Dame Jedima
Neige
Regroupés au fond de la salle, ils me fixaient tous d'un air terrifié. Tous, sauf Dame Jédima – car il ne pouvait s'agir que d'elle – qui arborait une sorte de calme indigné.
J'avançai en priant pour que nul ne s'aperçoive que je tremblai, toujours sous le choc. Astre s'était jeté comme un fou – comme un loup – sur ces gardes, et lorsque j'avais vu la lance prête à le transpercer...
Je chassai l'image de mes pensées. Je devais me concentrer.
— Ces dernières années, déclarais-je en tentant de garder une voix ferme, bon nombres d'hommes ont disparus dans la forêt...
— Éliope ! s'exclama quelqu'un.
Une femme poussa ceux qui se trouvaient sur son chemin pour se précipiter vers moi, un espoir fou dansant au fond de ses yeux verts. Elle bougea si brusquement qu'une des nattes qui retenait sa crinière rousse se défit et retomba sur son front.
— Vous avez retrouvé mon mari ? me demanda-t-elle, presque suppliante.
Mon cœur se serra pour elle. Je m'imaginai fugitivement à sa place, Astre à celle de son époux...
— Ministre Dana, lança Dame Jedima d'une voix sèche qui claqua dans l'air comme un coup de fouet. Un peu de tenue, je vous prie.
L'intéressée me lança un regard luisant de larmes contenues avant de reculer, les poings serrés sur sa tunique. J'aurais voulu faire quelque chose pour la rassurer, mais n'osai pas.
Dame Jedima se leva. Sa robe, aussi bleue que le ciel, cascadaient sur sa silhouette sculptée, faisant ressortir la couleur sombre de sa peau velouté. Sa traine de dentelle laissait dans son sillage des dessins compliqués, comme de l'eau ruisselant sur le dallage sans couleur. Elle était peut-être belle, mais son regard gris était si dur que je pouvais presque le sentir se planter dans ma poitrine, répandant dans mes entrailles une angoisse glacée. Y avait-il jamais eu d'émotion pour réchauffer ce visage ? Je ne parvenais pas à seulement l'imaginer.
Elle se planta devant moi et baissa les yeux, autant pour compenser la différence de taille que pour asseoir sa dominance.
— Elle sent horriblement mauvais, m'envoya Astre, en se plaçant derrière moi, assez près pour me toucher. On dirait des parfums de fleurs, mais en beaucoup trop... intense. Comment a-t-elle fait pour trainer une odeur pareille ? Tu crois qu'elle s'est roulé dans l'herbe ?
Je ne pus m'empêcher de sourire, retenant de justesse le rire qui tentait de franchir mes lèvres, et la vis aussitôt décontenancée. Ce n'était certainement pas la réaction qu'elle avait l'habitude de provoquer.
— De nombreux solariens ont en effet disparus dans la forêt, lâcha-t-elle froidement. Auriez-vous quelque chose à voir avec cette tragédie, Croisé ?
— Mon nom est Neige, répliquai-je sur le même ton.
La présence d'Astre dans mon dos me procurait plus de courage que je ne l'aurais cru possible.
— Ce n'est pas moi qui ai enlevé vos hommes, mais une sorcière rongée par la haine et la vanité dissimulée dans la forêt. J'ai brisé l'enchantement qui les gardaient prisonnier et condamné la sorcière, mais ses victimes ont besoin d'aide immédiate.
Je sentis des rumeurs passer dans la foule des nobles, comme l'écume sur une mer agitée. En y repensant, je ne peux que réaliser à quel point la situation devait leur paraître extraordinaire, privée de tout contexte. Un sorcier surgissant de nulle part au beau milieu de leur enceinte fortifiée – un Croisé, de plus, vêtu d'un étrange chaperon rouge – accompagné d'un garçon-loup assez redoutable pour mettre à terre plusieurs de leurs soldats armés... Ce qui était assez drôle puisque j'étais intérieurement terrifié et mon amant assez nerveux pour briser le nez du prochain qui l'approcherait.
— Comment savoir si je peux vous croire ? répliqua la femme.
Astre grogna dans mon dos, mécontent qu'on ose mettre ma parole en doute. Je sentis l'exaspération poindre le bout de son nez. J'étais épuisé, nous étions en train de perdre du temps et nous essayions de rendre service, bon sang ! Ils ne pouvaient pas coopérer un minimum ?
— Montre-lui, grommela Astre dans mon esprit, qu'on en finisse. J'ai envie de sortir d'ici !
— Lui montrer ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu ne peux pas lui faire voir l'endroit où tu étais, ou quelque chose comme ça ? Ou mieux, les envoyer directement là-bas ?
— Astre, ce n'est pas comme ça que la magie fonctionne...
— Je n'en sais rien, moi !
Je m'accordai une seconde de réflexion. Je n'avais jamais rien lu qui ressemble à ce que mon loup suggérait et n'y aurais certainement jamais songé tout seul, mais après tout, pourquoi pas ? Je réveillai l'étincelle, remarquant fugitivement qu'elle paraissait un peu plus vive à chaque fois que je la convoquai, et me concentrai sur l'essence des choses.
Comme toujours dans ces moments, le temps sembla s'étirer.
Je réfléchis. Les images étaient faites de lumières. Si je connaissais plutôt bien le vent et ses formes changeantes, je ne m'étais que rarement penché sur cette dernière. Elle était là pourtant, presque partout, comme une musique éphémère glissée entre les êtres et les regards.
Maladroitement, je tendis des doigts invisibles, façonnés de magie, et attrapait avec le plus de délicatesse possible les rayons de soleil qui flottait dans la pièce. C'était compliqué, car ils avaient tendance à glisser entre mes doigts, mais au bout d'un ou deux essais je parvins à me tisser une sorte de canevas vierge, comme une toile patientant sur un chevalet. Des hoquets de stupeurs faillirent me déconcentrer, mais je n'avais pas besoin de sortir de ma torpeur pour savoir que l'espace qui nous entourait était devenu entièrement blanc.
Sur cette toile nouvelle, j'imprimai un souvenir, comme un tampon pressé sur une feuille. La scène que je convoquai était un peu floue, maladroitement esquissée, et n'avait ni bruit, ni parfum, ni toucher, mais l'espace de quelques instants, les personnes présentes dans la salle eurent l'impression de se trouver au milieu des bois, dans une petite maison où reposaient des hommes épuisés, presque comateux, sortis d'un enchantement qui avaient faillit les dévorer vivants.
La lumière m'échappa et la toile se déchira, emportant avec elle les fragments de mes souvenirs. Je revins au présent, légèrement tremblant. Seule la main d'Astre, crispée sur mon épaule, me rappela de me tenir droit.
Tout le monde se taisait.
Dame Jedima se tourna vers celle qui avait parlé de son mari, quelques minutes plus tôt.
— Ministre Dana, lâcha-t-elle froidement, envoyez des secours.
— Il suffit de suivre le Chemin des Disparus, indiquai-je. À deux jours de marche de Terdhome, à peu près, vous rencontrerez un amas de rochers. Bifurquez vers la gauche, à travers les fourrés. Vous devriez trouver la maison de la sorcière sans difficulté.
La femme aux yeux verts s'inclina précipitamment et quitta la pièce en courant, sa robe relevée au-dessus des mollets.
— Ça, c'est fait, apprécia Astre dans mon esprit.
Je me retournai, attrapai sa main et quittai la pièce. Nous n'avions plus rien à faire ici.
— Attendez ! ordonna Dame Jédima dans notre dos.
J'envoyais une prière muette à la porte de la salle. Les battant claquèrent violemment derrière nous. Qu'elle se débrouille toute seule.
Personne ne nous arrêta lorsque nous retraversâmes le hall, où nos victimes peinaient toujours à se relever.
— N'oublie pas de remettre ton chaperon, souffla Astre dans mon esprit au moment où nous atteignions la sortie.
Je lui souris et glissait le tissu sur mes cheveux. Indécis, les gardes restèrent en retrait lorsque Astre poussa la porte, révélant à nos yeux les couleurs extraordinaires des jardins, cernés par leur mur immaculé. Riza nous attendait sur le seuil, les moustaches parsemées de miettes de pain. À ses côtés, Calendre incarnait l'image même de la désapprobation.
Je demandais aux portes de claquer de nouveau dans notre dos. Mon cœur battait à toute allure. Je me tournais vers Astre, l'esprit parasité par l'angoisse que j'avais ressentie en le voyant en danger, et le serrai contre moi. Il me serra en retour, me laissant m'imprégner de son parfum familier.
— Sois plus prudent, mon loup, je t'en prie, suppliai-je en déposant un baiser dans le creux de son cou.
Sa main glissa sous mon chaperon pour caresser mes cheveux, puis ma joue.
— J'ai peur que « loup » et « prudent » n'aillent pas bien ensemble, mon Neige, répondit-il d'un ton d'excuse.
Je soupirai.
— Allons nous-en. Riza, tu peux nous mener à l'endroit où on vend des gens ?
— C'est comme si c'était fait, Sorcier, répondit le félin en dévoilant ses crocs dans ce qui devait être l'équivalent d'un sourire.
Alors que nous approchions de la muraille, mon instinct me poussa à me retourner. Dame Jedima nous observait depuis une fenêtre du château.
Une drôle d'expression agitait ses traits, si différents du masque impassible que j'avais vu tout à l'heure que j'en conçus un drôle de malaise.
Je plongeai dans mon étincelle pour en tirer un minuscule fragment et le lançait dans sa direction. La vitre se fêla, nous ôtant momentanément à sa vue.
Le temps qu'elle trouve un nouveau point d'observation, nous aurions déjà disparu.
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