Avant l'orage
*Arrive en douce, pose le chapitre qu'elle aurait du publier la semaine dernière et repart en courant*
Le superbe fanart en media a été fait par Je.fais.que.passer !!
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Neige
Astre et moi nous trouvions debout au sommet de la muraille, à l'ouest du palais, les yeux perdus dans l'immensité de la grande forêt. Quelques rues, à peine, nous séparaient de l'orée.
Mon loup la contemplait silencieusement depuis de longues minutes, son cœur se languissant du chant familier des arbres et de la liberté. Son air nostalgique me faisait mal.
- Nous y retournerons bientôt, lui promis-je. Dès que Joan sera remise et Sekoff calmé...
Il soupira et se frotta les yeux, visiblement fatigué.
- Et après, Neige ? demanda-t-il sans quitter l'horizon des yeux. Tasha, Joan, Khany et les jumeaux ne peuvent pas vivre dans les bois. Tu ne peux pas vivre dans les bois. Pas éternellement... Les choses semblaient si simple quand nous étions petits. Tu étais humain et moi loup. Tu vivais dans une maison toute l'année, j'habitais dans une forêt et bougeais avec la Meute. Ça n'avait pas d'importance à mes yeux. Je ne pensais pas... Je ne pensais pas que cela pourrait nous diviser un jour.
- Ne dis pas de bêtises, le rabrouais-je en passant mon bras sous le sien. Rien ne nous divisera. Nous avons tout le temps de trouver une solution. Peut-être vivrons-nous une part de l'année dans une cabane comme celle de Solana, peut-être continuerons-nous à nous déplacer... Nous verrons !
Il tourna enfin la tête vers moi et me sourit tendrement. Mon cœur se réchauffa un peu.
- C'est vrai, admit-il. Mais pour le reste de nos amis humains...
- Nous verrons, répétai-je. Nous avons assez de soucis dans le présent, inutile de s'encombrer de ceux qui ne sont pas encore là.
Il parut surpris, puis amusé.
- Et dire que maintenant, c'est toi qui me pousses à me concentrer sur le présent ! Le monde tourne à l'envers !
Je pouffai alors qu'il dégageait son bras pour le passer autour de ma taille. Il était torse nu sous la fourrure que je lui avais offerte, ce que j'appréciai tout particulièrement. Ma tête tomba sur son épaule. Il sentait toujours la forêt, quelle que soit la distance qui l'en séparait, un mélange de grand air et de feuilles mouillées, de terre, de mousse et de nature sauvage.
Nous restâmes de longues minutes ainsi, sans parler, baignés dans la chaleur de ce simple contact. Son pouce dessinait des ronds sur ma taille.
Je ne comprenais pas comment sa seule présence pouvait me faire autant de bien. Je l'aimai si fort, si entièrement, que j'avais parfois l'impression que mes sentiments étaient trop grands pour une seule personne, qu'ils n'attendaient qu'un regard, un geste, pour déborder de mon cœur et me submerger complètement. Savoir qu'il m'aimait aussi, de la même façon, suffisait à me baigner dans une douce euphorie. Le monde pourrait bien s'écrouler, si Astre était avec moi, je ne serais jamais entièrement malheureux.
Au bout d'un moment, un pas feutré me fit baisser les yeux. Un chat inconnu se trouvait à mes pieds, le poil raz, l'oreille coupée. Un des compagnons de Riza. Nous avions jeté une échelle jusqu'au bas de la muraille, afin qu'il puisse nous atteindre.
- Un autre groupe arrive, commenta le félin en s'étirant. Une cinquantaine. Ils seront là dans une demi-heure maximum.
Je hochai la tête. Astre, qui avait toujours une aversion marquée pour la gente féline, lui adressa un regard mauvais.
- Il reste encore beaucoup de groupes ? demandai-je en gardant un œil sur mon loup, histoires qu'ils ne commencent pas à se chamailler tous les deux.
- Aucune idée, blondinet, rétorqua l'autre. C'est pas moi qui mène la danse. Riza m'a dit que je pourrais m'arrêter pour grailler quelque chose en passant. Permettez ?
Sans attendre notre avis, il se dirigea vers l'escalier qui descendait à l'intérieur de la muraille et disparu.
- Je t'en ficherais des « blondinets », grommela Astre en donnant un coup de pieds dans un caillou invisible.
Je levai les yeux au ciel.
- Pourquoi parviens-tu à supporter Riza, mais pas le reste de ses compatriotes ?
- Je l'aime bien parce que la première chose qu'elle a fait lorsque nous nous sommes rencontré, a été de clouer le museau de Calendre.
Je soupirai en secouant la tête, amusé malgré moi. J'aurais dû m'attendre à une réponse pareille.
- Tu les vois ? demandai-je en scrutant les environs.
Cela faisait des heures que nous étions perchés sur cette muraille, guettant les groupes de réfugiés à mettre à l'abris dans l'enceinte du château. Nous ne voyions pas grand-chose de la ville depuis notre position, mais des colonnes de fumée grimpaient sans discontinuer derrière le palais, tranchant le ciel gris de cicatrices plus sombres.
Les chats avaient été extrêmement efficaces. Depuis notre « prise de poste », ainsi que l'avait appelé Jédima, j'avais ouvert la muraille pour une douzaine de groupes. Ils s'étaient installés dans les jardins en plantant des tentes improvisées ou directement dans le palais, désormais vidé de toute noblesse.
Une étrange atmosphère régnait sur les lieux. La situation était si surréaliste que les gens la vivaient comme dans un rêve - ou un cauchemar -, improvisant au fur et à mesure sans trop oser protester. Solaris était en feu, mais l'intérieur du palais était calme, les bruits de l'extérieur stoppés par les charmes posés sur la muraille. Les oiseaux chantaient. Le vent agitait doucement les fleurs du jardin. Les domestiques allaient et venaient à leur guise, vêtus de vêtements et de bijoux chapardés dans les affaires de leurs maîtres. Les enfants jouaient dans les fontaines. Les blessés s'alignaient dans la salle du bal, que j'apercevais d'ici. Une odeur de cendre saturait l'air.
Des esclaves passaient régulièrement me voir pour que je les délivre de leurs bracelets de servitude. Certains me demandaient si je pouvais effacer aussi leurs cicatrices, ou quelques horribles marques au fer rouge, contre lesquels j'étais hélas impuissant.
Je pensais qu'ils en profiteraient pour s'échapper ou se mêler aux réfugiés, mais beaucoup d'entre eux continuaient à travailler de leur propre volonté, afin d'organiser un ravitaillement et distribuer des produits de première nécessité aux plus nécessiteux. Khany, qui était passé nous voir avec Démonède, m'avait expliqué que c'était la première fois que les esclaves avaient l'impression de faire quelque chose qui importait vraiment, quelque chose qu'ils avaient eux-mêmes choisit. La première fois que leurs savoirs et leurs compétences aidaient des personnes de leur rang.
Je l'avais laissé partir sans commentaire. J'espérai simplement que Jédima ne tenterait pas de les enchaîner de nouveau lorsque tout serait terminé.
- Regarde, souffla Astre, me sortant de mes pensées.
Je tournai mon regard dans la direction indiquée. Des gens sortaient de la forêt, des hommes et des femmes portant des enfants et des blessés.
J'inspirai profondément et réveillai mon étincelle. À force, je commençai à bien connaître la muraille, qui s'ouvrit sous ma suggestion comme un simple rideau.
Les réfugiés s'arrêtèrent quelques instants devant l'entrée, hésitant à franchir les murs qui leur avait toujours été interdit. Astre leur cria de se dépêcher, les incitant enfin à bouger.
Inquiet, je surveillai l'avancée de la petite procession. Pour le moment, Sekoff n'avait rien tenté contre nous, soit parce qu'il ne savait pas que nous ouvrions régulièrement la muraille, soit parce qu'il était concentré sur plus urgent. Mais s'il décidait d'attaquer maintenant...
- Bon sang de bonsoir, grogna quelqu'un dans mon dos. Personne n'a pensé à installer d'ascenseur sur ce stupide mur ?
Nous nous retournâmes d'un bon. Éliope, à bout de souffle, surmonta héroïquement la dernière marche.
- Raaaah, enfin ! lâcha-t-il en prenant appuie sur un créneau, le poing serré sur sa hanche. Oh, salut les garçons ! Vous savez que vous avez l'air fichtrement impressionnants, vu d'en bas, Neige avec ton chaperon rouge volant dans le vent et Astre ta fourrure de loup blanc ? Sans compter le côté « ouverture magique de muraille », évidemment.
- Je n'arrive pas à comprendre s'il s'agit d'un compliment ou non, répondit Astre en plissant les yeux. Insinues-tu que nous ne sommes pas impressionnants vu d'ici ?
Éliope ouvrit la bouche. La referma. Et tendit le paquet qu'il avait transporté jusqu'ici.
- J'ai apporté des biscuits.
Excellente distraction, m'amusai-je en voyant Astre oublier instantanément sa vexation pour se jeter sur sa proie. Il apprend vite.
Éliope avança vers moi et se pencha au-dessus de la muraille pour voir les réfugier avancer en procession.
- Ils devraient se dépêcher, remarqua-t-il, où ils vont se faire tremper par la pluie.
En levant les yeux, je me rendis compte que les nuages étaient si bas qu'ils formaient comme une lourde couverture sur la citée. L'orage ne tarderait effectivement pas à éclater.
- Che n'ai chamais vraiment vu la pluie, commenta distraitement Astre, la bouche pleine, en levant le nez à son tour.
Nous lui jetâmes un regard stupéfait.
- Quoi ? protesta-t-il en avalant. La Meute se déplaçait toujours avant le début de l'été ! Je connais la neige, mais les seules fois où j'ai vu la pluie, j'étais en train de me noyer dans le lac de Terdhome ou de m'enfuir d'un convoi d'esclavagistes ! Je me demande ce que ça fait vraiment...
Je souris en l'imaginant courir la bouche ouverte et sauter dans les flaques.
- Je suis sûr que tu aimerais.
Il hocha songeusement la tête, prit un autre gâteau et me tendit le sac.
- Tu en veux ?
J'acquiesçai en me servant. Nous n'avions pas mangé grand-chose aujourd'hui et j'avais besoin de prendre des forces. Surtout après nos « exercices » matinaux, que je ressentais toujours dans mon fessier et mon épaule, où mon loup m'avait mordu. Il s'était fondu en excuses lorsqu'il avait aperçu de la marque qu'il avait laissée, mais je lui avais avoué que je l'aimais bien. Porter la trace de son désir me faisait inexplicablement plaisir.
En contrebas, le dernier réfugié franchis la muraille. J'inspirai et mobilisai mon étincelle afin de refermer le mur juste derrière lui, ce qui le fit prendre ses jambes à son cou. Les gens s'effrayaient vraiment d'un rien.
- Quelles nouvelles ? demandai-je à Éliope en arrachant un deuxième biscuit des mains de mon loup glouton.
- Sekoff a entièrement prit possession du port, nous apprit diligemment le troubadour. Il y a installé une sorte de petite tour métallique qui tire sur tous ceux qui s'approchent. Heureusement, Riza a réussi à rapatrier quasiment toute la guilde des marchands, qui siégeait là-bas. Jédima est en pourparlers avec eux en ce moment, dans la salle du trône. Calendre avait raison en tout cas, les gens sont si furieux, choqué et dépaysés qu'ils sont tout à fait prêts à oublier qu'ils détestent l'aristocratie pour remettre leur destin entre les mains de Jédima, qui leur promets la fin de Sekoff et un avenir radieux.
J'hésitai quelques instants avant de poser la question qui me taraudait depuis le matin.
- Va-t-elle respecter ses promesses ? Réponds honnêtement, Éliope, s'il te plait. J'ai besoin de savoir. Les esclaves que je délivre aujourd'hui se retrouveront-ils de nouveau en cage dès que Sekoff sera vaincu ?
Il soupira.
- Jédima pense d'abord à elle et aux gens qu'elle veut protéger, c'est-à-dire Dana et moi. Elle n'est pas cruelle, mais très...
- Égoïste ? proposa Astre.
- Oui, avoua le troubadour. Et opportuniste. Mais ce n'est pas comme si cela la dérangeait de libérer les domestiques ou de favoriser le peuple, au fond, elle s'en fiche un peu. Elle n'est pas aussi attachée aux rangs sociaux et à sa supériorité que Sekoff et la plupart des aristos, qui seraient prêt à crever que laisser quiconque toucher à leurs privilèges. Tant que quelque chose lui profite, elle est prête à l'essayer. Si cela signifie aider les Solariens en instaurant un régime plus juste, elle le fera certainement. Elle sera même prête à nommer de nouveaux ministres dans le peuple si l'occasion se présente, ce qui lui offrirait une cour non hostile à sa présence pour la première fois de son existence. Je ne peux pas te faire de promesse, Neige, mais je pense qu'elle ne reviendra pas sur les décisions qu'elle prend aujourd'hui.
Je ne sus que répondre. Quelqu'un qui faisait le bien par opportunisme était-il une bonne personne ? Cela valait probablement mieux que l'inverse...
- Je ne comprends pas, avoua Astre. Pourquoi restes-tu avec elle ? Ça doit être épuisant de fréquenter quelqu'un de si égoïste.
Je grimaçai devant son habituelle franchise, mais le troubadour, heureusement, se contenta de rire.
- Elle n'est pas comme ça dans notre trouple, lui assura-t-il. À ses yeux, c'est « nous contre le reste du monde » et... Pardonne-moi si je me trompe, mais je n'ai pas l'impression que tu sois si différent. Tu étais prêt à nous abandonner pour partir avec tes amis ce matin, non ? Tu serais prêt à tuer n'importe qui qui poserait la main sur Neige, n'est-ce pas ?
- Évidemment, répondit mon loup, mal à l'aise. Mais...
- La différence, intervins-je en glissant ma main dans la sienne, c'est que s'il avait la responsabilité d'une ville, ou d'une Meute, il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour rendre le plus de gens possible heureux.
Astre me sourit de tous ses crocs, visiblement touché. Éliope hocha la tête, songeur.
- D'ailleurs, continua mon loup, qui avait décidément décidé d'oublier le peu de tact que je lui avais inculqué, Dana et Jédima se sont-elles mises ensembles aussi, finalement ? Je parie que oui.
Éliope sourit d'un air mystérieux en s'étirant.
- Puisque nous en parlions, lâcha-t-il l'air de rien, Jédima vous demande de rentrer. Je pense qu'ils ont décidé d'un plan et voudrait vous demander votre avis.
- Nous ne parlions pas du tout de ça ! s'indigna Astre. Nous disions...
- Nous arrivons, le coupai-je en posant une main sur son bras.
Il me renvoya une moue boudeuse, comprenant enfin qu'il était trop indiscret, mais dépité de devoir lâcher l'affaire.
Éliope jeta un coup d'œil sur l'escalier descendant et grimaça imperceptiblement.
- Qu'est-ce qu'il a ? s'étonna Astre dans mon esprit.
- N'oublie pas qu'il est resté prisonnier de Morigane pendant plus d'un an, répondis-je tristement. Il n'a pas dû faire beaucoup d'exercice entre temps...
- Je lui propose de l'aider ?
J'hésitai, puis secouai la tête en signe de dénégation. S'il n'avait pas l'air sur le point de se blesser et qu'il ne demandait rien, mieux valait épargner sa fierté.
Une demi-heure plus tard, nous atteignîmes la salle du trône, où une grande table carrée avait été installée. Elle était couverte de cartes, de papiers griffonnés et d'objets abandonnés à côté de restes de nourriture. Calendre et Riza étaient assis dessus, en pleine discussion à voix basse. Jédima et Dana discutaient âprement d'un point avec un vieil homme vêtu d'une tunique en cuir. Un pansement lui recouvrait le côté gauche de la tête. Une vingtaine d'autres personnes dépenaillées parlaient ou réfléchissaient, debout ou sur des chaises.
- Des chefs de guildes, souffla Éliope à mon oreille. Pas d'esclavagistes, ceux-là se sont tous rangés du côté de Sekoff. Ce qui est pratique, puisque, du coup, tous les esclaves nous rejoignent...
Jédima releva la tête en le voyant approcher et souris. Il traversa la pièce, posa une main sur sa hanche et l'embrassa chastement. Il y eut quelques hoquets de surprise ici et là, mais la plupart des visages n'affichaient aucune hostilité.
Ceci fait, il alla se placer à côté de Dana, qui passa un bras autour de sa taille d'un air satisfait. J'étais content pour eux, malgré tout ce qui nous arrivait.
- Neige, Astre, entrez je vous prie, lança cérémonieusement la seigneuresse en nous voyant toujours sur le seuil.
Tous les regards se tournèrent dans notre direction et le silence se fit.
Vaguement intimidé, j'avançais à l'intérieur, la main d'Astre dans la mienne. J'ignorai ce qu'ils voyaient en nous, mais ils s'écartèrent instinctivement pour nous laisser passer.
- Qu'avez-vous décidé ? demandai-je nerveusement en tentant de rester focalisé sur Jédima.
- Nous mèneront une attaque demain à l'aube, répondit-elle gravement. Nous ne pouvons pas laisser Sekoff gagner plus sur le terrain.
- Mais... La nuit est déjà presque tombée, fis-je remarquer. Aurons-nous le temps de préparer tout le monde ?!
- Vous avez raison, Sorcier, intervint une voix, mais nous n'avons pas le choix.
Je me tournai. Une vieille dame venait de prendre la parole. Sa chemise portait un écusson brodé d'une paire de ciseau. Une couturière ?
- Sekoff a enlevé beaucoup des nôtres durant l'attaque, reprit-elle, la voix légèrement tremblante. Il les a emmenés dans son manoir. Je ne sais pas quelle expérience malade il va tenter sur eux, mais...
- Nous les délivrerons avant, lui assura Astre d'une voix si certaine que le doute ne semblait pas permis. Ne vous en faites pas. Nous attaquerons demain, à l'aube, nous lui arracherons la tête et nous la jetterons aux corbeaux.
- Astre ! m'exclamai-je dans son esprit, choqué.
Il m'envoya un regard surpris, ne comprenant pas ce qui me gênait. Je faillis faire une remarque, mais m'arrêtai. Ah quoi bon ? Il fallait que je cesse d'oublier que mon loup était un loup, et qu'il avait peut-être un grand cœur, mais que la pitié pour ses ennemis n'en faisait pas partie.
De nombreuses personnes acquiescèrent autour de nous. Quelque chose se serra dans mon ventre. Je savais que nous n'avions pas le choix, mais toute cette violence était-elle nécessaire ? Comment en était-on arrivé là ? Comment des personnes avaient-elles pu en venir à se massacrer plutôt que s'asseoir et régler tranquillement leurs différents ? C'était si terriblement absurde...
- Voici le plan, lança Jédima en désignant la table, m'extirpant de mes sombres pensées.
Sur une peau de cuir taillée en rond avaient été dessinées des rues et des bâtiments marqués de noms ou d'objet déposée sur la carte.
- Le manoir de Sekoff se trouve ici, commenta la seigneuresse en pointant du doigt un espace à droite du château. Il est entouré de jardins, qui, d'après nos éclaireurs, sont férocement gardés.
- Au moins une vingtaine de tours meurtrière, commenta Riza en tapotant des griffes sur la carte. Elles sont placées en rond autour de ce fichu manoir. Il n'y a pas de muraille, mais entre chaque tour, dix ou quinze esclaves armés ou transformés en armes. Certains ont des... des couteaux à la place des bras. D'autres peuvent lancer des projectiles, comme ceux qui ont attaqué le château hier...
Un frissonnement d'horreur traversa la salle.
- Nous n'avons pas pu aller plus loin, intervint Calendre pour prendre le relais. Nous ne savons donc pas à quoi ressemble l'intérieur, mais c'est de là que partent toutes ses troupes. Sekoff n'en est pas sorti depuis le début des hostilités. Il doit posséder un moyen de communiquer avec ses esclaves. Si nous le neutralisons, il y a des chances pour qu'ils deviennent inoffensifs.
- Neige, demanda Dana, y aurait-il moyen que tu creuses un tunnel qui arrive sous son manoir ?
Je réfléchis. Mon étincelle frémit en se mêlant instinctivement à l'essence de la terre. Je sentis le poids de la ville sur mon dos, les fondations creusant dans ma chair, et réalisai que ce serait impossible.
- Non, regrettai-je à voix haute. Les bâtiments risqueraient de s'écrouler sur nous. Je pourrais probablement y parvenir en prenant le temps d'étudier soigneusement le terrain, mais cela demanderait des jours de préparation.
Personne ne protesta, probablement peu désireux de se retrouver enterré sous des décombres.
- C'est ce que nous craignions, soupira Jédima. Nous devrons donc passer par la surface.
Elle désigna un point à la lisière des jardins de Sekoff.
- Nous enverrons quelques personnes créer une diversion à cet endroit, nous apprit-elle, pendant que le gros des troupes approchera... ici. Nous ne sortirons pas du palais par la grande porte, que Sekoff a fait piéger tout à l'heure, ni par la sortie des automobiles, mais la face nord de la muraille, que tu devras ouvrir pour nous, Neige.
- Comment cela, « piéger » ? s'étonna Astre.
- Des esclaves sont venus enterrer des boites métalliques, expliqua Calendre. Je ne sais pas ce que c'est, mais je n'ai pas envie de marcher dessus.
Je hochais la tête en frissonnant.
- Nous passerons par la forêt, continua Jédima, afin de nous approcher sans nous faire voir. Notre plus grand problème reste les tours métalliques meurtrières. Neige, nous aurons absolument besoin que tu les détruises. Est-ce possible ?
Je me plongeai de nouveau dans mes réflexions, ignorant la tension qui faisait presque vibrer l'air de la pièce. Si je disais non, je savais que tout était fichu. Ils ne parviendraient jamais à prendre le manoir. Mais en étais-je réellement capable ? Désactiver les colliers des soldats m'avait demandé une énergie folle, l'autre soir.
J'échangeai un regard avec Astre.
- Je ne sais pas si je peux le faire, avouai-je. Mais je veux essayer.
- Tu y arriveras, me répondit-il avec une certitude tranquille, comme si la question ne s'était pas réellement posée.
- Je désarmerai les tours, affirmai-je en me tournant vers Jédima.
Un soupir de soulagement traversa la salle.
- Toutefois, ajoutai-je, je ne pourrais plus rien faire d'autre après. Ne comptez pas sur moi pour la suite des évènements.
- Pourquoi ? intervint une voix hargneuse. Vous ne voulez pas vous salir les mains ? Vous en avez déjà trop fait, c'est ça ?!
Je lui jetais un regard stupéfait et empêchai in extremis Astre de sauter à la gorge du type qui venait de parler, un homme d'une quarantaine d'année aux habits luxueux et aux bajoues tombantes.
- Non, répondis-je, mais parce que désarmer une vingtaine de machines de guerre inconnue me demandera une puissance telle que je vais déjà me concentrer sur le fait de ne pas mourir, si vous le voulez bien.
Il lâcha un bruit méprisant, comme s'il ne me croyait pas, et ses voisins s'écartèrent prudemment de lui.
- Vous avez déjà tué un Chasseur, râla-t-il, n'allez pas nous faire croire que des petits tas de ferraille...
Cette fois, je ne pu rien faire. Astre sauta sur la table, la traversa en trois bonds, atterrit devant l'individu et utilisa son bras valide pour le soulever par le col.
- Si tu redis un seul mot en ma présence, gronda-t-il en collant son nez contre le sien, je t'ouvre en deux pour me nourrir de tes entrailles. C'est clair ?
Le bonhomme ouvrit la bouche. Astre lâcha une sorte de grognement sourd, animal, du fond de la gorge. L'autre ferma aussitôt les lèvres pour hocher frénétiquement la tête.
Astre le leva un peu plus haut et le lâcha. Il s'effondra sur le dallage.
Dans le silence qui suivit, un miaulement discret se fit entendre. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
Un chaton se tenait sur le pas de la porte.
- Qu'y a-t-il, Sagyr ? demanda Riza en sautant au sol.
- Un autre groupe, bégaya le félin, intimidé par le nombre d'invités. Ils... heu... Ils sont au pied de la muraille, ils ont besoin d'entrer...
- J'y vais, lui lançai-je avec un sourire que j'espérai rassurant. Jé... Dame Jédima, y a-t-il autre chose que nous devions savoir à propos de demain ?
Elle réfléchit quelques secondes.
- Non, je ne crois pas. Vous ouvrez la muraille, vous détruisez les machines, et Astre vous évacue et vous mets à l'abri pendant que nous nous chargeons du reste.
Mon loup hocha vigoureusement la tête en me rejoignant.
- Bon plan, commenta-t-il alors que je glissai ma main dans la sienne.
~
Je fis encore entrer deux groupes de réfugiés avant que Jédima envoie un messager pour nous enjoindre de nous reposer. Le plan de demain dépendait entièrement du fait que je réussisse ou non à détruire ces machines après tout, et je devais donc être en forme - ou autant que possible.
Le fait qu'une ville entière compte sur moi ne me plaisait pas. Ou, pour ne pas tomber dans l'euphémisme, me terrifiait complètement. Et si je n'étais pas à la hauteur ? Si je ne réussissais pas à détruire les engins ? Si tout le monde se faisait tuer à cause de moi et que Sekoff prenait le contrôle de la citée, réduisant des centaines de personnes en esclavage ?
- Ça va bien se passer, tenta de me rassurer Astre alors que nous finissions de grimper les marches menant à notre étage. Tu vas détruire ces bouts de ferraille en un claquement de doigt...
Je n'eus pas le temps de répondre : Tasha, qui s'apprêtait à rentrer dans sa chambre, les bras chargés de serviettes propres, nous apostropha joyeusement.
- Joan s'est réveillé !
Le visage de mon loup s'illumina immédiatement. Il me lâcha pour courir et entrer dans la pièce avant elle. Je le suivis plus posément.
Joan était allongé dans le lit, son teint incroyablement pâle jurant avec les cicatrices roses, presque rouges, qui lui striaient le cou. Elle souriait pourtant, malgré ses traits fatigués, et sourit encore plus fort lorsqu'elle vit son amie. Les jumeaux faisaient la fête en sautant à côté du lit, imités par Astre, qui frétillait presque de joie. Khany se tenait près de la fenêtre, un peu gênée. Comme moi, elle devait se sentir touchée, mais un peu étrangère à ce qui arrivait.
- Depuis quand es-tu réveillé ? demanda mon loup en lui attrapant la main. Comment te sens-tu ? Tu n'as pas trop mal ? Tu te souviens de moi, j'espère ? Tu as des blessures ? Ton bras bizarre te fait souffrir ? Tu...
- Astre, m'amusai-je en posant une main sur son épaule, laisse-là répondre.
Joan posa les yeux sur moi. Je lui trouvai un air doux, maternelle, correspondant étrangement bien à la description que mon amant m'en avait donné.
- Tu dois être Neige, dit-elle lentement. Je suis heureuse qu'Astre ait finit par te retrouver...
Je souris en glissant mon bras autour des hanches de mon loup.
- C'est bien moi. Je suis heureux de vous rencontrer aussi Joan, on m'a beaucoup parlé de vous... Merci d'avoir aidé Astre lorsqu'il en a eu besoin.
Mon loup me jeta un regard surpris, un peu touché, en se serrant contre moi. Elle sourit de nouveau.
- Il me faisait de la peine, avec ses airs de chiens battus, je ne pouvais pas le laisser seul.
- On veut dire « merci » à Joan aussi ! intervint Ned.
- Oui ! assura Tom. Ce n'est pas juste, nous aussi on a droit !
- Merci pour quoi ? soupira Tasha en levant les yeux au ciel.
Ils se regardèrent et se penchèrent l'un vers l'autre pour parler à voix basse, très vite. Joan patienta d'un air à la fois triste et attendris. Ce devait être étrange, pour elle, de retrouver ainsi la famille qu'elle avait cru perdre.
- Merci d'être en vie, statua finalement Tom d'un air grave.
Joan serra ses lèvres tremblantes et ouvrit les bras. Ils s'y jetèrent sans aucune considération pour son état.
- Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Tasha en s'asseyant au bord du lit pour poser une main sur le genou de la convalescente.
Je soupirai en me frottant les yeux.
- Nous attaqueront Sekoff demain. Je vais les aider à détruire les machines qui défendent son manoir...
- « Nous » ? releva Tasha. Moi, je ne bouge pas d'ici et il est hors de question que les jumeaux s'approchent d'une bataille. Non, Joan, toi non plus. Tu fais ce que tu veux, Neige, mais nous ne devons rien à ses gens, je ne vais pas en plus risquer ma vie...
- Oh, ça va ! criai-je, exaspéré. J'ai compris ! Nous ne leur devons rien, ils ne sont pas nos amis, ils ne font pas partie de la Meute, etc, etc, etc ! Mais Sekoff est un fou furieux qui, en ce moment-même, perpétue des expériences monstrueuses sur d'autres gens, le genre de chose qui est arrivé à Joan, et je refuse de laisser faire juste pour me mettre à l'abri ! Si nous nous contentons en permanence de sauver nos vies et celle de nos proches en fermant les yeux sur ce qui nous dérange... Alors nous laissons la possibilité aux gens mauvais d'agir et de devenir puissants et de gagner et... Et je ne veux pas de ce monde, d'accord ?! Je sais que je fais des erreurs et que je mets mes amis en danger et qu'à cause de moi ma mère et morte et tout ce que vous voulez, mais...
Ils me regardaient tous, sidérés. Je plaquai ma main contre ma bouche, les yeux soudain brûlants, et fit volte-face pour m'enfuir.
- Neige, attends !
Astre me rattrapa à l'instant où j'entrais dans notre chambre. Il ferma la porte dans son dos et m'enlaça. Je le serrai en retour et explosai en sanglots, la tête dans son cou. J'étais fatigué et j'avais peur. Je me sentais coupable, vulnérable, et certainement pas à la hauteur de ce que les gens attendaient de moi. Je voulais aider, je voulais faire une différence, mais j'étais terrifié par le prix à payer et paralysé par mes erreurs passées.
- Ça va aller, murmura Astre en me caressant les cheveux.
- Non, ça ne va pas aller ! hoquetai-je. Vous pensez tous qu'on devrait s'enfuir ! C'est comme quand le Chasseur est venu au village, je vais tous nous faire tuer en voulant rester, et...
- Mais tu n'avais pas tort, répondit-il en me serrant plus fort. À cette époque, déjà, tu n'avais pas tort de vouloir prévenir les villageois. Tu as un grand cœur, Neige, et c'est une bonne chose. Tu penses comme un humain, moi comme un loup, mais ce n'est pas grave, nous pouvons trouver un milieu. Et puis...
Je sentis qu'il hésitait, puis avoua, très très bas :
- Je pense que c'est Solana qui avait tort. Si elle savait le Chasseur proche, elle n'aurait pas dû nous laisser partir seuls au village.
Le choc de cette déclaration sécha momentanément mes larmes. Comment pouvait-il dire ça ? Comment pouvait-il insinuer que notre mère, morte par ma faute, avait tort ?
- Réfléchis, souffla-t-il avant que j'ai pu protester. Laisserais-tu les jumeaux traverser la ville en ce moment ?
- Non, bien sûr que non, mais...
- Il n'y a pas de mais. Tu n'es pas responsable de ce qui est arrivé. Et je suis fier de toi, Neige.
Je lâchai un rire étranglé. Cela me semblait la pire des absurdités. Je n'avais rien fait qui vaille la peine d'en être fier.
- Bien sûr que si, protesta-t-il directement dans mon esprit.
Il avait probablement capté l'écho de mes pensées.
- Tu te bats pour ce en quoi tu crois, mon sorcier, mon humain, mon Neige. Tu fais face à tes pires craintes parce que tu es intimement persuadé que c'est juste. Tu veux changer le monde en bien. Tu es un héros et je suis fier d'être à tes côtés.
Je le serrai de nouveau en me remettant à pleurer dans le creux de son cou. Il se pencha légèrement, comme s'il voulait me porter, mais dut se souvenir que son bras blessé ne le lui permettrait pas, alors se contenta de marcher jusqu'au lit, où il m'allongea sous lui.
- Je ne te quitterais pas, demain, me promit-il. Pas une seule seconde. Nous ferons tout ensemble.
Comme je ne pouvais m'arrêter de pleurer, il me déshabilla lentement, retira sa fourrure et son pantalon, et m'invita sous les draps. Je me blottis contre lui en attendant que mes hoquets s'espacent. Il me serra contre son torse en me caressant les cheveux.
- Tout va bien se passer, Neige, murmurait-il dans mon oreille. Je suis là. Je t'aime. Tout va bien se passer.
~
Mais c'était faux. Tout ne s'était pas bien passé.
Du tout.
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