Éclairité
Neige
Conscient de la présence rassurante d'Astre dans mon dos, je laissai mon étincelle prendre le dessus. Mon regard plongea dans l'essence des choses, dessinant des formes et des couleurs que seul mon esprit pouvait percevoir, comme une mélodie aux instruments inconnus.
Je me concentrai immédiatement sur Sekoff. Je ne m'étais pas attardé sur lui lorsque j'avais utilisé mes pouvoirs au début du repas et j'avais eu tort. Je comprenais désormais quel était le corps étranger que j'avais senti en lui sans pouvoir l'identifier : il s'agissait du métal qui remplaçait son bras... ainsi que ses deux jambes et une partie de son crâne. Je pouvais le sentir sous sa peau, à la place de sa chair et de ses os. Comment avait-il fait ça ? Et surtout, pourquoi ?
J'écartais ces questions pour me concentrer entièrement sur l'essence du métal. Je n'avais jamais eu de grande affinité avec cet élément, hélas, mais je fis un nouvel effort pour le comprendre. Dur, inflexible et froid, préférant casser que plier, mourir que se rendre...
Je concentrai toute ma volonté dessus. Si je parvenais à le briser... À le broyer... Ou ne serait-ce que le plier...
Mais il résistait, il avait été forgé pour le combat et il combattait ma magie avec une hargne tranquille, comme un mur immense sur lequel les vagues s'écraseraient sans l'ébranler.
J'insistai, encore, encore...
Puis je m'arrêtai.
Ce n'était pas la bonne solution.
Si je ne pouvais pas m'attaquer au métal, que pouvais-je influencer ?
L'éclairité.
Sans perdre de temps à réfléchir, je concentrai mon étincelle sur l'énergie qui courrait dans les membres artificiels de Sekoff, comme un autre sang.
Son essence était plus rapide que le vent, plus dangereuse, plus intenable et plus fluide, comme un alliage d'eau et de feu agité d'une perpétuelle colère, prêt à tout frapper et tout traverser. Une force vibrante, toujours en mouvement. Inutile de chercher à l'arrêter : il était toujours plus simple de détourner un fleuve que d'en stopper les flots.
J'inspirai profondément et laissait la magie m'envahir encore un peu plus.
Mon étincelle brûlait au fond de mon âme, comme un feu froid, héritage de mon terrible géniteur. Plus je plongeai en moi, plus je me rapprochai de lui. Plus j'étais puissant, plus j'étais dangereux, plus j'étais instable...
Mais je ne devais pas penser aux Chasseurs, ni à la cicatrice blanche qui ornait la poitrine d'Astre, ni à l'incendie qui m'avait échapper à Terdhome. Je devais me concentrer sur ma tâche.
J'inspirai encore et focalisai toute mon énergie sur les réservoirs d'éclairité, placé dans l'épaule droite des humains au bras métallique – Sekoff compris.
— Qu'est-ce qui se passe ?! glapit quelqu'un.
Je ne l'écoutai pas. Concentré sur l'essence des choses, je sentis l'air crépiter autour de moi alors qu'un souffle invisible soulevait mes cheveux et mon chaperon. Mes poils se dressèrent sur ma peau. Un frisson étrange me parcourut, à la fois inquiétant et exaltant.
— Arrête ! hurla Sekoff en pressant son poignard contre la gorge de Dana. Arrête, Neige, ou je la...
Se saisir l'éclarité était difficile, comme tenter de maintenir sa poigne sur la crinière d'un cheval fou. Je puisai un peu plus dans mes forces pour le pas me laisser désarçonner et l'arrachait brutalement à ses différents points d'ancrages, dans le corps des humains modifiés. Au même instant, je compris instinctivement qu'il me fallait rediriger toute cette énergie, au risque de la laisser exploser, et tendit un bras vers le ciel.
Une chaleur presque insoutenable me traversa le corps. Je hurlai alors qu'un éclair gigantesque déchirait la nuit, traçant sur le monde une cicatrice blanche si luminescente qu'elle s'imprima sur mes rétines, me laissant complètement aveugle.
La douleur, la surprise et la frayeur m'arrachèrent brutalement à ma transe. Soudain sans force, je sentis mes jambes céder sous mon poids.
Quelqu'un m'attrapa avant que je ne touche le sol. Je n'avais pas besoin de le voir pour reconnaître sa peau, son odeur et son étreinte. Je l'aurais reconnu n'importe où, n'importe comment.
— Je te tiens, souffla Astre en me soulevant.
Le m'accrochait à lui, paniqué. Je ne voyais toujours rien, sinon des points blancs qui explosaient à répétition devant mes pupilles, mêlés à quelques formes plus sombres qui tremblotaient en vain.
Il grogna de douleur, mais ne s'arrêta pas.
— Astre ? m'inquiétai-je en clignant des yeux, cherchant désespérément à l'observer.
Il se ploya et voulut me déposer au sol, mais je refusai de me lâcher.
— Ne me laisse pas ! suppliai-je, encore aveugle, sans force, et complètement déboussolé. Ne me laisse pas !
— Oh, Neige... murmura-t-il en me caressant la joue. Neige, je dois aller aider les autres, avant que Sekoff et ses esclaves ne retrouvent leurs esprits. Je ne suis pas loin. Tu es à l'abri ici, je te le promet.
— Mais...
Ma voix sonnait tremblante et misérable à mes propres oreilles.
— Fais-moi confiance.
J'inspirai profondément et convoquait tout ce qui me restait de volonté pour relâcher mes doigts crispés sur sa fourrure. Probablement un des actes les plus courageux que j'avais effectués jusqu'ici.
Ses lèvres se pressèrent fugitivement contre les miennes.
— Je reviens vite, souffla-t-il dans mon esprit.
— Astre... répondis-je, trop tard, en tendant un bras dans le vide.
Il était déjà parti, aussi silencieux que toujours.
Je me forçai à ne pas paniquer et me concentrait sur mon environnement. Quelque part sur ma droite, des voix gémissaient et appelaient à l'aide. Une odeur de roussi flottait dans l'air. Mon éclair avait probablement rendu tout le monde aussi aveugle que moi. Pourvu que personne ne soit gravement blessé...
Je tâtonnais autour de moi, rencontrant de l'herbe, de la terre et un tronc rugueux. Mon loup m'avait probablement emmené à l'écart de la clairière.
Des formes commencèrent à se dessiner progressivement devant mes yeux. Des contrastes, d'abords, des dégradés flous... Des dessins étranges... Des couleurs...
En plissant les yeux, je distinguais des branches, de l'écorce et des herbes hautes. Je fis un effort pour chasser les étincelles qui parasitait ma vue et me redressait difficilement.
Les nobles et les esclaves erraient comme des somnanbules dans la clairière, certains debouts, d'autres à genoux, appelant, tatonnant, se disputant ou s'enfuyant. J'aperçus enfin Astre penché sur Dana, qui tentait de se relever.
Je n'arrivais pas à voir Sekoff.
— Neige ? s'inquiéta une voix. Ça va ?
Je sursautai et tournai la tête. Calendre me regardait avec inquiétude.
— Ça va, répondis-je d'une voix tremblante qui me décrédibilisa quelque peu. Sekoff...
— Enfuis, soupira le félin. Il n'a pas été aveuglé par l'éclair, apparement.
Je me frottai la tempe, cherchant à rassembler mes pensées. J'avais du mal à réfléchir. J'étais tellement...Vide. La dernière fois que je m'étais sentis aussi fatigué, j'avais mis le feu à un Chasseur.
— Il y avait... Il y avait du métal dans son crâne, bégayai-je, sans savoir si je faisais vraiment sens. C'est peut-être pour ça qu'il n'a pas été aveuglé...
Le chat émit un drôle de grognement.
— Riza l'a prit en filature, m'apprit-il, mais je doute que cela change quelque chose. La ville a sombré dans le chaos. Des soldats portant le symbole des Descendants ont envahi plusieurs quartiers, réduisant à néant la résistance des habitants. Le château doit être le dernier endroit libre de Solaris...
Il s'arrêta, se rendant probablement compte que je n'écoutais pas vraiment. Mes paupières étaient incroyablement lourdes et mes pensées avaient du mal à se suivre de façon cohérente. Des images défilaient aux ralentis dans mon esprit. Sekoff... L'éclair...
Je dus m'oublier quelques minutes, car lorque je relevai la tête, le visage d'Astre me contemplait d'un air inquiet.
— Je suis juste fatigué... marmonnai-je en me frottant les yeux. Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Sekoff s'est enfui, répondit-il en posant une main sur mon bras. Les esclaves qui se trouvaient ici sont revenus à eux lorsque tu as lâché cet éclair, mais il en reste une trentaine encore contrôlés par leurs colliers dans le palais. Jédima a envoyé des gardes s'en occuper. Dana va bien, elle est juste furieuse... Ah, et nous avons récupéré Joan, inconsciente et blessé, mais vivante ! Elle est avec Tasha et les jumeaux, dans leurs appartements.
Je hochais la tête en tentant d'enregistrer correctement toutes ces informations... Puis mon regard tomba sur son épaule et l'adrénaline me réveilla d'un coup.
Elle était rouge et luisante de sang.
— Tu es blessé ?! glapis-je en me redressant brusquement.
Il prit un air coupable.
— Quelqu'un m'a tiré dessus, avoua-t-il. La fourrure a un trou.
— Je me fiche de la fourrure ! protestai-je, au bord des larmes. Est-ce que c'est grave ?
— Non, m'assura-t-il. Rien d'essentiel n'est touché, ça fait juste un peu mal.
Je savais pertinemment qu'il ne disait pas toute la vérité, mais j'étais si fatigué que je ne réussis pas à insister. Je l'examinerai plus tard...
Il passa son bras valide sous mes épaules et m'aida à me relever. Mes jambes étaient toutes molles.
— Je suis désolé, je ne peux pas te porter de nouveau, regretta-t-il en me voyant tituber.
— Arrête de t'excuser, marmonnai-je, appuyé de tout mon long contre lui.
La clairière était en train d'être évacué. Les domestiques du palais aidaient les esclaves de Sekoff à se relever, ainsi que les quelques nobles qui ne s'étaient pas déjà carapatés.
Nous trottâmes jusqu'au lieu du bal manqué, où des dizaines de danseurs drogués commençaient à se réveiller. Sur le côté, Jédima discutait âprement avec un garde. Astre et moi échangeâmes un regard avant de nous diriger vers eux, Calendre sur les talons.
— ... été enfermés, disait le soldat. Une équipe de mécanicien est en train de retirer leurs colliers. Ils n'ont pas opposé plus de résistance que des marionnettes sans fils, c'était... Dérangeant. Et ils ont presque tous des... je ne sais pas comment dire. Des faux bras avec des armes dedans ?
Jédima hocha la tête d'un air crispé.
— Je veux tous les gardes sur les remparts, prêt à défendre cet endroit coûte que coûte. Sekoff reviendra forcément, surtout s'il est maître du reste de Solaris. Comment a-t-il quitté le palais ?
— La porte principale était ouverte, avoua le militaire. Dame Traimène avait posté ses propres troupes devant.
Jédima serra les dents, mais ne fit aucun commentaire. Le soldat la salua et prit ses jambes à son cou.
Dana arriva en courant.
— Je ne l'ai pas trouvé ! s'exclama-t-elle en parvenant à notre hauteur. Pas dans les jardins ! Il doit être à l'intérieur...
— Éliope ? s'inquiéta Astre.
Jédima sursauta, notant visiblement notre présence pour la première fois, et hocha la tête en nous dévisageant d'un air navré. Nous ne devions pas avoir fière allure, moi qui peinais à tenir debout et lui l'épaule ensanglantée.
Sans plus se soucier des convenances, Dana attrapa le poignet de sa compagne et la tira vers l'intérieur du palais. Inquiet, nous la suivîmes clopin-clopant.
Des domestiques courraient dans tous les sens à travers les couloirs, transportant des brancards, des habits, de la nourriture ou parfois directement des nobles évanouis.
Une jeune femme se précipita vers nous et effectua une référence essoufflée à de Jédima, puis à Dana, à laquelle elle s'adressa d'un ton navré.
— Vos appartements sont vides, Ma Dame, aucune trace de votre mari...
— Et les nôtres ? demanda brutalement Astre, me faisant sursauter.
J'essayai de me concentrer pour ne pas m'endormir, mais c'était de plus en plus difficile. Les sons semblaient incroyablement forts, les silhouettes un peu floues...
— Vides aussi, Mon Seigneur, répondit la domestique d'un air peiné.
Astre se raidit sous mon bras. Ne m'avait-il pas dit que nos amis devaient se trouver là-bas ? Tasha, Khany, les jumeaux, la fameuse Joan...
Jédima et Dana étaient si pâles qu'elles paraissaient sur le point de s'évanouir.
— S'il est arrivé quelque chose à cet idiot, souffla la Seigneuresse, je le trucide de mes propres mains.
— Moi d'abord, répliqua Dana en serrant les poings, les yeux luisant.
Retrouver un mari et le perdre juste après devait être une sensation épouvantable. Je resserrai mes doigts sur la fourrure d'Astre. Ma tête tomba sur son épaule.
— La salle du trône ! cria quelqu'un.
Il ne fallut pas plus d'encouragement aux deux femmes, qui se précipitèrent dans cette direction.
Astre m'y transporta avec plus de difficulté. Mes pieds trainaient sur le sol marbré, incapables de se soulever tout à fait. J'avais l'impression de n'être plus qu'une coquille percée dont les forces restantes s'échappaient en flots constants.
Mais je ne pouvais pas me reposer tout de suite, pas avant de savoir ce qui était arrivé aux autres, alors je m'accrochais à Astre, le laissant me supporter et me guider où il voulait.
La salle du trône était fermée. Cinq esclaves aux colliers noirs gisaient devant, la peau marquée de cicatrices sombres zigzaguant sur leur cou et leur bras. De toute évidence, des gens s'étaient battus ici. Avaient-ils tenté de prendre la salle du trône ? Cela ne serait pas étonnant de la part d'un mégalomane comme Sekoff....
Jédima fit signe à un garde, probablement celui qui avait crié plus tôt, et lui désigna la poignée. L'homme hocha la tête, se plaça devant le battant et leva une jambe pour donner un impressionnant coup de pieds au-dessus de la serrure.
La porte s'ébranla sans céder.
Il leva le pied une nouvelle fois...
— Dégagez, fils de putains ! hurla une femme familière de l'autre côté.
— Tasha ! s'exclama mon loup, la voix vibrante de soulagement.
— ... Astre ? C'est toi ?
— Ouvre-nous !
Quelques secondes plus tard, des raclements de meubles poussés retentirent dans la pièce fermée, suivit de jurons. La poignée s'abaissa enfin et la porte s'ouvrit très légèrement, laissant passer l'œillade agressive de Tasha, qui se radoucit en nous voyant.
Elle ouvrit en grand et s'écarta pour nous offrir un aperçu de l'intérieur.
Des corps inanimés d'esclaves en colliers gisaient tout autour du trône, protégé un Éliope à l'air déterminé, deux jumeaux ébouriffés et une Khany qui ne semblaient pas comprendre tout à fait l'enchaînement d'évènement l'ayant mené là.
— Jédima ! Dana ! s'exclama le troubadour en jetant le pied de chaise qu'il brandissait pour se précipiter vers elles.
Elles n'eurent pas le temps de protester avant de se retrouver piégées dans la même étreinte.
— Oh bon sang, bon sang, gémit Éliope, je n'arrivai plus à vous trouver ! Les gens dansaient comme des ivrognes, Sekoff vous avait attiré à l'écart... Et les nobles ont commencé à s'évanouir, des esclaves sont sortis de partout, leurs bras s'ouvraient et ils voulaient prendre le trône, comme si j'allais les laisser faire, et... Oh, bon sang, j'ai cru que vous... Que je vous avais...
Dana posa une main sur sa joue et l'embrassa avec une étrange douceur. Lorsqu'elle s'écarta, il put à peine reprendre son souffle avant que Jédima n'oriente son visage de l'autre côté afin de l'embrasser aussi.
Il rit nerveusement en raffermissant son étreinte sur elles alors qu'ils se laissaient tous les trois glisser à genoux, toujours enlacés.
— Ne nous quitte plus, murmura Jédima.
— Ne me laissez plus partir, répondit-il tout bas.
— Promis.
Mon cœur aurait dû se réchauffer, heureux de les voir ensemble au grand jour, mais une profonde léthargie m'avait envahi. Je n'arrivais plus à ressentir quoi que ce soit. Mes bras pesaient incroyablement lourds, mes jambes étaient coulées de plomb et ma tête partait toute seule vers l'avant.
— Astre... le prévins-je tout doucement.
J'eus le temps de le voir tourner les yeux vers moi avant de déraper définitivement dans un océan de ténèbres glacées.
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