Chaos
Écrire au travail, sur sa pause déjeuner, sous le regard curieux des collègues qui se demandent ce que je fabrique... XD
J'espère pouvoir bientôt reprendre un rythme de publication correct... Si la vie le veut...
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Astre
J'embrassai Neige pour le réveiller. Sur le front. Sur la joue. Sur la bouche...
J'approfondis le baiser en le sentant sourire, gravant dans mon esprit la sensation délicieuse de sa langue contre la mienne, ses lèvres tendres, son corps ferme, son parfum, sa présence...
Je me perdis en lui jusqu'à ce qu'il me repousse doucement, les yeux plein de regrets.
L'aube n'allait plus tarder. Nous devions nous préparer pour la bataille.
J'enfilai mon pagne et l'aidai à s'habiller, cherchant du réconfort dans la chaleur de sa peau sous mes doigts. Je terminai cette tâche, comme d'habitude, en drapant son chaperon sur ses épaules, appréciant le contraste familier entre le sang du tissu et la pâleur de son visage. Il était si beau, mon humain.
— Ton bras à l'air d'aller mieux, commenta-t-il en effleurant mon bandage.
— Ton bisou magique a fonctionné, répondis-je pour le taquiner.
Il sourit – avais-je déjà mentionné qu'il était beau ? – et posa ses mains sur mes joues pour m'embrasser de nouveau. Oh, Neige...
— Bon, les amoureux, on s'active ! lança Tasha en ouvrant la porte à la volée. Toute la ville vous attend !
— Qu'est-ce que tu en sais, d'abord ? bougonnai-je en tentant vainement de retenir Neige dans mes bras.
— Éliope piétine le pas de votre porte depuis dix minutes, répliqua-t-elle. Tiens, le loup, prends ça...
Elle me tendit un poignard.
— Si tu te fais trucider avant que j'aie réellement pu commencer à te donner des leçons, je te botte les fesses. Compris ?
— Oui madame.
— Neige, veille sur cette andouille. Andouille, veille sur Neige.
— Oui madame, répondit mon sorcier en dissimulant un sourire. Allez, viens mon andouille, que je te...
Je le fis taire en glissant mes mains sous son chaperon pour lui chatouiller la taille. Ce ne fut probablement pas très effectif, à cause de ses vêtements, mais cela eut au moins le mérite de lui faire ravaler ses paroles.
— Tu verras, susurrai-je dans son esprit, quand tout sera terminé, je te le ferais payer...
— Très cher ? s'enquit-il, sans parvenir à dissimuler son intérêt.
— Très très cher. Et très longtemps.
— C'est une menace ?
— Une promesse.
Il sourit de toutes ses dents et prit ma main pour sortir de la pièce – ce qui valait peut-être mieux, car si nous avions continué dans cette veine-là, guerre ou pas, je lui sautais dessus pour le déshabiller.
Éliope, dans le couloir, hocha la tête en nous voyant. Un air crispé remplaçait son habituel sourire en coin. Il était vêtu d'une tunique en cuir couverte d'une fine cotte de maille. Le fourreau d'une épée courte pendait à sa ceinture. Il ne paraissait pas bien redoutable, si maigre dans tout cet attirail, mais je ne fis pas de commentaire. Ses nombreux voyages avaient dû lui apprendre à se défendre.
— Joan s'est rendormi, nous apprit Tasha, mais elle vous souhaite bonne chance. Je reste au château pour veiller sur elle et les jumeaux. Nous nous barricaderons dans la chambre en attendant de vos nouvelles. Vous n'avez pas intérêt à laisser ce pourceau gagner !
— Et Kh...
Je n'eu pas le temps de finir : une furie venait de surgir au bout du couloir.
— Attendez-moi ! lança Khany d'une voix pleine de reproche.
Ses cheveux coupés très courts se hérissaient en épis au-dessus de son visage renfrogné. Elle était vêtue d'une chemise aux manches roulées pour être raccourcies à ses poignets, d'un pantalon et de bottes probablement volées avec le reste de son attirail. Un fourreau pendait à sa ceinture.
Elle me parut soudain terriblement jeune.
— Tu... Tu ne veux pas rester avec les jumeaux ? proposai-je d'un ton un peu hésitant. Tasha aura peut-être besoin d'aide...
— C'est ma ville, me coupa-t-elle avec hargne. Je ne vais pas rester les bras croisés pendant que vous la délivrez ! En plus, il paraît que si on gagne, les esclaves seront libérés... Et ça, ça vaut le coup de se battre ! Je vais faire manger sa langue à ce gros porc de Sekoff ! Je ne compte même plus le nombres de mes amis qui se sont fait transférer chez lui et sont jamais revenus !
Tasha se mordit les lèvres. Je pouvais lire la culpabilité dans ses yeux et ne put m'empêcher de me demander ce qu'elle aurait fait, s'il n'y avait pas eu Joan et les garçons à protéger. Serait-elle venu avec nous ? Aurait-elle affronté la mort, alors qu'elle venait de regagner sa liberté, pour nous aider ?
Nos regards se croisèrent. Elle posa une main sur mon épaule et la serra fort, assez pour me faire mal, mais je ne me dégageait pas.
— Au revoir, dit-elle.
— Au revoir, répondis-je.
Pour une fois, j'étais heureux de ne pas utiliser le langage des loups. Je n'aurais pas eu envie d'entendre l'échos d'un adieu dans son salut.
Elle hocha résolument la tête et me lâcha. Elle tapota l'épaule de Neige, salua Eliope et adressa un regard sévère à Khany, qui lui tira la langue. Elles avaient probablement eu une discussion sans nous au sujet de la bataille.
Enfin, ma maîtresse d'arme se retourna et rentra dans sa chambre, qu'elle verrouilla à clef. Les jumeaux dormaient probablement encore. Tant mieux, je n'aimais pas dire au revoir.
— Allons-y, soupira Eliope. Il n'y a plus de temps à perdre.
Nous prîmes l'ascenseur – cette création maudite – pour descendre jusqu'au rez-de-chaussée, où nous trouvâmes Dana, en armure complète, en train de patienter. Elle avait bien plus fière allure en guerrière qu'en dame de la cour, même si elle était probablement aussi redoutable dans les deux costumes.
— Jédima arrange quelques détails avec les différentes troupes, nous lança-t-elle en nous voyant approcher. Nous allons la retrouver au bout des jardins, à la tête du plus gros de l'armée. Suivez-moi.
Sans attendre d'assentiment, elle se retourna et commença à marcher, le fourreau de son épée battant contre sa cuisse. Nous l'imitâmes sans parler.
L'atmosphère était incroyablement lourde dans les jardins, sombre et silencieuse, comme le calme précédent un immense orage. Les gens qui n'allaient pas se battre, blessés, trop vieux, trop jeunes ou malades, nous regardaient passer en silence depuis leurs tentes de fortune, leurs yeux luisant de peur ou d'espoir. Beaucoup s'attardaient sur Neige ou moi et j'entendis chuchoter, avec un respect aussi profond qu'étrange, « le Sorcier Rouge et le Loup Blanc ».
J'aurais voulu leur dire que nous n'avions que seize ans, que nous étions terrifiés et que nous n'avions aucune idée de ce que nous étions en train de faire, mais quelque chose me disait que ce n'était pas une très bonne idée.
Au fur et à mesure que nous avancions à travers les jardins, dépassant les fontaines éteintes et les statues aux regards tristes, les réfugiés se multiplièrent et changèrent de visage.
Dix minutes plus tard, nous traversions une foule d'hommes et de femmes armés jusqu'aux dents d'épées, de dagues, d'arcs, d'arbalètes, de bâtons de bois ou de couteaux de cuisine. J'entendis de nouveaux nos surnoms se propager, comme une étincelle courant sur des branches sèches... Le Sorcier Rouge et le Loup Blanc. Le Sorcier Rouge et le Loup Blanc...
Nous longeâmes plusieurs parterres de fleurs écrabouillées avant de rejoindre enfin Jédima, debout devant la muraille. Le ciel rougissant jetaient des éclats sanglants sur son armure polie. Elle avait l'air moins à l'aise que Dana dans son costume de fer, mais son diadème et sa posture rattrapait en majesté ce que son allure raide lui faisait perdre.
Elle nous regarda approcher avec gravité, puis hocha la tête et dit :
— Il est l'heure.
La foule groupée derrière nous retint son souffle.
Mon sorcier inspira et posa sa main sur la muraille. La pierre s'ouvrit sans protester sous la pression de ses doigts, comme le reflet d'une eau troublée.
Une minute plus tard, une énorme brèche s'ouvrait devant nous, laissant apercevoir quelques maisons et, par-dessus les toits, les branches hautes de la forêt.
Dans un silence de mort, Jédima avança, suivit de Dana, d'Éliope, de Neige et de moi. Après quelques secondes d'hésitation, Khany nous emboita le pas et les réfugiés l'imitèrent, peut-être rassurés par la présence d'une des leurs.
Au premier pas dehors, nous nous trouvâmes assaillis par les sons et les odeurs que la muraille ensorcelée tenait à l'écart du palais. La cendre, la chair et la pierre brûlée, le métal chaud, la sueur et la peur... Des cris lointains résonnaient avant de s'effacer, laissant la place aux grondements des incendies. Des images de chasses me revinrent en mémoire – des mauvaises chasses, celles où la Meute s'était heurtée à des ennemis trop nombreux ou trop déterminés à défendre leur territoire.
— Neige ? m'inquiétai-je en le voyant ralentir.
— Comment les choses ont-elles pu basculer si vite ? me demanda-t-il. Deux jours plus tôt, Solaris était encore normale...
Je sentais l'angoisse dans son esprit traversé de questions lancinantes : et si tout était toujours sur le point de se détruire, de disparaître sans prévenir ?
— Rien n'est permanent, répondis-je doucement. Il n'y a que les humains qui se laissent berner par l'apparente solidité des choses. Et puis, si un arbre géant s'effondre, ça peut paraitre brutal, mais ça veut généralement dire que des termites l'ont infecté et grignoté comme des petits biscuits – tu sais, ceux qui ont des petites baies trop bonnes dedans. Je suis sûr que c'est pareil avec Solaris. Cet endroit est malade et les gens ont ignoré les symptômes au lieu de les soigner, alors forcément, il meurt.
Il hocha pensivement la tête.
— Ils auraient dû virer les Héritiers dès le début, comme Carol, plutôt que laisser leur idéologie se répandre...
— Ouais, ce sont des sales termites.
Il rit doucement et glissa sa main dans la mienne. J'entremêlai nos doigts en lui souriant, même si je me sentais tout sauf léger. L'arrière-goût métallique du combat et de la violence s'était insinué dans ma bouche comme dans mes pensées, me faisant vibrer tout entier. Je mourrais d'envie d'agir. Tasha avait raison : j'avais l'âme d'un guerrier.
Nous traversâmes une dizaine de rue désertes, presque intacte. Sekoff n'avait pas frappé dans ce quartier, mais ses habitants s'étaient tout de même réfugiés dans l'enceinte du palais.
Puis nous atteignîmes la forêt. Son chant meurtri par la proximité de la citée m'enveloppa comme les bras perdus de ma mère, me soufflant au creux du cœur que j'étais ici chez moi et qu'il aurait suffi d'un pas pour retrouver, enfin, ma splendide liberté.
Pas encore, soufflai-je au vent, aux feuilles et à la terre molle sous mes pas. Pas encore... Ma Meute a besoin de moi.
Concentré sur mon environnement, j'aidai Neige à enjamber les racines traitresses et les flaques suintantes de déchets. Solaris empoisonnait décidément tout ce qu'elle touchait, qu'il s'agisse des humains ou des lieux.
Jédima ouvrait la route avec difficulté, les yeux rivés sur une sorte de cercle à l'aiguille tournante. En d'autre circonstances, sa difficulté à avancer dans les fourrés m'aurait parue hilarante, autant que les jurons qui retentissaient dans mon dos lorsque les braves soldats de la liberté se prenaient un arbre en pleine face. À se demander comment l'espèce humaine avait survécu si longtemps.
Le plan consistait à longer la ville à couvert de la forêt pour atteindre l'arrière du manoir de Sekoff. Seul, j'aurais probablement mis moins d'une heure. Avec les troupes, nous mîmes trois heures.
Trois heures entières.
Trois putains d'heures.
— Ne sois pas vulgaire, mon loup, souffla Neige dans mon oreille.
— Je n'ai rien dit.
— Tu l'as pensé assez fort pour que je l'entende.
— Oui, eh bien, si on n'a plus le droit de penser ce qu'on veut maintenant... grommelai-je en croisant les bras.
Je n'osais même pas jeter un regard en arrière, sachant déjà que j'allais trouver des troupes crottées jusqu'à la tête, couvertes de bleues et de griffures.
Ma fourrure de loup était, évidemment, immaculée.
Enfin, Jédima s'arrêta, discuta quelques minutes avec Éliope, dont les habits propres témoignaient de son passé de voyageur, et obliqua en direction de la citée. Je fis quelques adieux rapides à ma belle forêt, lui promettant de la retrouver pour de bon dès que je le pourrais. Ma main traina sur l'écorce d'un arbre, dont le contact rugueux me caressa agréablement la peau.
En tournant les yeux, je m'aperçus que Neige me regardait tristement, mais il détourna la tête avant que j'aie pu lui poser de question et je n'insistai pas.
Nous franchîmes enfin l'orée.
Le manoir de Sekoff n'était pas difficile à repérer : nous nous trouvions en haut d'une pente raide, et, à quelques centaines de mètres en contrebas, il occupait facilement l'espace d'un quartier entier. Moins haut que celles du château, mais tout aussi prétentieuses, ses tours grises s'élevaient en piques agressives vers le ciel chargé de nuages. Elles étaient quatre, disposées en carrée aux coins d'un rectangle percée de centaines de fenêtres.
Les toits de la bâtisse étaient presque invisibles sous la masse de chats et d'oiseaux qui patientaient sans bruit, sans bouger, couvrant les tuiles d'un manteau bariolé. Je ne pouvais les distinguer clairement, d'ici, mais je devinais sans peine les colliers noirs qui leur serraient la gorge.
Les jardins qui entouraient le bâtiment étaient encore pires que ceux du palais. Tous les bosquets avaient été coupés, taillés au millimètre près pour former le motif répété à l'infini d'un flocon de neige stylisé.
Au centre de chacun de ces symboles, une masse noire, assez haute pour atteindre les fenêtres du premier étage, patientait sans bouger. Les fameuses tours dont Neige devait s'occuper.
Il s'agissait de drôles de cônes hérissés de tubes, que j'aurais probablement trouvé amusant s'ils n'avaient pas été conçus pour tuer. Les engins étaient séparés par des rangées d'esclaves parfaitement immobiles, comme autant de statues sinistres. Je ne pouvais distinguer leur visage d'ici, mais leurs silhouettes trop figées m'angoissaient.
— Quand est-ce que les autres lanceront leur distraction ? demandai-je, crispé.
— Quand nous lanceront le signal, répondit Jédima à voix basse.
Ce qui était plutôt inutile, vu le boucan que faisaient les troupes dans notre dos. J'avais du mal à imaginer que de tels lourdauds puissent remporter la moindre bataille.
— Neige, continua la seigneuresse, combien de temps te faudra-t-il pour désarmer les machines ?
Mon sorcier ne répondit pas tout de suite, perdu dans ses pensées.
— Je ne sais pas, avoua-t-il enfin. J'ai du mal à évaluer le temps lorsque je pratique la magie. Probablement quelques minutes... Peut-être cinq ? Ou dix ? Ou quinze...
Jédima grimaça.
— Nous ferons avec.
— Mais j'ai besoin d'être plus près que cela, reprit Neige d'un ton désolé.
— Près comment ?
— Près comme... Je ne sais pas. Près. Une vingtaine de mètres ?
— C'est ce que je craignais... soupira Jédima. Et nous ne pouvons pas te laisser t'approcher seul, même avec Astre, vous vous ferez tuer. Écoutez bien. Je vais lancer le signal de la diversion. Après quelques minutes, nous commencerons à avancer. Mêlez-vous aux troupes, mais ne vous mettez pas en première ligne.
— Mais... protestai-je, irrité par l'idée de me cacher derrière qui que ce soit.
— Non. Vous êtes trop précieux. Le sort de toute la ville repose sur vous. Vous avancerez en deuxième ou troisième ligne, prudemment, et vous trouverez un endroit proche, pas trop exposé, pour que Neige puisse se concentrer. Astre, je compte sur toi pour le protéger pendant ce temps.
Je hochai vigoureusement la tête Au moins un ordre auquel j'étais prêt à obéir sans discussion.
Je guidais Neige sur le côté, un peu à l'écart, dissimulés par un bosquet. Jédima réexpliqua ses ordres à Eliope et Dana, qui transmirent aux troupes. J'aperçu Khany, sur le devant. Elle jetais des regards nerveux autour d'elle. Un éclair de culpabilité me traversa : je m'étais écarté sans la prévenir, et il était trop tard pour y retourner. Pourvu qu'il ne lui arrive rien.
Un silence relatif s'installa, le genre de silence né de l'attente et de l'appréhension. Quelques minutes seulement nous séparaient du chaos.
— Ça va ? demandai-je à Neige, qui malaxait nerveusement son chaperon entre ses doigts.
— J'ai peur, avoua-t-il. Et j'ai un très mauvais pressentiment.
— Tout va bien se passer, répondis-je en tentant de m'en convaincre aussi.
De toute façon, nous ne pouvions plus reculer.
Je promenai de nouveau mon regard en contrebas, évaluant rapidement le terrain. Des petites maisons à moitié écroulée, probablement destinées aux domestiques qui ne vivaient pas chez leur maitre, nous séparait des jardins. Je plissai les yeux. Quelque chose avait bougé sur un toit, entre le manoir et nous, quelque chose de...
Les chats. Évidement. Ces bestioles poilues avaient probablement refusé de passer par la forêt et coupé directement par les rues. Je ne l'avouerai jamais, mais à cet instant, j'étais plutôt soulagé de savoir qu'ils se battraient bien à nos côtés.
— Neige, lançai-je à mon amant, je pense que tu devrais monter sur mon dos. Nous avancerons sur les toits pendant que le gros des troupes envahira les rues.
— Mais... Et ton bras ? s'inquiéta-t-il.
— Il survivra. La blessure se rouvrira peut-être, mais elle ne sera pas mortelle. Beaucoup moins, en tout cas, que si nous passons par en bas.
Je n'eus pas besoin de préciser qu'il ne savait pas grimper. Il fit la moue.
— Je n'aime pas ça...
— Tu n'auras qu'à lui donner un nouveau baiser magique après.
Cela lui arracha un minuscule sourire, qui était déjà une immense victoire.
Je ne vis pas le signal. Je ne su jamais comment Jédima l'avait donné et, au fond, je m'en moquais. Ce qui importait, c'était le grondement soudain des pieds battant la terre et des cris enragés déchirant l'air. Nous ne pouvions voir ce qui se passait de l'autre côté du manoir, mais des éclats métalliques ponctués de petites explosions traversèrent le silence morbide de la citée blessée. L'odeur du sang s'accentua.
La bataille avait commencé.
La moitié des esclaves protégeant notre côté du manoir se raidirent brusquement, puis tournèrent tous en même temps pour se mettre à marcher. Le rythme parfaitement synchronisé de leur pas me rendait malade.
— Monte, soufflai-je à Neige en posant un genou à terre.
Ses bras autour de mon cou m'envahirent d'un sentiment de possessivité sauvage. Je serai les jambes qu'il croisa sur mon ventre en lui transmettant la masse de mes sentiments confus. Il répondit par un écho des siens, comme un baiser invisible, en posant son front contre la fourrure qui recouvrait mon crâne. Il s'appuyait presque entièrement sur ma droite, épargnant mon épaule blessée, mais je savais que cela ne durerait pas. Tant pis : la douleur était un faible prix à payer après tout, pas de quoi effrayer un loup.
Jédima commença à descendre la pente menant au manoir, sans crier ni sans lever son arme, simplement descendre, entourée de Dana et d'Éliope. Probablement concentrée pour ne pas tomber. Khany les suivaient de près, accompagné du reste des Solariens au visage tordu de peur et de colère.
Ils avaient beau tenter de rester discrets, leurs pas résonnaient dans l'air et leur avancée serait vite repérée. Mon précieux fardeau sur le dos, je dégringolai la pente à leur suite, utilisait mon élan pour sauter sur un tonneau et me propulsait jusqu'au premier toit, heureusement très bas.
Calendre était déjà là. Satané félin.
Je hochais la tête à son intention et nous nous mîmes à courir dans la même direction.
— Ça va mal, commenta-t-il en évitant une cheminée. Les autres troupes sont en difficulté. Sekoff est trop puissant. Nous devons éliminer ces machines avant que...
Une rafale d'explosions sèches déchira l'air, suivit de cris de peur et de douleur. Neige serra un peu plus fort ses bras, juste assez pour ne pas m'étrangler. Je ne lui demandai pas de les relâcher, il avait autant besoin de ce réconfort que moi.
À la cacophonie ambiante s'ajouta petit à petit des concerts de feulements, d'ailes froissées et d'aboiements enragés. Les animaux qui occupaient les toits du manoir étaient partis à l'assaut et partout autour de nous des chats sans colliers se battaient contre leurs congénères au regard éteint, tandis que des volatiles griffaient et fondaient en piqués sur les combattants.
Je crus apercevoir Riza sur ma droite, la patte levée au-dessus d'un énorme corbeau, mais nous avancions vite, tout était flou, et je devais me concentrer sur les obstacles qui se dressaient sur mon chemin. Les rues étaient entièrement comblées par les gens qui se battaient, comme des fleuves charriant des flots d'humains et de sang.
Trois énormes chats gris surgirent soudain devant nous, leurs griffes immenses raclant les tuiles en terre séchées. Des crocs argentés, démesurés, plissaient sinistrement leurs babines. Un collier noir entourait leur cou.
Calendre ne ralentit même pas : il sauta sur le premier et entra en roulé-boulé dans le second.
— Foncez ! nous cria-t-il en donnant un coup de griffes à son ennemi le plus proche.
— Calendre ! appela Neige alors que j'obéissais, sautant sans hésiter sur le toit suivant.
Calendre se débrouillerait. Nous le retrouverons après. Tout irait bien. Forcément. Forcément...
Je m'arrêtai sur le dernier toit avant les jardins et fit descendre Neige, qui tremblait légèrement.
— Vite, mon amour, lui criai-je d'un ton alarmé, nous n'avons pas beaucoup de temps !
— Mon amour ? releva-t-il en cessant soudain de trembler.
Sans répondre, je me positionnais dos à lui, les jambes légèrement fléchies, prêt à le protéger contre tout et n'importe quoi.
Le monde avait sombré dans le chaos. Ce n'était pas comme à Terdhome, où la destruction s'était incarnée en une créature, un seul point de l'univers, non, ici la ville entière avait basculé, emportant avec elle les humains et les animaux, les hommes et les femmes qui hurlaient en se frappant et s'entretuant dans les rues, brisant des portes et des vitres, piétinant ceux qui étaient tombés et ne se relèveraient plus. Les chats, dispersés un peu partout, griffaient et mordaient, éborgnant indifféremment les félins et les autres espèces, secondés par des nuées d'oiseaux et de chiens galeux qui, même abattus, continuait de mordre leur proie. L'odeur métallique du sang était omniprésente, concentrée jusqu'à la nausée.
Une main surgit au bord du toit. Je brandis la dague de Tasha, prêt à me battre contre n'importe quoi.
Une deuxième main s'accrocha aux tuiles, soulevant sans effort un corps maigre. Il s'agissait d'une femme échevelée, vêtue d'une pauvre tunique déchirée, qui, tout en restant accroupis, leva sur moi des yeux vides d'émotions. Un collier noir tranchait la pâleur de son cou. Elle se releva en contractant ses muscles. Deux lames courbées jaillirent le long de ses avants bras.
Un battement de cœur plus tard, elle se précipita sur moi, ses lames en avant.
Réagissant à l'instinct, je lançai mon poignard. À cette distance, je n'aurais pu la manquer.
Elle s'effondra sur le dos, le manche dépassant d'entre les deux yeux.
Le cœur battant à toute allure, la gorge serrée, je me penchai au-dessus d'elle pour récupérer mon arme.
— Pardon, soufflai-je en arrachant la lame dans un chuintement. Pardon...
Cette femme était innocente. Je ne voulais pas lui faire de mal. Mais entre Neige et elle... Avais-je le choix ? Un loup tue pour sa Meute. Un loup ferait n'importe quoi.
Je me replaçai devant mon sorcier, plongé dans une transe magique, et attendit le suivant.
Il ne tarda pas, hélas : un autre bras dépassa du mur, sur ma droite. Je bondis dans sa direction et décochai un coup de pied dans la mâchoire de l'esclave qui tentait de grimper. Il tomba en arrière sans un cri et la foule furieuse l'engloutit.
Je n'eus pas le temps de me féliciter : deux autres venaient de surgir de l'autre côté du toit. Et Neige était toujours concentré, vulnérable...
Ceux-ci avaient des bras qui tiraient des projectiles, comme Joan. Je me baissai instinctivement pour éviter la première slave et en poussait un par-dessus bord. Il voulut s'agripper à moi en tombant, mais un coup de pieds dans la poitrine le délogea.
Le deuxième avançait vers Neige, son bras sans main pointé en avant.
— Certainement pas ! rugis-je en lui sautant sur le dos.
Mon poignard s'enfonça dans sa nuque. Je laissai son corps lourd s'effondrer à mes pieds et reprit ma posture défensive en tentant de rester concentré.
Pardon, murmurai-je tout de même au visage fixe, presque surpris, qui me dévisageai.
J'allais me retourner vers Neige pour m'assurer qu'il allait bien lorsqu'il émit un bruit étrange, comme un profond soupir, et souffla :
— Attention.
Je me souvins in extremis de ce qui était arrivé lorsqu'il avait désactivé les colliers au bal et fermai les yeux. Même à travers mes paupières closes, je pus voir le flash de lumière qui transperça les airs, suivit d'un vrombissement que je sentis physiquement picoter ma peau.
Un silence de mort suivit la lumière.
Je rouvris les yeux et me tournai immédiatement vers Neige, allongé sur le côté. Son chaperon s'était défait, exposant son visage à la lumière du soleil et ses paupières papillonnaient, comme s'il avait du mal à rester éveiller.
— Je vais bien, souffla-t-il en me voyant me pencher vers lui. J'ai... je... plus d'énergie...
— Je vais te sortir de là, lui promis-je en me relevant pour observer les alentours.
Une terreur glacée me transperça.
Sur les toits voisins, dans les rues ou même dans les jardins, tous les esclaves de Sekoff avaient les yeux fixés sur moi – ou plutôt, sur la forme inanimée de Neige.
Puis quelqu'un bougea et le mouvement reprit brusquement, comme pour rattraper les secondes perdues. Les tours meurtrières ne tiraient plus. Les rebelles en profitèrent pour se précipiter dans les jardins en poussant des hurlements de victoire, comme si tout était terminé.
Mais les esclaves qui nous entouraient avait toujours les yeux fixés sur nous.
Paniqué, je soulevai Neige, le jetai sans cérémonie par-dessus mon épaule et me précipitai vers le toit voisin.
Une ombre fondit sur moi, une forme mouvante composée de dizaines, de centaines d'ailes et de becs croassant. Une nuée de corbeaux. Je les sentis griffer mon visage, ma poitrine et mon épaule, seulement arrêtés par le cuir de ma fourrure.
Je plongeai en avant en me débattant comme je le pouvais, tranchant, agitant ma dague dans tous les sens pour trancher un passage dans la chair des volatiles possédés.
Je réussis à sauter sur le toit voisin, mais je sus aussitôt que je n'irais pas plus loin. Des bras jaillissaient déjà de partout, tout autour de nous.
Je posai Neige et l'enjambai pour me tenir au-dessus de lui alors que nos ennemis se hissaient à notre hauteur, lentement, surement, les yeux vides et les gestes parfaitement synchronisés. Ils commencèrent à se rapprocher, comme un étau se refermant sur sa proie.
Je serai les doigts sur mon poignard, douloureusement conscient que ce ne serait pas assez.
Mon cœur battait trop fort dans ma poitrine, envoyant dans chacun de mes membres des ondes à la fois brûlantes et glacées.
Nous étions perdus.
Une silhouette se détacha du lot. Un homme immense, trapu, aux épaules deux fois plus large que sa tête. Sa peau était entièrement métallique. Il était beaucoup, beaucoup plus grand que moi, si bien que lorsqu'il avança, son ombre me submergea entièrement.
Il leva le bras.
Ma dernière pensée fut pourNeige, que j'avais encore échoué à protéger
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