De retour à sa planque, Tessa retrouva Hélios affalé dans un coin sombre, une jambe repliée vers lui.

– On a évité la casse, l'informa-t-elle en s'approchant, mais on a eu chaud. C'était vraiment chou de vouloir me protéger tu sais, j'ai été touchée. Même si tôt ou tard on me démasquera, tu as sûrement retardé un peu l'échéance.

Il ne bougea pas, ni ne répondit. Son regard restait vide. Elle s'accroupit devant lui, un peu inquiète.

– Ben alors, t'as perdu ta langue ? Me dis pas que tu m'en veux pour le bisou quand même...

– Il s'est passé quelque chose entre cet Erwan et toi, la coupa-t-il.

– Je t'en pose des questions, se rembrunit-elle.

– Ce n'était pas une question. C'est étrange, j'ai peu d'expérience en combat, mais je crois bien qu'il retenait ses coups.

– Moui... Peut-être bien.

– Qu'est-ce que le Soleil Noir ?

Tessa fronça les sourcils. La voix d'Hélios résonnait étrangement et sa conversation paraissait totalement décousue. Il continuait de fixer un point inexistant pendant qu'ils discutaient. Vexée par cette indifférence, déconcertée par son insinuation, elle chercha à provoquer une réaction de sa part.

– Tu devais d'abord répondre à ma question. Qui est Aurora ?

– Cela ne te regarde pas. Réponds-moi, s'il te plaît.

Son visage se tourna enfin vers elle. Sa technique semblait fonctionner. Pourtant, elle marchait sur des œufs. Il avait l'air troublé. Peut-être qu'elle ferait mieux de s'en tenir là... La curiosité et l'impatience l'emportèrent.

– C'est ta copine ? Celle dont Syrène a pris l'apparence ?

– Je viens de te dire que cela ne te regardait pas, Tessa...

– Tu devrais passer à autre chose tu sais. Tu me l'as dit toi-même, tu ne pourras pas retourner dans ton monde. Lumnia, c'est du passé. Et ça tombe bien parce que tu as de grandes choses à accomplir ici. Tu ne la reverras jamais, cette fille !

Soudain, Tessa sentit un changement dans l'aura de celui qui lui faisait face, un imperceptible craquement dont émergea une étincelle obscure. Hélios se leva brusquement. Son expression s'était durcie. Elle comprit qu'elle avait dépassé les bornes, oubliant qu'il luttait pour garder le contrôle de lui-même. À force de souffler sur une bougie déjà vacillante, elle avait fini par en éteindre la flamme. Quelle idiote...

– J'ai été gentil jusqu'à présent, mais je crois que finalement je vais incinérer cet endroit jusqu'à ce qu'il n'en reste rien, et toi avec.

Son ton était tranchant comme une lame, sa voix méconnaissable. Des flammèches sombres commencèrent à apparaître aux bouts de ses doigts et il gardait les yeux clos. C'était bien naïf de sa part ; il ne savait rien de ce qu'elle pouvait accomplir. Elle le contrôlerait sans difficulté.

– Éteins immédiatement tes vilaines flammes, exigea-t-elle alors que ses iris s'allumaient. Désolée mais mon pouvoir ne fonctionne pas comme ça, il suffit que tu sois dans mon champ de vision, mon mignon. Je n'ai pas besoin de te regarder dans les yeux.

Son regard ténébreux était si intense maintenant qu'il avait soulevé les paupières qu'elle eut l'impression d'avoir échoué, d'autant plus que les flammes qu'il avait invoquées continuaient leur danse. Il allait finir par attirer l'attention sur eux malgré les protections environnantes avec ses bêtises.

– Calme toi bordel, tu veux que Donovan rapplique en personne ?

– Qu'il vienne, répondit-il dans un rictus.

C'était clair, il avait complètement perdu la boule. Elle tenta d'entrer plus profondément dans son esprit. Quelque chose d'étrange se produisit alors.

– Hélios ? Tu m'entends ?

Une voix de femme. Inquiète. Qui pouvait bien tenter de communiquer avec Hélios ? La fameuse Aurora ? En tout cas, Tessa avait intercepté cette tentative.

– Il n'est pas là pour l'instant, mais tu peux lui laisser un message, nargua-t-elle.

– Qui es-tu et que fais-tu là ?

– Quelle froideur...

Tessa se matérialisa dans l'obscurité insondable, espérant que sa mystérieuse interlocutrice en fasse de même. Évidemment, elle n'eut pas à attendre longtemps son apparition. Sans surprise, elle reconnut celle dont elle avait deviné l'identité et sourit d'un air entendu.

– Tessa, enchantée... Si je comprends bien, tu dois être Aurora ? Plutôt canon, je vois pourquoi il a craqué.

– Tu n'as pas répondu à ma deuxième question.

– Je comprends que tu sois à cran, mais t'inquiète ! Je prends soin de lui, il est en sécurité avec moi.

– Vraiment ? Alors pourquoi est-ce que je ne peux pas lui parler ? Pourquoi est-ce que tu fouines dans son esprit, sorcière ?

– T'es plutôt désagréable en fait... une beauté froide. Vous ne formeriez pas un beau couple, de toute façon.

– Sors d'ici, ou c'est moi qui te chasse.

– C'est une menace ?... Ce ne serait pas une très bonne idée de s'affronter ici, tu ne crois pas ?

– Tu veux vraiment essayer ?

– Ma parole, mais vous êtes aussi dingue l'un que l'autre en fait ! Écoute... Aurora. Je vais te laisser aller le chercher, parce que là il est parti complètement en vrille, et que je n'ai pas envie qu'il mette le feu chez moi comme il vient de me le suggérer. Tu dois sûrement pouvoir faire quelque chose pour y remédier. Enfin j'espère... Parce que sinon ça voudrait dire qu'il n'est plus bon qu'à être le jouet de Donovan...

– Si tu lui as fait du mal...

– Stop ! Je t'arrête tout de suite. J'ai de grands projets pour lui, alors tire-le d'affaires et on en reste là, mais sache qu'il m'appartient, désormais.

– Comme s'il n'était qu'un vulgaire objet... sale sorcière.

Tessa avait déjà disparu et Aurora avait quelque chose de plus important à faire. La Lumière d'Hélios s'était réduite à une minuscule étincelle, prête à s'éteindre. Elle ne pouvait pas laisser cela se produire.

Sans relâche, Aurora l'appelait tout en avançant vers le fragment de sa propre Lumière, aux tréfonds de l'esprit de celui qu'elle essayait désespérément de retrouver. Elle pressentait que c'était sa dernière chance. Lorsqu'elle effleura du bout des doigts l'éclat lumineux, seule lueur dans les ténèbres environnantes, elle fut aveuglée un instant.

– Aurora... C'est toi ?

– Hélios ! Je commençais à croire qu'il était trop tard...

– Je... Je n'en sais rien. Je suis en train de rêver, c'est ça ?

– Non ! Nous sommes dans ton esprit, c'est une projection de moi que tu vois, et... une projection de toi-même que tu me renvoies...

En prononçant ces paroles, elle s'approcha un peu plus de lui. Elle détestait le trouver ainsi. Si sombre, si évanescent...

– Je fais si peur à voir ?... l'interrogea Hélios.

Aurora n'était pas dupe. Malgré son petit sourire narquois et son sourcil relevé, elle sentait la crainte et la tristesse qui sourdaient derrière son bouclier d'enjouement habituel. Elle se ressaisit et lui sourit malgré tout, mais lorsqu'elle tendit la main pour saisir la sienne, celle-ci se referma sur le vide.

– Tu me manques terriblement, voilà tout, répondit-elle finalement malgré son désarroi.

– Si tu savais comme tu me manques, toi aussi...

– Ça ne risque rien pour toi, à l'extérieur ?

– Tenebrae... est un monde complexe. Je m'adapte. Ne t'en fais pas pour moi, je pense être plus ou moins en sécurité.

– Avec cette sorcière ?... Ça m'étonnerait !

– Quoi, tu as rencontré Tess ?

– Tess ?... Parce que tu l'appelles par son petit surnom en plus ? s'indigna-t-elle avec un air mutin.

– Trouver des alliés ici est assez... Attends un peu... Tu ne serais pas un peu jalouse, toi ?

– Elle est près de toi, elle, et ses intentions n'ont pas l'air désintéressées...

– Je n'y peux rien si elle est tombée sous mon charme légendaire.

Hélios avait croisé les bras avec un air malicieux. Néanmoins, devant la moue de dépit offusqué qui se peignait sur le visage de sa bien-aimée, il s'attendrit. Aurora lui paraissait aussi belle qu'inaccessible. Il aurait tant aimé être vraiment auprès d'elle. Il lui glissa alors à l'oreille :

– Ne t'inquiètes pas ma Petite Luciole... Elle ne t'arrive pas à la cheville...

Puis il s'écarta un peu et, tout en parlant, fit apparaître une fleur iridescente ressemblant à un edelweiss dans la paume d'Aurora.

– Et j'étais sincère, tu sais. Mon amour pour toi ne fanera jamais.

Elle était étonnée qu'il puisse la toucher, même si cette perception semblait inconsistante, telle la caresse d'une légère brise. Hélios la laissa contempler son œuvre un instant, puis il l'accrocha d'un geste tendre dans ses cheveux.

Soudain, elle effleura sa joue, l'air émerveillé.

– Tes yeux...

– Mes... yeux ?

– J'aime tant la couleur de tes yeux, ce vert profond et pétillant... comme un printemps. Je craignais l'avoir perdue, dans mes souvenirs... mais elle est enfin revenue.

– Tu m'as menti... En fait, je me suis complètement égaré, et je suis en train de rêver. C'en est fini de moi, n'est-ce pas ?

– Je t'assure que tu ne rêves pas...

Elle saisit elle-même ses mains cette fois-ci, les enserrant dans les siennes, tout contre elle. Alors que son visage se trouvait si proche, il ressentit la présence de sa Lumière et la chaleur vibrante des sentiments qu'elle lui portait. Pourtant, en réalité, elle était si loin...

– Le temps nous est bientôt compté... alors écoute-moi attentivement, reprit-elle. Le plus important, c'est que Lucien m'a affirmé que si je pouvais te contacter, je pourrai te rendre ta Lumière, et toi aussi, tu peux me contacter si besoin. Il faut garder espoir, mon amour...

– Alors... Ce que tu voulais me dire cette fois là...

– Je t'aime Hélios, tu n'imagines pas à quel point... et je te ramènerai auprès de moi. Quoiqu'il advienne.

Elle déposa un doux baiser sur ses lèvres, une chaleur diffuse et enivrante, puis elle disparut, laissant place au vide devant lui. Un vide inéluctable.

Avant de retourner vers le monde obscur qui l'attendait, il prolongea un instant ces merveilleuses sensations, la tendresse de ses paroles et du baiser qu'elle lui avait offerts. Elle était sa raison d'être et il la rejoindrait. Quoiqu'il advienne.