Judicaël était là. Chevauchant Zerhig qui m'attendait en tournant au milieu de nulle part. Nous étions au milieu des nuages gris et ils se découpaient dans le décor comme deux ombres noires huileuses.

Rahelm fonça sur eux dans le mouvement de notre arrivée, tous crocs dehors dans un rugissement de rage. Zerhig plongea sur nous, ses long crocs recourbés et ses griffes déployées, dans un hurlement si strident qu'il me vrilla les oreilles.

Le corps des deux géants s'entrechoquèrent si violemment que la bulle toute entière fut ébranlée. Chacun chercha à planter ses crocs dans le cou de l'autre. Les griffes de Zerhig glissaient sur les écailles de Rahelm mais il ne tarderait pas à trouver une faille, alors que Rahelm parvint à peine à entailler son ventre.

Je m'écartais. Imité par Judicaël. Je vis ses yeux argentés me fixer avec une haine qui faisait écho à la mienne. Je n'avais jamais piloté de Dragon, je n'avais jamais combattu un autre Dragon, mais je savais comment faire. C'était instinctif, naturel. J'étais le Roi-Dragon. J'étais Rahelm et Alec dans le même temps.

Zerhig fonça sur nous avec rapidité fulgurante mais Rahelm l'évita en basculant sur le côté. Il fit volte-face et je me retrouvais un instant la tête en bas sans la moindre crainte, le regard rivé sur l'ombre noir. Je me redressais d'un coup d'elle, frôlant Zerhig, toutes griffes dehors. À son tour, il m'évita vivement avec un sifflement de rage.

Il n'avait sans doute pas prévu la queue lourde et pleine de piques de Rahelm qui s'abattit sur son crâne. Le Dragon noir fut aveuglé un instant pendant lequel mon Dragon se laissa tomber de tout son poids sur lui.L'enserrant dans ses griffes, entaillant sa peau dans un cri de douleur.

La gueule de mon Dragon manqua le cou de Zerhig de peu. Il évita souplement mes crocs et parvint à planter les siens à la jointure de l'aile, là où l'écaille était moins résistante. La douleur me déchira l'épaule avec un cri de douleur que je poussais à l'unisson avec celui, sourd et puissant de Rahelm.

Un nouveau trait de douleur me déchira le bras et je grognais avec Rahelm qui s'éloignait après avoir lâché prise. La dague lancée par Judicaël m'avait entaillé le bras suffisamment profondément pour que la douleur s'élance. Le connard.

Il voulait jouer à ce jeu-là ?

On allait jouer.

Rahelm battit maladroitement des ailes, verticale et immobile dans le ciel de nulle-part, prêt au combat. Il observait Zerhig comme j'observais Judicaël. Sa blessure le gênait pour rester immobile et tourner, le sang gouttait et je contemplais un instant les gouttes rouge écarlate tomber dans le ciel gris.

Je posais ma main sur l'écaille de Rahelm. Je lui faisais confiance. Il était moi. J'étais lui. Nous étions un.

Les mains serrées autour de mon épées, je basculais en arrière. Je glissais sur le dos de mon Dragon, encadré par les pics qui me faisaient un couloir serré, me dirigeant droit vers sa queue et vers le vide. Mon cœur battait à toute vitesse, mon sang bouillonnait, mes doigts tremblaient. Pas un moment, je ne doutais. J'avais rêvé de faire cette connerie toute mon enfance, j'avais bien l'intention d'essayer avant de mourir.

Mes pieds atterrirent sur la queue écarlate étroite et dure, qui me balança immédiatement en direction de Zerhig. Je me tendis, fendant l'air qui sifflait autour de moi. La silhouette de Zerhig se rapprochait de plus en plus.

Rahelm profita de la surprise et du regard qu'il m'accorda pour plonger sur lui. Ses crocs se refermèrent sur son aile tandis que sa patte arrière m'attrapait au vol. Zerhig poussa un cri de douleur qui me déchira les tympans et mon épée décrivit un arc-de-cercle, faisant jaillir un sang noir et épais de sa patte.

Le Dragon rouge s'écarta avant que l'ennemi ne puisse réagir et je contemplais le visage déformé de rage de Judicaël. Debout dans la patte de mon Dragon, ses pattes refermées autour de moi comme une coquille, j'étais invincible.

Je me dépêchais de me hisser et de grimper. Judicaël profita de mon escalade pour foncer sur nous en hurlant de rage. Rahelm l'évita de justesse alors que je venais d'empoigner les pics de son dos, manquant de me désarçonner.

Je jetais un regard par-dessous mon bras. Judicaël avait dégainé son épée, Zerhig nous poursuivait tandis que Rahelm plongeait de nouveau pour l'éviter. L'aile blessée du Dragon noir le gênait pour tourner, mais nous étions dans le même cas. Ce fut une partie interminable de plongeons et de pirouettes, des griffes et de crocs, sans que personne ne parvienne à toucher personne, tandis que je me calais à l'arrière du dos de mon Dragon.

Il plongea si brusquement que je me demandais si cette bulle avait un sol, avant de faire volte-face. Un brusque coup d'aile nous déchira l'épaule de douleur mais nous fit aussi fendre l'air en direction de Zerhig qui n'avait pas encore eu le temps de se baisser vers nous.

Je m'agrippais au dos de Rahelm à m'en faire blanchir les jointures. Le Dragon noir évita notre éclair rouge de justesse en basculant sur le côté, mais j'y comptais bien. Je lâchais prise et sautais le plus loin possible en fixant le dos noir et luisant.

L'écaille de Zerhig était fine et lisse comme celle d'un serpent. L'air empestait l'œuf pourri, le vent sifflait dans mes oreilles et l'étau de la migraine se referma aussitôt sur mon crâne. Judicaël sauta aussitôt sur ses pieds et empoigna son épée pour me faire face.

J'étais moins stable que sur le dos de Rahelm, mais un Dragon restait un Dragon. Judicaël me dominait de deux têtes, il bloqua sans mal mon premier coup à son flanc. Le vent soufflait autour de nous et me déstabilisait mais je parvins à esquiver son coup qui aurait du me trancher en deux.

Un bond en avant me permis de l'atteindre à la cuisse. Il grogna et me le rendit au centuple dans un coup qui entailla mon épée quand je le parais. Ce fut cet instant que choisis Rahelm pour frapper Zerhig sur le côté gauche, entailla son flanc dans un hurlement de douleur. Le choc acheva de me déséquilibrer et je chutais, glissant le long de la peau lisse de Zerhig.

Je n'eus aucun scrupule à planter ma dague dans sa peau pour me rattraper. J'aperçus la silhouette de Judicaël au-dessus de moi et bondis, remontant mes genoux et pivotant pour me hisser et lui balayer les jambes.

Il chuta sur le dos de Zerhig alors que celui-ci se tordait pour attaquer mon Dragon rouge. Je bondis sur l'elfe, il parvint à bloquer ma main, m'empêchant de crever ses yeux argentés comme j'en rêvais depuis toujours. Il tenta de me repousser mais mon crâne éclata son nez.

Ce fils de bourge ne s'était pas assez battu dans la rue.

Mon poing s'écrasa sur son menton, éclatant sa pommette et faisant claquer ses dents. Je m'apprêtais à recommencer quand son genou frappa mon dos, me coupant le souffle. Il me jeta sur le côté mais ma dague lui entailla l'épaule avant de s'enfoncer dans le dos de Zerhig.

Je bondis sur mes pieds et aperçus mon épée sur l'écaille noire de son Dragon, derrière lui. Je bondis sur Judicaël mais il avait plus d'allonge que moi, son poing s'écrasa sur ma joue, m'aveuglant et me stoppant net. J'aurais pu rester debout s'il n'en avait pas rajouter deux autres avant de me balayer les jambes.

Il m'écrasa sur l'écaille lisse et froide, son genou enfoncé dans mon plexus me coupait le souffle, ses mains refermées autour de mon cou. Ses doigts noirs et froids me serraient, enfonçant ma glotte dans ma gorge alors que je me débattais. Son visage était trop loin, sa poigne était trop forte et j'avais lâché ma dague en tombant.

- On a trouvé une fée pour changer de corps Alec ? Fit Judicaël. Quel dommage que tu ne puisses pas en profiter avant de mourir.

L'air me manquait. J'avais des étoiles devant les yeux. Mes bras devenaient de plus en plus faibles. Rahelm tentait tant bien que mal de me sauver mais les crocs de Zerhig le maintenait à bonne distance.

Le front de Judicaël s'abattit violemment sur mon nez et ma mâchoire. Il apprenait vite. Le goût de sang envahit ma bouche qui cherchait désespérément de l'air. J'entendis mon Dragon rouge pousser un rugissement terrible. Je vis son ombre rouge fondre droit sur nous depuis le ciel et je crus un instant que Judicaël allait se faire engloutir dans gueule ouverte.

Je sentis le corps de Zerhig basculer, amorcer le mouvement et n'eut pas le temps d'avertir Rahelm. Le Dragon noir fit un pirouette, toutes griffes dehors et lacéra profondément le flanc de mon Dragon, arrachant les écailles, entaillant la chair.

Le cri de douleur résonna dans la bulle, si déchirant qu'il fit trembler la magie. Je sentis la douleur me déchirer avec lui, ma tête tournait, mon corps cédait. Je vis la bulle tanguer. Je sentis Synna faiblir. Je sentis Rahelm battre de l'aile. Si je mourrais, tout mourrait avec moi.

Mes mains agrippèrent les cuisses de Judicaël et mon genou remonta comme un ressort. Elfe ou homme, Roi ou malfrat, se faire écraser les couilles était toujours douloureux. Le visage de Judicaël se contracta de douleur et sa poigne se relâcha. Je me dégageais en lui filant un coup à la mâchoire et attrapais ma dague avant de me laisser glisser du dos de Zerhig.

Je tombais un moment en chute libre dans la bulle, sans me soucier d'autre chose que de respirer. Remplir mes poumons d'air, déployer ma gorge écrasée. Le dos rouge de Rahelm apparut dans mon champ de vision et j'atterris brutalement, le choc me brisa presque les côtes.

Je me calais entre ses pics, et cherchais mon souffle, attendant que les points de lumière disparaissent. Zerhig poussa un cri de rage avec Judicaël et je compris que je n'avais pas le temps de reprendre des forces.

- Fuis, articulais-je d'une voix rauque. Vole le plus loin possible.

Rahelm partit comme une flèche malgré la douleur. Il saignait abondamment, tout comme moi, nous n'en avions plus pour longtemps. Peut-être que si nous volions suffisamment loin et suffisamment longtemps avec Judicaël à notre poursuite, les fées finiraient par refermer la bulle. Nous serions tous les deux prisonniers, protégeant Ketj et le Royaume de notre putain de magie. C'était la meilleure solution.

Rahelm vola un moment, pendant que je reprenais mon souffle. Zerhig gagnait rapidement du terrain et j'attendis que mes membres cessent de trembler et que je puisse respirer librement avant de me redresser. Mon épée était toujours sur son dos.

Je songeais à mes amis dans la ville. Étaient-ils vivants ? Étaient-ils morts comme Rhys ? Où étaient Charlie et Hector ? Charlie. Je revis son visage grave et confiant. Tu es presque un Dragon. Pas lui. Je m'étais promis de ne jamais remettre sa parole en doute, c'était l'occasion de tenir ma promesse débile.

Imperceptiblement, Rahelm ralentit, laissant le Dragon Noir se rattraper. J'étais accroupi sur son cou, agrippé à ses pics, prêt à bondir. Quand Judicaël fut suffisamment près, il stoppa net et fit volte-face en rugissant. Ses griffes entaillèrent la gueule et l'oeil de Zerhig, pendant que je courais le long de son cou.

Je sautais par-dessus sa collerette, courus sur son crâne et pris mon appui sur le bout de sa gueule ouverte. Les yeux rivés sur Judicaël qui restait incapable du moindre mouvement, je sautais par-dessus le crâne de Zerhig. Mes pieds se posèrent sur le cou long et lisse du Dragon, je glissais dessus comme sur une plaque de verglas, tendu et concentré pour ne pas perdre l'équilibre.

Au dernier moment, alors que Judicaël s'apprêtait à m'accueillir à bras ouverts avec une dague, je bondis de nouveau. Je bondis par-dessus l'elfe gris et lui assénais au passage un coup de pied qui le projeta en arrière, à moitié sonné. Je me réceptionnais par une roulade et courus vers mon épée. Avant que mon ennemi puisse régir, j'avais déjà sauté dans le vide, mon épée à la main.

Je me réceptionnais sur le dos de Rahelm qui partit dans la direction opposée. Un regard rapide en arrière m'informa que le Dragon Noir était salement amoché et Judicaël sacrément furieux. Je le comprenais. Je venais quand même de l'humilier deux fois de suite et j'étais toujours vivant.

La phrase de Charlie résonnait dans ma tête. J'étais presque un Dragon. Presque.

Zerhig plongeait vers nous, furieux et plus dangereux que jamais. Je serrais les dents contre la douleur alors que Rahelm concentrait ses dernières forces pour faire un volte-face au dernier moment et repartir d'un coup d'aile vers le ciel. Ses griffes lacérèrent le dos de Zerhig dans un cri strident, mais je ne me retournais pas. Toute mon attention était dirigée vers le ciel. Nous devions monter le plus haut possible. Le plus rapidement possible.

J'étais presque un Dragon.

J'étais presque unDragon.

Presque.

Il me manquait quelque chose pour en être un.

L'image du Dragon noir, petit et vif qui hantait mes rêves s'imposa en moi. Pourquoi son nom m'échappait ? Pourquoi je ne pouvais pas l'invoquer ? À présent, je savais.

Je sentis le feu bouillir en moi s'apaiser pour s'ancrer au plus profond de moi. Je sentis la lave dans mes veines se consolider pour devenir mon sang. Je sentis mes yeux cesser de brûler pour devenir ces cercles d'or. Le vent soufflait autour de moi. Plus rien d'autre n'existait que moi. Seulement moi.

Rahelm s'immobilisa dans le ciel, les ailes déployées, le corps tendu. En-dessous de nous, Zerhig et Judicaël montaient, les ailes noires brassant l'air, furieux et terribles. Je me mis debout sur mon Dragon Rouge et rangeais mon épée dans son fourreau.

Mon regard plongea dans celui, jaune et sans âge, de Rahelm. Je sentais son corps tendu sous ses écailles. Ses griffes ouvertes, ses crocs dévoilés. Prêt pour un dernier assaut. Je regardais la silhouette noire comme la mort dans un ciel infini qui montait vers nous.

Tu es presque unDragon, Alec, fit Charlie.

Donne-toi une chance, fit Keyr.

Mes bras s'écartèrent comme des ailes, tendus et prêts malgré la douleur. Les yeux plongés dans ceux de Judicaël, je me laissais basculer la tête la première dans le vide.

Le visage de Zerhig se rapprochait de plus en plus. Le vent soufflait autour de moi, mes bras tremblait. Le petit Dragon Noir grouillait au fond de moi, tournait, griffait, criait. Il était prêt. Prêt à voler, prêt à planter ses crocs, prêts à lacérer de ses griffes.

Mon corps était tendu à son maximum. Mon ventre brûlait. Mes veines bouillonnaient à en exploser. Je serrais les poings et fermais les yeux. J'avais peur, j'étais en colère, j'étais triste, j'étais blessé, fatigué, inquiet, humilié, désespéré. J'étais confiant.

Alec.

La porte s'ouvrit dans un déclic. Une vague de lave brûlante et douce comme la plus pure des magies se déversa dans mon corps. Dans mon ventre, mon torse, mes poumons, mes muscles, ma peau. Partout où la vague passait, mon corps changeait.

Je ne ressentais plus la peur, ni la colère, ni la souffrance, ni le courage. J'étais.

Zerhig s'immobilisa quand il vit les deux Dragons fondre sur lui. Judicaël brandit son épée, la terreur marquée sur son visage. J'étais aussi petit et vif, que Rahelm était immense et puissant. Je n'eus aucun mal à éviter la lame de Judicaël et le frôlais pour le déséquilibrer. Il chuta en arrière et se rattrapa de justesse à la queue de son Dragon.

Zerhig, pris en étau entre deux Dragons, paniquait avec des cris de détresse qui s'achevèrent en gargouillis misérable quand les crocs acérés de Rahelm se refermèrent sur son cou. Sa nuque eut un craquement sec tandis que les griffes du Dragon Rouge plongeaient dans sa poitrine pour lui arracher le cœur.

Judicaël poussa un cri de souffrance et de détresse si humain que je faillis avoir de la peine pour lui. L'instant d'après, un goût amer m'envahissait la gueule, je sentais le sang noir et gluant suinter entre mes crocs. Le corps mort de Zerhig se tordit en l'air, il convulsa tant que Rahelm dut lâcher prise. Il se mit à bouillir, à fumer, à suinter, à se décomposer en cendres.

Judicaël s'agrippait à la queue du Dragon avec des cris de rage désespéré. Je fondis sur lui. Il dégaina sa dague, une dague que je reconnus entre mille. La dague de mon père. Je sentis la lame m'entailler le visage, avant que mes crocs ne se referment sur lui, sa colonne vertébrale craqua. Il convulsa, puis resta inerte. Mort.

Je me laissais tomber vers le sol avec Judicaël entre mes crocs, tandis que Rahelm montait vers le ciel. Le portail multicolore m'apparut comme un cyclone, je le sentais faiblir, Synna avait disparu quelques secondes plus tôt, tombant sur la ville comme une masse de pierre. Les fées puisaient dans leurs faibles réserves pour le maintenir ouvert.

Je sentais mes forces m'abandonner, la vitesse me gagnait. Le Canal, gelé et couvert de sang, m'apparut si brusquement quand je franchis le portail, que je n'eus pas le temps de songer à me retransformer.

 Mon corps de Dragon chuta dans le Canal, craquant la glace et inondant les rues. Le cadavre de Judicaël dans la gueule.