Rassemblement
Il faisait chaud, ce soir-là. Une chaleur moite, en échos aux violents orages d'été. Au loin, la savane flamboyait sous les rayons d'un soleil déclinant. Un vent léger et ocre courbait les hautes herbes. Le cri des hyènes annonçait le début de la chasse nocturne. Les prédateurs allaient pouvoir s'en donner à coeur-joie.
Malgré ces bruits familiers, tout appelait au calme. Surtout après une dure journée de labeur. Les femmes s'activaient près des fours en terre cuite, pilant le mil avant de l'enfourner, alors que les anciens tenaient réunion au centre du village. Sous le vieux baobab blanc. Personne ne connaissait l'âge réel du vieil arbre. Quelques centaines d'années, au bas mot. Du plus loin que l'on se souvienne, il avait toujours été là. Il déployait haut dans le ciel ses branches poussiéreuses, n'offrant qu'une ombre famélique aux rares âmes égarées.
Il était le lieu privilégié des rassemblements. De tout temps. Et justement, ce soir était jour de réunion. Le rituel des ides de mars. L'appel de la mer, comme le nommait les anciens. Un rituel immuable avant chaque saison de pêche. Sans lui, aucune campagne ne serait couronnée de succès. Au contraire, le malheur pourrait bien s'abattre sur la tribu, comme en cette funeste année de 1989. Une année noire. Le marabou du village n'avait pas su prédire la catastrophe. Pourtant, les signes avant-coureurs avaient été nombreux. Des carcasses de baleines échouées sur les plages, l'année précédente, le naufrage des pirogues qui avait coûté la vie aux plus vaillants guerriers du village.
Et surtout, ce désert sous-marin. Une mer vidée de sa faune, plus rien à pêcher. Et par voie de conséquence, plus de nourriture à répartir entre les familles. Oui, cette année 89 avait irrémédiablement marquée les esprits. Chacun évitait d'y faire référence, sous peine d'être accusé d'oiseau de mauvaises augures. Se retrouver au ban de la société, comme un être maléfique capable de faire s'abattre des fléaux bien supérieurs aux sept plaies d'Egypte.
Or, voilà que ce soir, le chef vénéré du village y faisait pleinement allusion.
***
Je venais d'avoir dix ans, j'avais donc obtenu la permission d'assister à la réunion des ides de mars. Nous, les enfants du village, étions regroupés à quelques dizaines de mètres des adultes. Ces derniers nous tournaient le dos, marquant clairement le fossé qui existait entre les générations. Est-il besoin de rappeler que le silence était de règle, car perturber les Dieux pendant la cérémonie pouvait entraîner l'exclusion de nos familles de toutes décisions politiques futures.
C'est donc avec des gestes mal assurés, doublé d'un tremblement des membres inférieurs que je pris place parmi mes aînés pour la première fois. En tant que novice, j'avais le droit de me tenir au premier rang du groupe d'enfants. Mais cela ne fut guère facile, les plus âgés me balançant sournoisement des coups de coudes pour m'obliger à reculer. Malgré cela, je tins bon, au grand dam de Niemay qui me jeta un regard noir, promesse d'un prochain règlement de compte physique.
Progressivement, les murmures des hommes du villages, assis en arc de cercle, se firent plus rares, jusqu'à cesser complètement lorsque apparut notre chef vénéré. Il était le garant de la bonne marche de notre communauté. Sans lui, la concorde qui régnait dans le village aurait volé en éclats. Le moindre litige se réglait sous son autorité. Le moindre conseil lui était adressé. Pourtant, ce n'était qu'un vieillard des plus ordinaires, aussi haut que trois pommes. Il avait du mal à avancer, s'arc-boutant fermement sur son bâton qu'il utilisait quelques fois pour éloigner des mécontents trop récalcitrants. Ses rares cheveux gris et son dos exagérément voûté accentuaient davantage cette impression de fragilité. Mais ne vous y fiez pas, sous cette carapace sans âge se cachait une volonté, un courage et une intelligence insoupçonnés. Personne ne lui tenait tête, même si on le maudissait parfois derrière son dos. Les rares qui osaient braver son autorité recevaient invariablement une volée de coups de bâton qui calmaient les ardeurs les plus belliqueuses.
Lorsque le silence fût total, notre chef prit la parole d'une voix fluette. Une voix que j'avais du mal à entendre dans sa totalité. Jusqu'à ce qu'il évoque cette terrible année de 1989.
***
- J'ai connu un temps où la mer était pleine de poissons. Où la mer nourrissait nos familles, sans exception. Un temps que cet arbre a connu. On y faisait sécher les peaux de requins. C'est un temps que les plus anciens ont connu. Mais c'est un temps qui ne reviendra plus. Je vous le dis.
Il pointa son index tremblant à l'encontre de nos pères. Sa voix devint plus forte, sifflant comme un serpent menacé.
- Par votre faute. Vous êtes responsables de ce qui arrive. Vous en voulez toujours plus. Vous ne savez pas vous arrêter. Vous êtes les seuls coupables. (Il pointa son bâton dans notre direction). Oui, vos fils vous tiendront pour seuls responsables.
Un silence pesant parcourut l'assemblée. Jamais auparavant, notre chef n'avait invectivé de la sorte nos pères. Ces derniers baissaient la tête, autant par honte que par convenance. Il poursuivit un ton plus haut. Sa voix avait pris des intonations aiguës que l'on ne lui connaissait pas.
- L'année maudite ne vous a donc pas servi de leçon? Vous étiez encore jeunes en 1989, certes, pourtant aucun de vous n'ignore ce qui s'est passé cette année là. (Il sortit une vieille photographie en noir et blanc de son boubou). Regardez ce que nous pêchions à l'époque.
C'est moi qui avait ramené ces requins-tigres. Ils mesuraient jusqu'à six mètres de long. On pouvait nourrir plusieurs familles pendant deux mois. Mais nous relâchions les plus petits afin qu'ils puissent devenir adultes. Nous ne pillions pas les océans comme vous le faites. Nous respections les espèces.
Aujourd'hui, regardez-vous, miséreux. Avec vos techniques modernes, vous ne ramenez plus que des squelettes. Vos filets sont vides. Le Dieu de la mer se venge.
Aucun participant n'osait bouger. Tous se tenaient assis, la tête baissée. Pourtant, avaient-ils réellement conscience de la mise en garde adressée par notre chef. Mon père deviendrai-il meilleur après cela? Et les autres hommes du village?...
Il marqua une pause, éprouvant sans doute le besoin de reprendre son souffle. Il se tourna à nouveau vers nous, et me fixa de ses petits yeux inquisiteurs. Il me regardait toujours lorsqu'il reprit la parole.
- Pourtant, il existe parmi nous un mage. Un homme unique qui ira porter la parole des sages et qui sauvera l'Humanité.
.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro