Chapitre 6 : Enchères divines
- Fais un petit effort, Gaby. Fonds-toi dans le décor.
Avec sa tenue passe-partout et son regard innocent, l'ange sortait du lot des acheteurs bien habillés. La salle d'enchère était pleine à craquer. Au programme, ventes d'objets religieux, des reliquaires aux croix des plus grands représentants de l'Eglise, en passant par les restes des saints et les ailes d'ange. Bien sûr, tout cela dans la plus parfaite illégalité.
Mais comme, Lucifer en est un exemple, on peut braver les lois tout en gardant une certaine classe.
Le champagne coulait à flots et les conversations allaient bon train. Les enchères n'avaient même pas commencé que l'on discernait déjà les clients sérieux des simples curieux, le bon grain de l'ivraie. Les participants avaient des moyens, beaucoup de moyens, et s'arrangeaient pour que tous les autres soient au courant. Ils rivalisaient de pierreries, de métaux précieux, de vêtements de grands couturiers. La bouffée d'adrénaline que cette réunion hors des règles provoquaient chez certains permettait de retrouver un équivalent de l'enthousiasme insouciant des adolescents à une fête alcoolisée sans l'accord de leurs parents.
Lucifer saisit une coupe de champagne au vol sur un plateau et se posta aux côtés de son frère, un rictus méprisant sur le visage tandis que son regard balayait la foule. Ils s'étaient trouvés un point de vue un peu en retrait, entre deux des colonnes qui encerclaient la pièce, toute de marbre taillée.
- Regarde-les, marmonna-t-elle. Ils ne s'intéressent au culte que lorsqu'ils peuvent y faire étalage de leurs richesses. Ils veulent le salut de leur âme sans faire d'effort. Dis-moi Gaby, pourquoi se fatiguer à aider ce genre d'individus ?
- Tout le monde a droit à sa chance, Lucifer.
Gabriel croyait en ses paroles, mais il était distrait, la perspective de retrouver ses ailes d'un instant à l'autre le tenait en haleine.
- Bon allez, ramène-toi.
Sa sœur se glissa parmi les invités et se dirigea sans une once d'hésitations vers la salle d'exposition des objets proposés. Gabriel tenta de l'arrêter et attrapa son bras :
- Où est-ce que tu vas ?
- Chercher tes ailes. On est venus pour ça à la base, tu te souviens ?
- Je pensais que tu allais les racheter.
- Dépenser de l'argent pour ce qui t'appartient ? Faut vraiment que tu retrouves tes ailes, frérot. Tu commences à perdre ce que tu as de bon sens.
La salle d'exposition était beaucoup moins peuplée que la salle des enchères. L'alcool n'y était pas distribué, les objets en eux-mêmes n'étaient qu'un prétexte pour se rassembler entre gens de même milieu et de même morale et ils étaient sévèrement gardés par deux cerbères gigantesques.
Ces deux acolytes fondirent sur les nouveaux venus à peine la porte passée pour leur demander de rejoindre les autres invités. Lucifer ne se laissa pas démonter par si peu :
- Vous êtes très efficaces, chers amis ! Laissez-nous passer et j'aurais peut-être pitié de votre santé mentale.
Ils ne bougèrent pas d'un pouce. Gabriel tira sa sœur par la manche et chuchota à son oreille :
- On trouvera une autre occasion. Ne nous faisons pas plus remarquer.
Elle leva les yeux et soupira bruyamment.
- Tu me désespères, Gaby !
Elle retira ses lunettes et plongea son regard dans celui du plus imposant des deux gardiens. Il s'immobilisa aussitôt. Gabriel tira plus fort sur le bras de la jeune femme :
- Laisse-les tranquille, Samaël. Ils font leur travail.
L'attention de sa sœur se reporta immédiatement sur lui, courroucée. Elle chuchota entre ses dents serrées :
- Je consens à les laisser tranquille si tu arrêtes d'utiliser ce nom.
- Je ne l'utiliserai plus.
Ses yeux rouges le défièrent encore quelques secondes pour la forme, puis elle libéra l'humain de son emprise et remit ses lunettes :
- Très bien, soupira-t-elle. Allons retrouver cette foule d'humains malodorants !
Sans un regard en arrière, elle revint sur ses pas. Gabriel prit le temps de vérifier que les humains allaient bien avant de la rejoindre, même si le regard hagard et terrifié de celui qui avait été épargné l'inquiétait grandement. Il ne pouvait rien y faire sans ses ailes.
Lucifer bouda jusqu'à l'ouverture des hostilités, ne daignant pas accorder un regard à son frère. Lorsque le commissaire-priseur entama la présentation de la soirée, elle se dérida un peu. Elle chuchota, plus pour elle-même que pour Gabriel :
- Toute cette cupidité et cette envie dans l'air... L'avarice aussi, en proportion moindre...
Un sourire satisfait étira doucement ses lèvres, un de ses sourires supérieurs que Gabriel n'avait jamais supporté. Il ne se souvenait pas de sa grande sœur comme ça.
- Quand as-tu changé ?
Ses sourcils se haussèrent de surprise face à la question. Elle reporta son regard sur le reliquaire en argent serti de rubis qui défilait et répondit sans le regarder :
- C'est une bonne question. Est-ce que j'étais déjà comme ça avant ou est-ce que ma chute a provoqué mon caractère ? Je ne sais pas vraiment. J'imagine que perdre mes ailes n'a fait qu'exacerber ma nature.
- C'est pour ça que tu m'aides à retrouver les miennes ? Parce que tu ne veux pas que je devienne comme toi ?
Elle rit légèrement et le regarda enfin en face :
- C'est-à-dire, comme moi ? Un monstre sans sentiment ?
Gabriel ouvrit la bouche pour protester mais elle ne lui en laissa pas le temps :
- C'est bon, Gaby. Pas la peine de te justifier. J'ai compris. Pour répondre à ta question, je le fais dans mon propre intérêt. On a assez d'un ange déchu à la tête de l'Enfer. Et si je peux éviter à mon petit frère de finir seul et abandonné de sa famille pour l'éternité, c'est un bonus.
Elle lui prit la main, dans une tentative maladroite pour le rassurer :
- Je n'ai pas peur que perdre définitivement tes ailes te fasse devenir comme moi. Tu as bon fond, Gaby. Tu ne seras jamais comme moi.
Elle lâcha sa main aussi vite qu'elle l'avait prise. Le fantôme de ses doigts brûlait la peau de Gabriel. Ils n'avaient jamais été très démonstratif dans la famille. Ça ne se faisait pas. Ce geste, peut-être anodin, prenait une ampleur inimaginable dans son cœur en pleine tempête d'émotions.
Il faillit louper l'arrivée de ses ailes sur l'estrade. Lucifer ne se gêna pas pour lui donner un coup de coude entre les côtes afin de le ramener sur terre.
Aussi blanches que la lumière, ses plumes soyeuses brillaient joliment sur les portants monumentaux utilisés pour montrer toute l'envergure de ses ailes. Lucifer sentit une paix incroyable monter en elle à leur simple vue, paix qui disparut aussi vite qu'elle était apparue, laissant derrière elle une douleur sourde, mélancolique. Elle avait perdu cet avantage.
Les humains présents, après une minute de silence subjugué, surenchérirent les uns sur les autres. La jeune femme laissa échapper une exclamation dédaigneuse. Les voilà, en face de la preuve de la présence du divin dans ce monde, et ils voulaient se le payer !
- Viens, j'en ai marre d'attendre.
Tenant son chapeau en place d'une main, elle monta aisément sur l'estrade et s'approcha de l'objet de sa convoitise. De nouveaux gardes s'apprêtèrent à la forcer à descendre mais elle les arrêta d'un geste : sa main levée pour enchérir.
- Trois milliards !
Nouveau silence subjugué. Personne n'osa s'opposer à son sourire serein, comme si elle pouvait absolument se permettre de mettre le double, voire le triple, pour une paire d'ailes de pseudo-ange probablement fausses.
Lucifer n'attendit pas et détacha les ailes de leur portant, les soulevant à bout de bras sans effort apparent. Le commissaire-priseur l'arrêta d'un air soupçonneux :
- Il faut payer en liquide tout de suite, mademoiselle.
Elle libéra une main de son fardeau et baissa ses lunettes sur son nez, agacée :
- A combien évaluez-vous votre âme, mon cher monsieur ?
Gabriel, encore une fois, tenta de l'arrêter en la tirant en arrière mais il n'avait plus rien à marchander sur ce coup. Elle resta sur sa position, les yeux plongés dans ceux de l'humain, un mépris incontestable inscrit dans son sourire.
L'homme tituba, les lèvres tellement pincées qu'elles semblaient s'être fondues en une simple ligne sombre sur son visage de plus en plus pâle. Des gouttes de sueur coulaient de son front et sur ses tempes, des larmes menaçaient de mouiller ses yeux.
Lucifer remit ses lunettes :
- C'est bien ce que je pensais.
Elle reprit son chemin et Gabriel resta dans son sillage. Une rumeur s'élevait de l'assemblée confuse et les gardes tentaient de ramener le gérant des enchères parmi les vivants. Sa main était crispée sur son marteau en bois avec la force du désespoir.
- Pourquoi tu as fait ça ?
La colère grondait dans la voix de Gabriel. Ses ailes n'avaient toujours pas retrouvé leur place et ses émotions le tiraillaient toujours. Lucifer leva les yeux au ciel et rétorqua avec contrariété :
- Ça va ! J'aurais pu faire pire. Il va être un peu chahuté quelques jours et il fera sans doute des cauchemars mais il va s'en remettre !
Elle mena Gabriel jusqu'à une remise et le poussa à l'intérieur :
- Allez, rentre là-dedans qu'on en finisse !
Elle referma la porte derrière eux et lâcha les ailes sur le sol. Gabriel les caressa avec un soulagement perceptible. Il retira son t-shirt et se mit dos à sa sœur. Elle vérifia plusieurs fois qu'elle ne se trompait pas entre l'aile droite et la gauche, parce que ce serait malheureux qu'il cicatrise de travers après tous les efforts qu'elle avait fournis. Elle prêta à peine attention aux deux cicatrices roses et gonflées sur le dos de son petit frère.
Lorsque les deux parties se rencontrèrent, une lumière aveuglante émana des blessures. Lucifer posa ses mains sur ses lunettes pour protéger ses yeux.
Gabriel sentit l'énergie vibrante de ses ailes se lier à lui de nouveau. Leur poids rassurant reprit sa place originelle. Une chaleur se répandit uniformément de son dos au reste de son corps, faisant disparaître tout souvenir de leur absence. Ses émotions furent recouvertes d'un voile de sérénité, de recul, de paix que rien ne semblait pouvoir altérer.
Lucifer jeta un coup d'œil au dos de son frère, lisse comme si rien n'avait jamais été arraché. Il les déployait de son mieux dans l'espace restreint, agenouillé au sol, les bras en croix. Sa respiration haletante la fit s'inquiéter légèrement et elle le contourna pour le voir de face.
Ses yeux bleus étaient grands ouverts, redécouvrant le monde d'un regard nouveau. Un sourire émerveillé flottait sur ses lèvres. Il n'avait pas eu cette expression d'apaisement complet ces derniers jours.
Lucifer sourit, sincèrement pour une fois. Elle le camoufla en tournant à son tour le dos à son frère, trop occupé par le retour de ses forces pour le remarquer.
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