Le Fabriquant de Poupées
Conte Minien de l'Ere d'Emergence
Sous le soleil des Mines, dans les grâces de la Grande Créatrice, se trouve une cité qui s'enorgueillit d'être la plus proche du lever dans ces plaines, aux frontières des terres hostiles des Nordiques et des montagnes inhospitalières des Nains. Cette grande cité, son nom n'a pas toujours résonné de la voix des aèdes et des poètes, car il fut un temps où Apeliotes n'était qu'un bout de terre hostile, à la frontière des mondes. A l'ouest, les immenses plaines herbeuses des Mines. Au sud, les chaudes côtes du golfe pontique. A l'est, les rasoirs tranchants d'Helljarchen. Au nord, la sombre et impénétrable Hel. A la croisée de tant de cultures, au milieu de tant d'ennemis, nul n'osait vivre, et nul ne voulait habiter. Pourtant, un vieil homme s'y était installé, dans une petite cabane de bois perdue au milieu des champs de bataille, où il récoltait tous les jours les étoffes ensanglantées et en cousait de petites poupées. Au matin, il était le premier des fidèles de la Grande Créatrice à se lever aux rayons de son soleil sacré, et, le soir, quand il disparaissait pour laisser place à la nuit noire, il était le premier à s'endormir pour mieux attendre le retour du jour. Ce vieil homme était pieux, et c'était pour mieux louer la Grande Créatrice qu'il s'était installé si loin vers le levant, et cette dernière, dans sa grande mansuétude, lui en fut très reconnaissante. Néanmoins, vint un temps où la mortalité vint rattraper l'humain qu'il était, et sa solitude n'en fut que plus grande alors que son âge avançait, malgré la béatitude que lui apportait ses prières et louanges.
Un jour, alors que le vieil homme accueillait les premiers rayons bénis du soleil comme à son habitude, la Grande Créatrice descendit des cieux sur son char paré d'or, tiré de quatre étalons noirs comme la suie. Subjugué, le mortel tomba à genoux devant l'apparition et loua la Sainte des Sainte, qui lui demanda de relever la tête, car elle avait quitté sa résidence céleste pour le féliciter de sa dévotion. La Grande Créatrice offrit au vieil homme d'exaucer un de ses vœux, son vœu le plus cher.
« Parle, toi qui le premier loue mon nom au matin, et qui le premier salue mon départ au soir. Prononce un simple vœu, et il sera exaucé.
-Ô Créatrice des Cieux, Modeleuse des Monts et Fondatrice de la Civilisation, de rien d'autre je n'ai besoin que de te louer pour que chaque jour mon cœur soit rempli d'allégresse. Néanmoins, la vieillesse lentement me rattrape et chaque jour il m'est plus difficile de parvenir à me lever à temps pour te louer, et chaque soir mon corps épuisé et rompu de fatigue me trahit en cherchant à m'endormir avant que tes rayons purificateurs n'aient disparus derrière l'horizon. Je ne souhaite rien d'autre qu'un peu de compagnie, un enfant qui pourrait veiller sur mes vieux jours, et auquel je pourrai prêcher tes enseignements pour que, une fois que j'aurai quitté ce monde et traversé le voile, il puisse à son tour sonner les cloches du lever du jour, et emplir les cieux de tes louanges.
-Qu'il en soit ainsi. Déclara la Grande Créatrice, et à son ordre une âme vint animer l'une des poupées du vieil homme, la plus belle d'entre elles.
Ses bras de coton se modelèrent en magnifiques mains, son visage prit un air enfantin, et ses longs cheveux aussi bleus que le ciel prirent vie. La poupée s'anima, cligna des yeux, et serra dans ses bras le vieil homme qui pleura alors de joie, et remercia la Grande Créatrice autant de fois que l'an n'a de journées. La Divine repartit, satisfaite de son fidèle, tandis que le vieil homme prit la poupée vivante dans ses bras, et commença à lui apprendre tout ce qu'il savait sur le monde et sur la Divine.
Les années passèrent, et le vieil homme devint éperdument attaché à sa petite poupée vivante, qui, chaque année passant, devenait plus belle malgré sa peau de lin et sa chair de coton. Ses journées, auparavant passées à prier la Grande Créatrice, étaient désormais consacrées intégralement à l'éducation de la jeune fille, et il en vint à négliger ses devoirs envers celle qui lui avait apporté tant de joie. Quand vint le jour où le vieil homme vint réveiller son enfant plutôt que saluer la lever du Soleil, alors la Grande Créatrice entra dans une colère noire.
« Je t'ai fait don d'une fille afin qu'elle puisse t'assister dans tes louanges, et voilà que tu la loue elle plutôt que moi. Tu te lèves aux aurores pour pallier à ses soins, et tu te couches après le soleil pour ne pas perdre le moindre instant avec elle. M'aurais-tu menti, vieil homme ?
-Je ne t'ai point menti, ô Grande Créatrice. J'ai failli à ma tâche et à ma promesse, mais jure de me rattraper. Pitié, Créatrice du Monde, entends les supplications d'un père éploré, et offre-moi une deuxième chance.
Mais la poupée, que le vieil homme n'avait jamais éduqué dans les enseignements de la Grande Créatrice, prit ombrage des demandes de la Sainte des Saintes.
« Qui es-tu donc pour ainsi énoncer ce que mon père doit faire de sa vie ? Demanda-t-elle. Où étais-tu lorsque nous souffrions de la faim, ou que la guerre ravageait la campagne qui nous entoure ? Ne te soucie-tu du destin des mortels que lorsque ceux-ci arrêtent de chanter ton nom ?
-Insolente créature. Répondit la Grande Créatrice. Il n'est de serment qui ne soit pas honoré sans châtiment ! Mais puisque tu sembles tant prendre en pitié les mortels, puisse-tu ne jamais être l'une d'entre eux.
La Malédiction ainsi jetée, repartit la Grande Créatrice, abandonnant le vieil homme et sa poupée de fille. La vie continua, les années passèrent, et il devint évident que la poupée ne vieillissait plus, comme si les ans n'avaient plus le moindre impact sur sa taille et sa maturité. La jeune fille souffrit donc, à jamais enfermée dans cette apparence adolescente, de voir les rides strier le visage de son père de plus en plus vite, au rythme alarmant des années que l'immortalité ne voit pas passer. Cependant, le récit de sa grande beauté, lui, résonna bien loin du petit coin de terre qu'ils habitaient, et bientôt, toute une cité de prétendants se construisit autour de la petite cabane de bois, qui devint un palais de marbre. Autour de sa beauté s'était bâtie la cité d'Apeliotes, car tous les rois et les archontes désiraient cette compagne à l'éternelle beauté, car toutes les reines et les courtisanes enviaient cette rivale à l'inaltérable jeunesse. Mais le cœur de la poupée était fait de chiffons, et elle ne parvenait point à comprendre les sentiments des mortels qui l'enviaient. Quand son père adoré finit par s'éteindre, son cœur de chiffon n'en fut pas tant ému qu'elle ne s'y était attendue, et quand ses prétendants de l'épouser la pressèrent, elle n'en ressentit pas le moindre désir. Car jamais elle ne pourrait comprendre ce qui faisait les mortels, et son immortalité étaient sa malédiction tout autant que le tissu était sa condition.
La poupée promit alors à ses prétendants d'épouser celui qui serait capable de lui offrir un compagnon de coton, un être qu'elle parviendrait elle seule à comprendre, et qui la comprendrait elle aussi. Tous alors tentèrent de tisser la plus belle poupée, rivalisant de richesse pour parer cet homme de tissu des plus beaux atours, des plus magnifiques toges, des plus brillants bijoux. Mais aucun de ces mannequins n'avaient la vie de la Poupée, et elle se retrouva seule au milieu d'une armée de compagnons muets et inertes, rendant insoutenable sa solitude. Désespérée, la Poupée s'en tourna vers les Abysses, antre des Démons haïs de la Grande Créatrice et craint des mortels foulant la terre sacrée d'Alodya. Sûrement, parmi ces monstres défiants toutes les lois et règles de bon sens de l'univers, se trouverait la réponse à sa solitude, le remède à sa malédiction. Longtemps seul le silence répondit à ses prières, jusqu'à ce que, de son antre de débauche, le Roi des Voleurs n'aperçoive la magnifique poupée, et désira qu'elle fut sienne.
Le Seigneur des Voleurs ne désirait point la poupée par amour, car c'était une émotion inconnue au cœur de ce démon. Mais le Collectionneur apprécie les raretés, spécimens et artefacts uniques, qu'il entrepose dans son horrible monde, créatures vivantes condamnées à rester immobiles tels de simple pantins dans les galeries du plus grand des musées. Le Collectionneur proposa à la poupée de lui offrir l'âme sœur qu'elle désirait tant trouver, à la seule condition que celle-ci devrait lui offrir son cœur à tout jamais, et jurer de ne jamais aimer quiconque d'autre. La poupée fut dans un premier temps sceptique, et ses nombreux prétendants la supplièrent de ne pas céder aux avances du démon, que ce serait se mettre à dos la Grande Créatrice à tout jamais. Mais la poupée, emplie de haine et de rancœur, ne voulait rien avoir à faire avec la Grande Créatrice. Elle accepta le marché peut être autant pour rompre sa solitude que pour faire un autre pied de nez à celle qui lui avait pourtant donné la vie. Mais, comme ses prétendants l'avaient prévenue, le marché du Seigneur des Voleurs n'était qu'un piège. Il offrit à la poupée un magnifique pantin de bois et de coton, vêtu comme le plus riche des hommes et doué de la parole qui faisait tant défaut aux autres mannequins que la poupée avait reçus. C'était, de son point de vue, enfin la fin de sa route de solitude. Mais, si le pantin du Seigneur était en effet doué de parole, il n'en était pas moins qu'un simple pantin dénué d'intelligence, contrôlé par son maître depuis les ténèbres de son musée. Après seulement quelques années de vie commune dans la belle cité d'Apeliotes, le Collectionneur décida qu'il était temps pour lui d'exposer sa nouvelle possession avec les autres. Il précipita donc son pantin dans le gouffre menant jusqu'à son obscure demeure et, la poupée, liée par sa promesse de ne jamais pouvoir quitter la marionnette, faillit y être également précipitée. Comprenant qu'elle avait été jouée, et, en désespoir de cause, la poupée se saisit des ciseaux qui eurent, autrefois, permis à son père de la fabriquer. D'un coup sec, et trancha le tissu qui lui servait de chair, déchirant la magnifique robe qu'elle portait, détruisant la poitrine que tout homme de la cité convoitait tant, et, dans un dernier geste, arracha le cœur de chiffon qui battait sous ses côtes, et le précipita dans le gouffre avec le pantin. Car sa promesse spécifiait que son cœur devait être fidèle au pantin, et son cœur seul. Le Collectionneur rugit de colère, mais la poupée avait échappé à son emprise.
Mais elle avait perdu la seule trace d'humanité qui lui restait, par la même occasion.
La poupée, adulée par tous jusqu'ici, devint un tyran comme jamais il n'en fut vu. En effet, si elle avait auparavant du mal à sentir la tristesse et l'empathie, elle ne sentait désormais plus rien du tout. La solitude qui l'avait tant fait souffrir lui manquait désormais terriblement face à ce vide qui hantait le creux de sa poitrine. La poupée désirait devenir humaine. Retrouver un cœur, être faite de chair, et brûler ce tissu qui la composait et qui l'enfermait. Chaque jour, armée de ses ciseaux, elle déchiquetait la chair des sujets assez fous pour oser se présenter à elle. Elle arrachait tendons, découpait les muscles, étudiait les organes, et tentait de les raccrocher à son propre corps en lambeaux, mais rien n'y faisait. La chair pourrissait, les sujets mouraient dans d'atroces souffrances, et le creux de sa poitrine restait terriblement noir. Et, malgré toutes les horreurs dont elle se rendait coupable, son peuple ne pouvait cesser d'aduler la beauté légendaire de leur reine.
Déçue par le comportement de la poupée, la Grande Créatrice reparut un jour. Parée d'or, brillante comme le soleil lui-même, elle descendit des cieux vers le palais de la poupée, et la précipita dans les Abysses, là où sa folie ne pourrait plus nuire aux mortels. Depuis ce jour, nul n'a réentendu parler de la mythique Poupée d'Apeliotes, mais les habitants de la cité continuent, encore maintenant, de craindre de celle dont l'existence permit la fondation de leur cité et, chaque année, ils cousent moult petites poupées et mannequins qui viennent orner rues, fenêtres et lieux de culte, dans l'espoir que l'un ou l'une d'entre elle soit au gout de la tyran si elle venait à s'échapper de sa démoniaque prison. Car nombreux sont ceux qui prétendent que la Poupée est encore bien en vie, quelque part, dans les Abysses, et continue de découper inlassablement tout ce qu'elle rencontre dans l'espoir de retrouver son humanité, et ces sentiments qui, bien que terribles, valent toujours mieux que la hantise du vide absolu.
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