23. Le dernier jour de Mecia
En musique : le thème du Dragon.
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Ils émergèrent au sommet de la plus haute pyramide de Mecia, dans le temple de Kaldar. Celui qui guide.
Zara les guidait.
Dans son sillage, Ygdra se demanda si le Méditant qu'elle jurait avoir rencontré n'était pas Kaldar lui-même, le dieu de sagesse qui aurait pris une forme intermédiaire pour interagir avec l'humaine.
Les jardins étaient silencieux et couverts de poussière. Le regard sévère, Zara fit le tour des monolithes du temple, estima la résistance du plafond de pierre, prit des mesures rapides et, enfin, se tourna vers le front de la tempête.
Passé la muraille, à un kilomètre de la pyramide, les bourrasques bouillonnaient tout près de Mecia. Les Gardiens s'agitaient vainement sur les remparts. Des détonations étouffées par le vent claquaient, des coups de semonce, ou des essais vains.
« Ici, nous sommes exposés » dit Ygdra.
Zara refusa cette remarque d'un hochement de tête.
« D'ici, vous les verrez venir, dit-elle en désignant l'inconnu derrière le brouillard.
— Qui ?
— Les sept dragons de Sitrim Gar'niota. »
Elle leva la tête, comme si l'air lui apportait une odeur instructive.
« Le Méditant pense que Sitrim doit être déjà mort à l'heure qu'il est. Si tel est le cas, ses esclaves sont libres. Ils ne s'arrêteront pas à Mecia.
— Alors, comment, et quand... intervint un des samekh.
— Il faudra arracher leurs membres, les dévorer, écraser leur crâne et maudire leur nom. Cela devrait suffire. »
Le naturel dans sa voix coupait net leurs questions naissantes. Le Méditant avait échappé à une guerre plus terrible encore ; il se trouvait ici dans son élément.
« Ne perdons pas de temps, dit-elle. Je dois retourner dans le monde supérieur, quérir le corps du Dragon. Une fois de retour, j'affronterai les monstres de Sitrim. Si vous en avez l'occasion, fuyez. D'ici là, j'ai besoin de votre meilleure torsion. Pour protéger ma passerelle de retour, à savoir ce corps, mais aussi pour ralentir l'écoulement du temps.
— Entendu » dit Ygdra.
Sans considération pour la sacralité du lieu, Zara s'assit sur le monolithe couché du temple, un autel sur lequel les habitants de Palm avaient procédé à des rituels millénaires. Tout dans ses actions attestait de sa désinvolture vis-à-vis d'un monde promis aux ténèbres. Cette pyramide serait détruite. Le culte de Kaldar, oublié.
Le front de la tempête avança vers Mecia. Un grondement d'orage l'accompagnait, tout à la fois le roulement d'une vague et les tambours d'une armée en marche. Toute la lumière du soleil ayant été oblitérée, le ciel et le sol de Palm se rejoignaient entre quelques éclats de pâleur ocre.
Zara avait fermé les yeux et pétrifié son corps dans une posture méditative.
Ygdra et les derniers Architectes tracèrent des torsions et les associèrent dans une seule bulle d'espace augmenté. Tant que leur magie maintiendrait cette déformation, rien n'atteindrait Zara. Toute matière entrant dans la sphère ressortirait de l'autre côté, en subissant d'irréparables dommages causés par les distorsions locales de l'espace.
Les minutes avançant, la vérité cheminait dans leurs esprits. Une vérité capable de les détruire : Palm sombrait. Les habitants qui fuyaient la cité des Architectes ne courraient pas assez vite pour échapper aux ténèbres galopantes. Oui, Sitrim Gar'niota avait sans doute trouvé la mort, ses esclaves libérés dansaient désormais comme des ombres de cauchemar.
La silhouette des dragons déchus surgit de la brume. Des pièces de métal arrachées aux blindés des zayin achevaient de se fondre dans leurs armures. Ils apportaient avec eux l'obscurité inflexible du Néant ; celle-ci s'infiltrait déjà dans la bulle des samekh.
Une main de dix mètres s'abattit sur la muraille telle un couperet. Une vague de poussière monta jusqu'à eux. Le vent pesait sur leur maigre défense et, en retour, épuisait leurs esprits. Un des samekhs perdit connaissance.
Les deux visages d'Ygdra gardaient les yeux ouverts. La symbiose parfaite entre ses deux identités maintenait son corps à flot. Les dragons n'étaient pas sur eux qu'il sentait déjà les effets délétères de la force occulte libérée par le Stathme. La réalité alentour semblait se déformer. Les silhouettes des Gardiens de Mecia en fuite, happés par les mains des dragons, s'agrandissaient sous un effet d'optique, pour qu'il puisse lire la terreur dans leurs yeux.
Le temps se morcelait. Les démons en marche faisaient montre de la plus grande lenteur, tandis qu'ils abattaient méthodiquement chaque tour de garde. L'un d'entre eux bondit jusqu'au sommet d'une des pyramides ; les dernières lueurs du jour, filtrées par ses lumières déchirées, dessinaient des malédictions sur les rues et les jardins de Mecia. Il fouilla dans le bâtiment pour déloger une poignée d'humains, déclenchant des avalanches de pierres.
Ygdra entendit le tintement lointain d'un carillon de métal. Il tourna l'un de ses visages vers Zara. Son corps immobile semblait hésiter. Des cristaux apparaissaient sous ses ongles et sur le dos de ses mains. Des excroissances minérales descendaient sur son front. En l'absence du Méditant pour en contrer les effets, la peste cristalline réclamait-elle son dû ?
Nouveau son. Il ne pouvait pas provenir de l'extérieur, que la bulle des samekhs déformait en un entrelacs de masses poussiéreuses et de roches en fusion. Zara avait traversé le monde supérieur et s'était connectée à une autre réalité, une autre planète, peut-être... et de là-bas, la vibration remontait jusqu'à Ygdra.
Les sept esclaves avaient eux aussi entendu ce bruit. Leurs têtes aux yeux multiples se levèrent d'un commun mouvement vers le temple de Kaldar. Leurs narines frémissaient. Leurs doubles mâchoires se serrèrent jusqu'à faire sauter certaines de leurs dents de métal.
« Nous allons mourir ! Palm va être détruite ! » s'exclama un des Architectes.
Il quitta leur alliance et sauta hors de la bulle. Ygdra redoubla d'efforts pour maintenir la torsion en place. Le samekh devint une brindille ballottée par le vent. Il dévala les degrés de la pyramide en se heurtant contre les arcades. Une main s'écrasa sur lui.
Les dragons grimpaient sur la pyramide.
La cloche lointaine sonna une troisième fois.
Pour se donner plus de temps, Ygdra entra en méditation. Zara... les Architectes... les dragons... ils étaient encerclés et leur seul espoir ne donnait pas signe de vie...
« Ygdra. »
Zara était toujours assise, les yeux fermés, mais sa voix avait rejoint le temps ralenti dans lequel se trouvait l'esprit du jeune samekh. Les pellicules de concrétions minérales disparaissaient de sa peau.
« Où es-tu ?
— Je suis partout. »
Une forme astrale – ou physique – surgit à ses côtés, identique à Zara. Son regard d'impératrice fit le tour des sept dragons, dont les gueules s'ouvraient maintenant sur les bouches de l'enfer.
« Qui es-tu ? demanda-t-il.
— Je suis le Dragon. »
Elle s'arrêta sur son corps physique.
« J'ai besoin de ton secours, annonça-t-elle. Afin que le Dragon se jette dans la bataille sans retenue, il me suffit de préserver ce corps. Ce vaisseau est mon attache au monde physique. Tant qu'il sera maintenu en vie, je ne mourrai pas.
Tu es le meilleur indiqué pour cette tâche, Ygdra. »
Le samekh recula et sa bulle d'espace-temps recula avec lui. Les flammes noyaient le temple de Kaldar. Elles avaient déjà carbonisé les autres Architectes. Ne le voyait-elle pas ? Pourquoi continuait-elle de parler avec autant de flegme ?
« J'ai besoin que tu transportes mon corps jusqu'au centre Moloch. Là-bas, tu construiras une bulle d'espace-temps décalée de quelques degrés dans la direction du monde supérieur.
— Nous échapperons à la chute de Palm.
— Lorsque la poussière sera retombée, nous marcherons de nouveau sur ce monde.
— Je ne suis pas égoïste au point de vouloir survivre à tout prix ! Contente-toi de mener ta bataille. Sauve ce qui peut l'être.
— Tu refuses d'être sauvé ? »
La Zara humaine était ce corps immobile, assis sur l'autel de pierre, cerné par les flammes. L'être qui parlait avec sa voix n'était pas Zara, mais le Dragon – ou le résultat d'une symbiose subtile entre l'immortel et l'Architecte.
« Pourquoi moi ?
— Parce que Zara ne doit pas rester seule. Je ne te laisse pas le choix, samekh. »
Elle détourna le regard et Ygdra fut tiré en arrière. Le Dragon avait tracé pour lui une première torsion. Il atterrit sur la pierre, à plusieurs kilomètres de Mecia. Zara le suivait comme une somnambule atone, les yeux ouverts mais vides. L'intégralité de son esprit n'avait pas encore regagné son corps.
Le Dragon avait étendu sa volonté dans l'esprit d'Ygdra. Confus, le samekh ne refusa pas les actions qui lui étaient commandées. Il avala les distances en quelques torsions supplémentaires. La tempête drapait Mecia d'un voile de secret, mais les lueurs d'incendie qui filtraient des cendres en suspension disaient tout du combat en cours.
Le dernier jour de Mecia.
« Et comment suis-je censé descendre ? s'exclama-t-il. Je n'ai pas la capacité de traverser le sol. »
La Zara hypnotisée s'accrocha à son bras. La pierre se liquéfia sous leurs pieds. Ils la traversèrent avec un bruit de succion jusqu'à une caverne artificielle, encore parsemée de tubes à néon.
À des centaines de mètres de profondeur, à en juger par la chaleur.
« Je n'ai pas le pouvoir de bâtir une bulle d'espace stable, protesta-t-il encore.
— Tu l'as » dit Zara.
Il se mit au travail.
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