Tessa jeta un regard vers l'entrée, les lèvres pincées.

– C'est lui, déclara-t-elle.

– Va ouvrir alors... Je suis sûr qu'il sait déjà que je suis avec toi.

Elle se dirigea vers l'entrée, ne sachant trop comment réagir lorsque Erwan se tiendrait devant elle. En ouvrant la porte, elle évita de croiser ses iris insolites et le laissa entrer en silence avant de refermer derrière lui.

– Tu comptais me le dire quand ? commença-t-elle finalement.

– Te dire quoi ? Nos conversations se sont limitées à des piques et des reproches sans fondement jusqu...

– Parce que tu voudrais que je t'envoie des fleurs, peut-être ?

Erwan haussa les épaules lorsqu'elle le coupa, portant son attention ailleurs. Hélios se tenait discrètement au fond de l'unique pièce. Le nouvel arrivant se dirigea vers lui, le fixant droit dans les yeux.

– Alors ce serait toi, le fameux Soleil Noir. Effectivement, tu en imposes pas mal. En revanche, tu manques un peu d'entraînement pour ce qui est du combat.

– Je suis au courant... Merci pour ce constat sans équivoque, ironisa Hélios.

– Un peu d'entraînement ne te ferait pas de mal.

– Sans blague... Et donc, tu te porterais volontaire ?

– Pourquoi pas, répondit Erwan avec un sourire énigmatique.

– Ça va, faites comme chez vous, vous voulez aussi le thé, avec les petits gâteaux ?

Ils tournèrent de concert la tête vers Tessa, qui se tenait les bras croisés, vexée d'avoir été totalement ignorée. Erwan lui lança un regard qui la cloua sur place.

– Ne t'en fais pas, il faudra aussi que je parle avec toi. En privé.

– Ne nous enflammons pas, tempéra Hélios. On peut être sûrs de lui faire confiance, Tess ?

– Je crois bien que oui... souffla-t-elle avec réluctance.

Soudain, Erwan fonça sur Hélios, rapide comme l'éclair et lui envoya son poing au visage. Surpris, il para tant bien que mal mais tomba à la renverse, déséquilibré.

– Pas mal, tu as de bons réflexes. Première leçon : tu dois être toujours prêt. Tu es en territoire ennemi, on peut t'attaquer à tout moment, et tu ne dois faire confiance à personne, à part toi-même.

Tessa jeta un regard noir qu'Hélios intercepta. Elle n'approuvait clairement pas les paroles et la manière d'agir de leur allié. Celui-ci tendit la main pour l'aider à se relever.

– Même ça, ça reste à voir... rétorqua-t-il tandis qu'à la place de saisir cette main il s'élançait pour tenter de déséquilibrer son adversaire d'un coup de pied bien placé.

– Bonne réaction aussi. Deuxième leçon : la contre-attaque reste la meilleure des défenses, continua Erwan en sautant habilement pour esquiver.

Hélios disparut brusquement et réapparut derrière lui, l'empoignant et le menaçant d'une dague sous la gorge. Des milliers d'épines se massèrent alors autour de lui.

– Troisième leçon : ne sous-estimes jamais ton adversaire.

– Trois leçons en si peu de temps, certains devraient prendre exemple, plaisanta Hélios.

Il relâcha son étreinte alors que les aiguilles d'Erwan s'évaporaient dans les airs.

– Mais n'as-tu pas peur de noyer ton élève ? poursuivit-il avec un sourire en coin.

– Nous n'avons pas de temps à perdre, et j'estime que mon élève est assez doué pour assimiler tout cela rapidement.

Tandis qu'Erwan parlait, il lui rendit son sourire et ils se serrèrent la main. Il avait testé les compétences d'Hélios en corps à corps. Il avait bien compris que c'était là son point faible. Pourtant, le Soleil Noir avait un énorme potentiel aussi dans ce domaine. Était-il donc si parfait ?

– Vous en avez fini avec vos enfantillages ? s'agaça Tessa. Non parce qu'on n'a pas que ça à faire non plus... Pendant que vous faisiez mumuse j'ai terminé de reconsidérer et reformuler certaines protections, mais tu devrais quand même couvrir tes arrières, Erwan. Sirius ne sera pas souffrant éternellement. Quand il reprendra du service, il risque de te démasquer facilement après tout ce qu'il s'est passé. Il est plus futé que les autres, même s'il a un baobab dans la main...

– Tu t'inquiètes pour moi ?

– Je te donne juste un conseil, rétorqua-t-elle froidement.

Erwan se figea un instant, hésitant.

– Est-ce que... tu veux bien m'accorder cette entrevue ?

Tessa fixa avec hargne ce fourbe qui l'avait trahie et qu'elle ne parvenait pourtant pas à détester, puis se tourna vers Hélios.

– Nous allons sortir un moment. Il vaut mieux que tu restes là.

– Ça me laissera l'occasion de réfléchir, répondit-il en hochant la tête en signe d'assentiment. Allez-y, je vous laisse comploter derrière mon dos.

– Quoi ? Mais... commença à se défendre Erwan.

– Fais pas attention... Allez viens.

– Il faudra que tu lui apprennes l'humour... taquina Hélios.

– Ouais je sais, rétorqua-t-elle en fermant la porte.

Hélios se sentit étrangement incommodé. Il avait beaucoup d'informations à digérer et ressentait le besoin de se confier plutôt que de rester seul. En réalité, il avait tout simplement envie de parler à Aurora. Serait-il vraiment capable de la contacter ?

Ici, il pouvait abaisser sans crainte ses défenses ; c'était l'avantage. Impossible de prendre ce risque à l'extérieur. Cependant, il ignorait si cette règle s'appliquait aussi à la télépathie vers un autre monde. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer.

– Est-ce que tu m'entends ?

Il n'était pas sûr que le message ait pu passer. Il fronça les sourcils, déçu, mais avant qu'il n'amorçât une seconde tentative la voix qu'il attendait retentit finalement.

– Oui, ça fonctionne !

Hélios sourit au son cristallin de ce timbre qu'il appréciait tant.

– J'étais en train de m'entraîner, Lucien m'apprends comment te rendre ta Lumière ! s'enthousiasma-t-elle.

– T'entraîner ?

– C'est compliqué... mais en même temps assez simple. Il faudra que nous arrivions à nous projeter dans ton esprit, comme la dernière fois. Ça demande beaucoup d'énergie, et le transfert aussi apparemment. Tu dois pouvoir comprendre, tu l'as fait naturellement, lorsque tu m'a offert cette fleur.

– Eh bien... Je ne m'en suis pas rendu compte à vrai dire.

– Même cette conversation nous demande une grande quantité d'énergie, parce que nous communiquons d'un monde à l'autre... Est-ce que ça va de ton côté ?

– Oui. Si tu n'as pas réussi à me contacter jusque-là c'est parce que j'utilise des barrières mentales. Je peux te joindre sans risques ici, autrement ils m'auraient déjà retrouvé.

– Tu es toujours avec cette sorcière...

– Tessa n'est pas si mauvaise qu'il n'y paraît... Et je crois que j'ai un nouvel allié. J'ai appris beaucoup de choses depuis notre dernière conversation.

– Je vais faire de mon mieux pour qu'on puisse enfin te sortir de là.

– Ma Petite Luciole... Il n'y a pas d'urgence, il faut que tu t'économises, d'accord ?

Aurora perçut l'inquiétude qui pointait dans la voix de son bien-aimé. Lucien aussi l'avait prévenue. Néanmoins, elle ne parvenait pas à s'y résigner, trop pressée de parvenir à ses fins. Pourtant ils avaient encore une fois raison, même si elle était loin de vouloir l'admettre. Hélios reprit sans lui laisser le temps de répliquer :

– Tu as eu de la chance que j'aie été au bon endroit au bon moment, mais si je n'avais pas été là ?

– Donovan n'aurait rien obtenu de moi, répliqua-t-elle sèchement.

– Si tu es épuisée, tu ne pourras pas lui résister aussi facilement.

– Tu ne me fais pas confiance ?

– Ça n'a rien à voir ! s'indigna-t-il.

– Tu es mal placé pour me faire la leçon après ce que tu as fait pour me sauver.

– Écoute... Je sais que ce que je vais te dire ne va pas te plaire mais... Tu sais que si j'ai pris cette décision, c'était pour protéger tout le monde. Ma seule personne ne mériterait pas un tel sacrifice de ta part. Donovan nous a eu parce qu'on était à bout. J'essaie juste de t'éviter de commettre à nouveau une telle erreur...

Il s'interrompit, conscient de la portée de ses paroles, avant de poursuivre :

– Ta Lumière est la seule chose qui me permette de rester moi-même : si tu sombres, je sombrerai avec toi.

– Cela n'arrivera pas ! assura-t-elle avec aplomb. Je te l'ai dit, je suis prête à tout pour te ramener.

– Promets-moi que tu feras plus attention à toi.

– Seulement si tu me promets d'être prudent, toi aussi. Je te connais.

Hélios sourit encore malgré lui. Il était vrai qu'il avait commis des imprudences depuis son arrivée sur Tenebrae. Elle reprit sur un ton pressant :

– Marché conclu ?

– Marché conclu.

– Je crois que je vais devoir te laisser...

– Ne sois pas triste, ma douce Aurora. Nous ne devons pas nous précipiter. Nous nous retrouverons le moment venu.

– Oui... À très vite, mon amour.

***

Tous deux silencieux, Tessa et Erwan s'étaient installés sur les racines géantes de l'arbre qui composait l'abri de fortune où Hélios était resté. Elle balançait ses jambes dans le vide et n'osait pas tourner ses yeux vers lui qui s'était adossé au tronc, une jambe repliée contre l'écorce. Que pourrait-elle lui dire de toute façon ? C'était lui qui avait voulu lui parler, alors pourquoi restait-il muet ? Elle hésitait à retourner à l'intérieur, quand il finit enfin par prendre la parole.

– Je suis désolé Tess... Je sais que je t'ai fait souffrir, mais c'était nécessaire.

– Mmmh... C'est juste ça que tu voulais me dire ?

Elle avait répondu sur un ton évasif, évitant toujours soigneusement son regard. Erwan voyait bien qu'elle n'avait aucune envie de se retrouver seule avec lui. À quoi s'attendait-il, en même temps ? Même s'il n'avait aucun souvenir de ce qu'ils avaient pu vivre ensemble, ils avaient été amis selon les dires de Boris. La culpabilité le rongeait sans relâche depuis cette révélation.

– Est-ce que tu voudrais bien qu'on prenne un nouveau départ ? osa-t-il finalement. Je veux dire... qu'on reprenne à zéro...

– J'avais compris le message. Tu ne risques pas de griller ta fameuse couverture en passant du temps ici, au fait ?

– Je te rappelle que je suis assigné à ta surveillance. Tout le monde est un peu... occupé pour l'instant. Personne ne remarquera notre petite conversation.

Tessa hocha la tête. Sa question était idiote, c'était certain, mais elle se sentait démunie face à l'incertitude. Que voulait-il donc, à la fin ?

– Écoute Tess... Ce que je t'ai fait reste impardonnable mais...

– Arrête ton laïus, je me fiche pas mal de tes excuses. Où est-ce que tu veux en venir, exactement ?

– Quoiqu'il en soit nous devons travailler ensemble si nous voulons parvenir à nos fins, débita-t-il d'une traite.

– Il semblerait que nous n'ayons pas le choix, c'est sûr. Si la Prophétie dit juste, le Soleil Noir a besoin de nous. Toi comme moi avons notre rôle à jouer...

Erwan l'observa un moment alors qu'elle fixait un point invisible devant elle. Était-ce de la mélancolie qui filtrait à travers ses rubis incandescents ?

– Tu l'aimes ?

– Hein ?

– Le Soleil Noir...

– Qu'est-ce que tu vas chercher là ! L'amour n'est qu'une farce. Les hommes sont tous des imbéciles... Je n'ai jamais vraiment aimé personne et tu es bien placé pour le savoir !

Cette fois elle l'avait regardé en face et perçut la surprise sur ses traits au charme indécent lorsqu'elle débita ces paroles. Évidemment, c'était stupide. Pourquoi avait-elle laissé échapper une telle chose ? Il s'approcha pour s'asseoir près d'elle et elle résista à la tentation de s'enfuir.

Il ne sait rien... Je lui ai volé ses souvenirs.

Elle ne pouvait nier qu'elle était attirée par le bel Hélios. Néanmoins, ce serait comme avec tous les autres. Une fois qu'elle obtiendrait ce qu'elle voulait, elle se lasserait vite et chercherait rapidement une nouvelle cible. Comme toujours. Comme toujours sauf...

– Désolé, s'excusa Erwan après un raclement de gorge gêné. Je ne sais pas ce qui m'a pris de poser cette question... Passons. Pour commencer, il a besoin d'entraînement.

– Je peux l'aider, on a pas besoin de toi.

– Ce n'est pas ce que tu as soutenu à l'instant.

– Et alors quoi ! Tu as tout fait pour dissimuler ton double jeu jusqu'ici, pourquoi prendrais-tu de tels risques maintenant ?

Après nous avoir sacrifiés... retint-elle de justesse. Bon sang, il ne se souvient de rien, reprends-toi Tessa !

– Parce que le temps est venu, affirma-t-il. Celui que nous attendions est arrivé, et il est notre seule chance. S'il échoue, si nous le laissons échouer, alors tout aura été vain !

Tessa resta silencieuse, bouleversée par toute cette conversation qui l'obligeait à faire face à des vérités qu'elle n'était pas en mesure de digérer. Une main se posa alors sur la sienne. Elle la retira immédiatement, se levant d'un bond. Une colère sourde menaçait d'exploser, bouillonnant dans tout son être. Il fallait qu'elle la contînt. Ce n'était pas le moment de se donner en spectacle.

– Tess...

Il ne se souvient de rien, scanda-t-elle comme une litanie pour se calmer.

– Ne m'appelle plus comme ça. Viens, je crois qu'on en a fini avec cette conversation, lança-t-elle sèchement en se dirigeant vers la porte.

– Non... nous n'avons rien réglé du tout, regretta-t-il à voix basse avant de la suivre.