatre patte et produisait, en se frottant contre son amie humaine, un ronronnement profond incroyablement irritant. Il sentait mauvais (en fait, il avait la même odeur que la ville), et lorsque, par réflexe, mon esprit se tendit vers lui, il le repoussa d'un geste dédaigneux, comme un vieux bout de bois sale.
Je le haïs aussitôt.
— Bienvenue à Terdhome ! s'exclama Annuka en riant, tandis que Monsieur Calendre se léchait la patte.
Neige m'envoya un regard amusé. Il trouvait ma haine soudaine pour l'animal légèrement disproportionné, mais en tant qu'humain, il y avait beaucoup de choses qui lui échappaient. Il me serra la main et sauta à terre à la suite d'Annuka. Enfin, lorsque je dis terre... Je ne parle pas de la terre riche, moelleuse et fertile de la forêt, non, mais d'une poussière compacte, dure et morte qu'un rouleau à pâtisserie géant semblait avoir collé au sol. Je lâchai une grimace de dégoût.
— Tu exagères ! me réprimanda affectueusement Neige en posant une main sur mon épaule.
— Je déteste cet endroit ! répliquai-je avec force.
Il détourna le regard, triste et coupable de m'y avoir emmené. Un petit éclat de regret se ficha dans mes pensées. L'important, ce n'était pas que je me sente à l'aise, mais que Neige trouve ce qu'il cherchait. S'il voulait se renseigner sur les Chasseurs pour surmonter la détresse d'avoir tout perdu, alors je l'aiderai. L'important était qu'il soit heureux, car ce n'était qu'ainsi que je serais capable de surmonter mon propre deuil.
— On peut partir, si tu veux, me proposa-t-il. Je trouverai un autre moyen d'en apprendre plus sur les Chasseurs.
— Mais non, Neige. Tout va bien. Je suis tout à fait capable de supporter l'asticot à fourrure.
Il sourit, déposant sur mon cœur un rayon de soleil.
— Nous ne resterons pas longtemps, promit-il. Quelques jours, tout au plus.
Je tentais de ne pas laisser paraître mon soulagement.
— Astre ! m'appela Annuka. Viens un peu ! Tu m'as l'air bien musclé...
Je bombais le torse et contractai mes muscles pour lui prouver qu'elle avait raison. Neige m'envoya une pensée appréciative et Monsieur Calendre un reniflement dédaigneux.
— Aide-moi à porter tout ça, veux-tu ? s'amusa notre guide en désignant sa cargaison. Calendre, peux-tu aller demander au funiculaire de me réserver un aller simple pour le château ?
— Voyons, ma chère, protesta la bête, vous devriez savoir que c'est déjà fait.
— Bon chat, apprécia l'humaine en lui grattant l'arrière de l'oreille, ce qui eut pour résultat de faire naître un autre de ces insuportables ronronnements.
— Vous êtes un chat ? questionna Neige, toujours à l'affut de nouvelles connaissances – même si je ne voyais franchement pas ce qui pouvait l'intéresser chez cette créature.
— Si fait, répliqua l'autre. Je crois deviner que c'est la première fois que vous rencontrer l'un de mes semblables ?
— C'est vrai, répondit Neige tandis que je soulevais l'une des caisses qu'Annuka m'avais désigné. Vous ne vivez que dans les villes ?
— Les chats bien élevés, oui, bien sûr, répondit Calendre d'une voix condescendante. Quelques sauvages vivent dehors, mais peut-on vraiment les appeler « chats » ? Peu s'abaisseront à ça...
Avec un sourire en coin, Neige ramena son capuchon sur son visage – pour se protéger du froid ou des gens ? –, se saisit d'une des plus petites caisses et s'engagea à la suite d'Annuka tandis que le chat disparaissait sur un toit, estimant certainement que la route n'était pas assez raffinée pour lui.
Nous n'eûmes pas à aller très loin. La route tourna deux fois et s'arrêta. En face, derrière un promontoire de pierre, se trouvait une drôle de boite rouge allongée couverte de fenêtres. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'une de leurs étranges charrettes, mais elle ne possédait aucune roue.
— Regarde, Astre ! s'exclama Neige, tout excité, en posant sa caisse au sol pour tendre un doigt vers le haut de la ville, qui grimpait en pente raide. C'est extrêmement ingénieux !
Je lui adressai un regard vide.
— Le funiculaire – c'est bien ainsi que vous l'avez appelé, Annuka ? – est tiré par cette grosse corde noire, suspendue au-dessus des rails. Ce doit être un moyen de transport fabuleux !
— Je préfère courir, grommelai-je.
— Paysan, lâcha le chat, qui venait de réapparaitre. Annuka, ma chère, voulez-vous m'ouvrir la porte, s'il vous plait ? Je me gèle les pattes.
L'humaine tira sans cérémonie sur une poignée dorée, ouvrant un passage dans la boite métallique. Neige s'y engouffra aussitôt. Je le suivis, plus circonspect. La porte claqua dans mon dos, m'arrachant un hoquet de surprise et d'effrois. La main de Neige se glissa dans la mienne tandis qu'il se coulait à mes côtés, assez prêt pour que je sente contre mon corps la chaleur du sien.
— Installez-vous, nous conseilla Annuka. J'ai envoyé quelques transporteurs chercher le reste des caisses. Elles ne devraient plus tarder. Vous aller avoir droit à une visite exclusive de Terdhome ! Une cabine à vous tous seuls, ou presque, pour admirer le paysage ! Vous n'imaginez pas la foule qui s'y presse d'habitude...
À l'idée d'être confiné dans cet espace fermé avec une foule, je fus pris de nausée. Était-ce moi, ou les murs se rapprochaient-ils légèrement ? Et l'air, aurait-on assez d'air ? Et si la porte ne s'ouvrait plus ? Si nous restions séparés du vent, de la forêt et de la terre, pour toujours ?
— Astre, viens voir par ici, déclara Neige en attrapant ma main pour me guider jusqu'à une fenêtre. Il me poussa presque contre la vitre et se plaqua contre mon dos, ses mains entourant ma taille, son menton sur mon épaule. Je respirai mieux.
— Regarde, comme c'est beau, murmura-t-il dans mon oreille, son souffle chatouillant ma peau.
Il essaya d'ouvrir son esprit au maximum, afin que je puisse voir le paysage tel qu'il le voyait, lui. Nous étions légèrement surélevés par rapport au lac, qui brillait par-dessus le toit des maisons. Une foule bigarrée se pressait près d'un autre funiculaire quelques mètres en contrebas, animant le monde de couleurs hétéroclites, mouvantes, vivantes. Certains enfants couraient autour des adultes, qui leur accordaient une attention blasée. D'autres mangeaient par petits bouts des cônes colorés ou des biscuits qui blessèrent ma mémoire en me rappelant ceux de Solana. Plusieurs couples s'enlaçaient ou s'embrassaient, sous l'œil critique ou bienveillant des plus vieux.
Je dus avouer qu'il était étrange, presque fascinant, d'observer ce spectacle d'humanité, toutes ces vies dont nous ne connaissions qu'une image volée. Mais ça s'arrêtait là. Neige pourrait me dire ce qu'il voulait, cela ne changerait pas mon avis sur cet endroit.
Un mouvement faillit nous faire perdre pied. Une clochette retentit.
— C'est partit ! s'exclama Annuka en calant correctement la dernière de ses caisses, qu'on venait d'amener.
Le paysage commença à bouger de l'autre côté de la vitre, puis la foule de l'autre funiculaire s'éloigna, comme attirée par une force obscure. Je mis quelques secondes à comprendre que c'était nous qui grimpions.
Pour ma défense, je n'étais vraiment pas habitué aux transports humains.
Les maisons défilèrent. D'abord simples, plus petites et plus dépouillée que celle où Neige et moi avions passé notre enfance, puis de plus en plus grandes et de plus en plus décorés, peintes de motifs alambiqués, recouvertes d'éclats colorés formant des dessins, surmontées de colonnes inutiles ou de figures en pierres...
— Les humains ont vraiment besoin de tout ce... bazar ? m'étonnai-je à voix haute.
— Les humains ? s'étonna Annuka. Tu n'en fais pas partie ?
Je fixai sur elle un regard qui n'admettais aucune discussion.
— Je suis un loup, élevé par la Meute, désormais chef de sa propre Meute.
— Je peux vous le certifier, très chère, intervint tranquillement Calendre en s'installant sur les genoux de la très chère en question. Il empeste le loup. Une véritable infection.
Je lui adressai un grognement menaçant qui ne lui ft ni chaud ni froid. Un jour, me promis-je, je le coincerai dans un coin sombre, et... Une tape réprobatrice de Neige sur mon épaule me fit abandonner – à regret – ce train de pensée.
— Vous nous emmenez réellement voir votre seigneur ? demanda-t-il avec référence.
Apparemment, il savait ce qu'était un « seigneur », mais n'avait pas trouvé pertinent de m'en faire part. Pourvu que ce ne soit pas une sorte de chat !
— Puisque je vous le dis, répondit l'humaine avec un sourire franc. Que croyez-vous que mes caisses contiennent ?
Neige haussa les épaules, l'œil brillant de curiosité.
— Je fais partie de l'équipe des Chercheureuses, expliqua Annuka. Notre seigneur est un homme extrêmement intelligent qui a à cœur d'améliorer sans cesse la vie des habitants de Terdhome. En plus de nombreux inventeurs, techniciens et mécaniciens sur place, il a formé une équipe d'aventuriers et aventurières qu'il envoie à travers le monde à la recherche d'inventions, d'idée, de matériaux, de livres, et, quelques fois, de technologie des Anciens. C'est pour cela que j'ai eus l'air si enthousiaste en constatant que tu étais un Croisé. J'espère que tu ne m'en veux pas, d'ailleurs. J'ai pensé que tu y connaissais peut-être quelque chose en magie, et s'il y a bien une chose qui fascine Carol – notre seigneur – c'est ça ! Mais il sera ravis de vous accueillir tous les deux dans tous les cas. Terdhom se veut hospitalière envers tous les étrangers, surtout ceux qui n'ont plus rien.
Nauséeux, je fis un effort pour concentrer mon attention sur la conversation, car je sentais qu'elle était importante. Mais pourquoi fallait-il que les humains inventent des choses aussi malsaines que cette prison de métal animée ? Tout mon corps me criait que quelque chose n'allait pas. Et pour cause : j'avançais sans marcher. N'importe quoi.
— Qu'entendez-vous par « technologie des Anciens » ? releva Neige en me conseillant mentalement de regarder par la fenêtre, ce qui, vu le paysage, ne m'inspira qu'un maigre réconfort.
— Vous n'en avez jamais entendu parler ? s'étonna-t-elle. Carol vous expliquera mieux que moi. Ou Antoine, son bibliothécaire, l'homme le plus instruit de la ville. Ah, nous y sommes presque !
La machine infernale commença à ralentir. De l'autre côté de la vitre, les maisons avaient atteint des proportions faramineuses. Combien de personnes vivaient là-dedans ?
Neige me fit signe de regarder à gauche. Ma main se serra sur la sienne.
— Le château, déclara tranquillement Annuka.
C'était une construction plus haute que le plus haut chêne que je n'avais jamais contemplé. Des murs droits, massifs, impassibles, jaillissaient du sol pour heurter les nuages, opposant à leurs formes éthérées un revêtement de métal froid et dur. Des trous étaient percés ici et là, fournissant, je suppose, un peu de lumières aux habitants. J'avais du mal à croire que quiconque puisse vivre dans une telle prison, mais je ne m'étonnai plus de rien venant des humains.
Le funiculaire glissa à l'intérieur du bâtiment par un trou rond, puis s'arrêta. La porte s'ouvrit avec un bruit de clochette.
Je sortis et déglutis. Du ciel ne restait plus qu'un vague lambeau, tout là-haut. Le sol était recouvert de pierre. À quelques mètres de là, au bout d'une cour pavée, un bâtiment gris se tenait droit, taciturne, légèrement usé par le temps et l'humidité. Une porte, assez grande pour en accueillir vingt comme moi, était ouverte sur un petit escalier.
— Annuka ! s'exclama quelqu'un.
Une silhouette apparut en haut des marches. Il s'agissait d'un homme d'au moins trente ans à la peau brune, aux cheveux sombres mi-longs et à barbe légère. Son visage franc, ouvert, trahissait son excitation. Sa chemise blanche était enfoncée à la hâte dans son pantalon. Il sauta les dernières marches pour courir vers nous en battant des bras, comme si nous avions pu le manquer.
Épuisant énergumène, jugeai-je aussitôt.
— Pour l'amour des étoiles, Carol, attends-moi ! grommela une nouvelle voix
Une autre silhouette fit son apparition, un petit homme à la peau rosie par le froid, aux cheveux bouclés et aux habits soignés qui avançait en boitant légèrement. Son visage affichait un mélange d'irritation et d'affection. Il sentait la nourriture et le vieux papier. Étrangement, il me fut aussitôt sympathique.
Celui qui devait être Carol freina en entendant l'appel, dérapa et fit demi-tour pour l'aider à descendre les escaliers, qu'il avait déjà à moitié franchit. Ceci fait, il lui tapota l'épaule – ce qui arracha à l'autre une grimace irritée – et se redirigea vers Annuka qui patientait, l'air amusée.
— Enfin de retour ! s'exclama l'humain. Depuis que j'ai reçu ton message, je n'en peux plus de t'attendre !
— Je confirme, appuya celui qui boitait, il est insupportable. Je suis bien heureux que tu sois enfin là, Annuka ! Tu as fait bonne route ?
— Plutôt ! Je vous ramène des choses que vous allez adorer, tous les deux ! Mais avant d'en venir au récit de mes aventures et à l'inventaire de mes trouvailles, permettez-moi de vous présenter deux de mes très récents compagnons de route. Je les ai récupérés aux abords de la ville. Les pauvres, leur village a été détruit par une attaque...
Neige et moi nous rapprochâmes instinctivement l'un de l'autre, la gorge serrée. Un air de compassion prit le pas sur le visage des deux habitants du château.
— Ils sont les bienvenues, bien sûr ! s'exclama Carol avec un sourire sincère qui le fit remonter dans mon estime.
Annuka se racla la gorge et envoya à Neige un regard rassurant. Mon compagnon prit une profonde inspiration et baissa son capuchon.
— Saperlotte ! s'exclama le deuxième homme alors que Carol ouvrait des yeux aussi ronds que la lune. Un Croisé !
— Je m'appelle Neige, déclara l'intéressé. Voici Astre. On m'a dit que vous possédiez une bibliothèque, Seigneur. J'aimerais énormément la consulter, si cela ne vous dérange pas...
Carol sourit de nouveau.
— Premièrement, appelle-moi Carol, s'il te plait. « Seigneur » fait si mélodramatique. Deuxièmement, tu viens de t'adjoindre l'amitié éternelle d'Antoine, mon bibliothécaire bien aimé, qui se fera un bonheur de mettre à ta disposition tout ce que tu souhaites. Le savoir est fait pour être partagé, n'est-ce pas ? Troisièmement, et si nous allions manger, avant ?
— Je savais que les humains n'étaient pas si barbares que ça ! m'exclamai-je spontanément, déclenchant chez Neige un fou rire qu'il eut du mal à réprimer.
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