À peine était-elle arrivée que Boris avait démarré, hésitant :

– Tess...

Tessa faillit éclater de rire parce qu'elle ne l'avait jamais vu avec cet air d'enfant battu. Néanmoins, elle se retint parce que les circonstances l'exigeaient. Boris devait penser avoir perdu le Soleil Noir et elle comptait bien le faire mariner un peu, malgré le temps qui jouait en leur défaveur.

– Oui, Boris ? entonna-t-elle d'une voix doucereuse.

– Hum... Eh bien... On a un gros problème.

– Mmmm... Laisse-moi deviner... le Soleil Noir s'est défilé ?

– Non ! Enfin oui... Pas tout à fait.

Il s'emmêlait complètement les pinceaux et cette fois-ci elle ne pu s'empêcher de glousser. La réaction provoquée chez son interlocuteur ne la rendit que plus hilare.

– Mais enfin, tu as perdu la tête !?

– À supposer que j'aie eu un jour toute ma tête, je l'ai perdue il y a déjà un bout de temps, répliqua-t-elle soudainement sur un ton acide, le fusillant du regard.

– C'est pas vraiment le moment là...

– Je sais. T'as bouclé le périmètre, au moins ?

– Je... Attends, quoi ?

– Le Soleil Noir est en sécurité, Boris. Dis-moi que tu as retrouvé le coupable, maintenant.

Tessa perçut la vague de soulagement dans l'attitude de son interlocuteur. Il ne se détendit pas pour autant.

– On cherche encore, mais ça a été compliqué... Le Solei Noir a disparu comme ça, affirma-t-il en claquant des doigts, sans prévenir. Les plus aguerris ont compris qu'il avait été attaqué, les autres ont pensé qu'il s'était juste évaporé, ça a été la débandade...

– Ne trouve pas d'excuses à ton incompétence.

– C'est facile d'accuser, mais les absents ont toujours tort comme on dit.

À cet instant, quelqu'un fit irruption dans la pièce. Alex ne s'attendait visiblement pas à cette ambiance tendue. Il se figea et se racla la gorge.

– Disons que nous sommes quittes, pour cette fois, conclut Tessa avant de se tourner vers le nouveau venu.

– Désolé de vous déranger mais... On a peut-être une piste. J'ai... entre-aperçu le fuyard, et... hum... Il y a un témoin qui en sait plus...

– Pourquoi tant d'hésitation? Où est cette personne ? pressa Tessa.

– C'est que... Elle fait partie des Oubliés.

– Et alors, quel est le problème ?

– Je... Elle est nouvelle, juste sois sympa avec elle, d'ac ?

Tessa, s'étonna de son air gêné. Alex était pourtant loin d'être un enfant timorée. Les Oubliés en capacité de communiquer se trouvaient rares. Lorsqu'elle aperçut la drôle de silhouette évanescente qui entra enfin derrière Alex, la surprise de Tessa s'exacerba.

La nouvelle arrivante revêtait vaguement forme humaine ; on aurait pu croire qu'il était possible de la dissiper rien qu'avec un souffle d'air. Ceci était encore bien plus insolite. Toutefois, Tessa n'avait pas le temps de tergiverser. Aussi, elle ne prit même pas la peine de demander l'autorisation avant de faire irruption dans l'esprit de cette ombre flottante qui se tenait devant elle, puisque c'était de toute façon le seul moyen d'entamer une conversation correcte.

– Qu'as-tu vu ? interrogea-t-elle de but en blanc.

– J'ai vu clairement celui qui a fait ça. Je peux te montrer son visage.

L'assurance qui perçait dans cette voix fluette frappa Tessa. Décidément, cette personne se révélait vraiment singulière. L'image se transmit clairement dans son esprit. Avait-elle des dons similaires aux siens ?

– N'as-tu rien pu faire pour l'arrêter ? s'enquit-elle.

– Malheureusement non. Je n'ai pas votre don. Je peux simplement lire les pensées, ou les transmettre. J'ai... capté les siennes.

– Tu connais les raisons de ses agissements ?

– C'est un fou. Il a tenté d'exterminer notre Soleil Noir pour accomplir une vengeance personnelle... mais aussi parce que ça l'amuse.

Tessa serra les dents. La Prophétie n'évoquait nullement ce malade. Bien sûr, la Prophétie ne dévoilait pas tout. Une vengeance personnelle... Cela signifiait-il que ce nouvel acteur avait connu Hélios durant sa vie de mortel ?

– Sais-tu où il est allé ? continua-t-elle son interrogatoire.

– Non... Je l'ai poursuivi malgré le chaos environnant mais il a voulu s'attaquer à Alex et moi. Heureusement, un certain Erwan est intervenu avant que ça ne dégénère, mais je n'ai rien pu savoir de plus... J'en suis désolée.

Erwan ? Que venait-il faire dans cette histoire ! Si l'assassin était au courant...

– Me donnes-tu l'autorisation d'accéder à ce souvenir ?

– Oui, bien sûr... acquiesça la Maudite.

La scène se déroula à nouveau sous les yeux de Tessa. Le fauteur de trouble, puis Alex. Elle perçut le cri désespéré de son interlocutrice. Elle avait réussi à s'exprimer ainsi malgré sa malédiction ? Sa surprise fut coupée nette par l'apparition d'Erwan. Son nom, prononcé par Alex. Idiot...

– Tant pis, conclut-elle avec résignation. Tu nous auras au moins aidés à connaître son visage et sa voix. Quel est ton nom ?

– Zéphira.

– Sois fière de faire partie de la Dissidence, Zéphira. Nous vaincrons.

La silhouette esquissa un mouvement qui ressemblait à une sorte de révérence avant de s'éclipser comme elle était venue. Tessa avait senti l'admiration et le respect dans son timbre et ça lui plaisait bien.

Alex semblait encore nerveux mais resta comme cloué sur place. Sans y prêter attention, son frère s'impatienta de sa voix tonitruante.

– Alors, tu as appris quelque chose ?

– Qui est-elle pour toi, Alex ? l'ignora royalement Tessa.

– Euh... Une amie. C'est grâce à moi qu'elle s'est enrôlée ici.

– Bien. Si elle a pu te prévenir, c'est qu'elle tient vraiment à toi. Les vrais amis sont rares. Chéris cette amitié. Va-t'en, maintenant.

– Merci Tess, à plus...

– Merci pour le message subliminal, s'exaspéra Boris une fois que son frère eut disparu. Tu peux me répondre maintenant ?

– Pas grand-chose. Ils ont eu de la chance, Erwan était dans les parages. Sinon nous n'aurions sans doute eu aucun témoin. Par contre, c'est fâcheux pour son infiltration... Alex a prononcé son nom devant lui. Ce salaud est témoin de l'aide qu'il a apportée à des Dissidents, et j'ai un mauvais pressentiment à ce sujet...

– Ça n'aurait pas dû se passer comme ça... On n'avait pas besoin de ça ! Pourquoi l'un d'entre nous aurait-il pu vouloir du mal à celui qui est notre seul espoir ?

– Parce que tu as recruté comme un...

Tessa s'interrompit, consciente que ce n'était pas le moment de débuter une querelle. De plus, elle se trouvait bien mal placée pour lui faire ce genre de remarque puisqu'elle avait déserté les lieux depuis le départ d'Erwan. Depuis leur trahison... Elle reprit la parole en essayant de garder son calme.

– Je voulais dire, parce que celui qui a fait ça est un psychopathe, au même niveau que Donovan.

– Tu sais bien que la magie de protection que Minoru nous a léguée empêche les personnes qui auraient l'intention de nous nuire de s'introduire ici !

– Il n'avait certainement aucune de ces intentions avant d'atterrir ici... Zéphira m'a parlé de vengeance personnelle. Il le connaissait. Avant.

– Tu insinues...

– Il a reconnu le Soleil Noir. Ils se sont rencontrés lors de leur vie précédente, c'est la seule explication.

– Si c'est le cas, le Soleil Noir pourra le reconnaître facilement.

– Ce n'est pas aussi simple... C'est différent pour les Lumineux. Ses souvenirs de mortels ont été effacés. Mais moi, je connais le visage du traître maintenant. Convoque une assemblée.

***

Profitant du calme de la solitude, Hélios s'était adossé contre le bois et avait clos les paupières. Il se sentait déjà mieux, même si un brouillard mental résiduel persistait encore. Plutôt que de se sentir coupable de ne pas descendre aider Tessa, il allait joindre Aurora, envers laquelle il ressentait tout autant de culpabilité. Son alliée avait prétendu qu'il aurait pu être anéanti. La possibilité qu'il y eût un traître parmi la Dissidence n'aurait pas dû lui échapper et il aurait pu éviter de s'exposer inutilement. Malgré ses mauvais pressentiments il s'était laissé convaincre par Tessa et Boris. Il aurait mieux fait d'être plus ferme dans son refus.

Alors qu'il s'apprêtait à la joindre, la voix d'Aurora retentit dans son esprit.

– Hélios ?

– J'allais justement te contacter, les grands esprits se rencontrent !

– Toi... Tu as quelque chose à te reprocher ! l'accusa-t-elle immédiatement.

– Hum... On ne peut donc rien te cacher.

– Correction... « Tu » ne peux rien me cacher.

– Et moi, je sens que tu as quelque chose à m'annoncer... répliqua-t-il.

– Tu ne veux donc rien me dire ? Tant pis...

– Ne t'imagines pas n'importe quoi... Disons juste que je ne suis pas resté aussi tranquille que tu l'aurais voulu.

Aurora marqua une pause. Pouvait-il décemment lui raconter dans quelle pagaille il avait pris la décision de s'impliquer ?

– Je vois. Tu ne peux pas t'en empêcher n'est-ce pas ? désapprouva-t-elle. Toujours à vouloir jouer le chevalier servant.

– Ne sois pas trop dure avec ton chevalier... Il a une migraine affreuse. À toi maintenant.

– Lucien a usé de ses pouvoirs pour manipuler le Temps ici. Je pense que d'ici peu, je serai prête pour le transfert.

– Tu es donc sûre que c'est sans risque ?

– Pour être franche... Lucien m'a affirmé que ça irait pour moi, mais il n'est pas sûr de l'impact que ça aura sur toi.

– Pourquoi ? s'étonna-t-il. Ce ne serait que récupérer ce qui m'appartient.

– Est-ce que tu as réussi à maîtriser les Ombres ?

– Plus ou moins...

– Lucien pense que ta Lumière pourrait entrer en conflit avec ta part d'Ombre qui a pris le dessus.

Hélios fronça les sourcils. Cette possibilité ne lui avait pas effleuré l'esprit.

– Et concrètement, ça donnerait quoi ? questionna-t-il.

– Il n'en sait pas plus que toi ou moi... Les personnes qui ont abandonné leur Lumière pour embrasser les Ombres de leur propre gré avant de changer d'avis sont plutôt rares... Attends... mais en fait, c'est vrai, il n'y a que toi pour faire une telle chose !

– Pas la peine d'être aussi sarcastique... J'ai compris que ma question était idiote.

– Personne n'est parfait, je t'aime avec tes défauts.

– Je peux ne retenir que le « je t'aime » ?

– Si ça te chante.

Hélios pouvait entendre ce sourire qu'il aimerait tant revoir. Alors que ses propres lèvres s'étiraient à leur tour, il réalisa à quel point cette liaison qu'ils parvenaient à maintenir était importante pour lui. Tout le poids du désespoir et des attentes qui pesait sur ses épaules fondait face à la légèreté de leurs échanges. Même si des Mondes les séparaient, la proximité de leurs esprits n'en était que renforcée. Cependant, il déchanta un peu quand Aurora reprit la parole :

– Et si tu m'en disais plus sur ce que tu fabriques de ton côté ?

– La curiosité est un vilain défaut... tenta-t-il pour sa défense.

– Hélios...

– J'aurais essayé...

– Dans quel pétrin tu t'es encore fourré pour subir un mal de crâne malgré notre condition ?

– Rien ne t'échappe...

Comment pourrait-il formuler son récit sans l'inquiéter davantage ?

– Ça t'es déjà arrivé d'avoir l'impression de vivre un évènement que tu as déjà vécu ? l'interrogea-t-il.

– Pas vraiment.

– Drôle d'expérience... Tu crois que ça pourrait avoir un lien avec nos souvenirs passés ?

– J'en parlerai à Lucien, si tu veux. Mais tu t'éloignes du sujet !

– Comment dire... Ça ne va pas du tout te plaire... Version courte : je suis devenu le messie d'une secte dressée contre Donovan, j'ai juste voulu faire un beau discours et j'ai essuyé une petite attaque...

– Et si tu me faisais la version longue pour que tu aies au moins l'infime possibilité de trouver une excuse après avoir déjà piétiné notre marché à ce point ? s'exaspéra-t-elle.

– C'est que... Là je vais avoir besoin de me reposer un peu, ma Petite Luciole...

– Je suppose que ça ne servirait à rien de te demander d'arrêter cette folie... Tête de mule comme tu es. Fais au moins un peu attention à toi, j'aimerais retrouver mon chevalier en un seul morceau.

– J'essaierai, promis !