11. Celui qui guide
Deux jours avant la chute de Mecia
Au neuvième siècle du calendrier terrien moderne, le culte de Kaldor et de divinités associées s'était répandu sur de nombreux mondes. Cela, sans doute, corrobore l'existence des neuf cent quatre-vingt dix neuf sages que le dieu aurait envoyés sur ces planètes pour y planter des graines de vérité.
Mais ces sages disparurent ; ces temples tombèrent en ruines.
Kaldor ne communiquait que par intermédiaires ; et lorsque ces intermédiaires se réduisirent au seul immortel Shani, son influence sur l'univers se fit dérisoire. À l'aube du troisième millénaire terrien, Kaldor avait replongé dans la légende.
Caelus
Celui qui guide.
Aussitôt sorti des convenances et des couloirs tortueux de l'Académie des Architectes, Ygdra s'était dirigé vers le temple du dieu Kaldar, le patron des samekh.
Tous les Architectes de Mecia, bien que versés dans les arts de la magie – divination, projection astrale, torsion d'espace, guérison des corps – ne partageaient pas sa déférence vis-à-vis du mythique fondateur de leurs arts.
La croyance populaire présumait Kaldar le créateur de la magie ; Ygdra le voyait comme le premier à en avoir compris l'usage.
Comme la conscience, don de l'esprit présent dans les humains, les zayin et les samekh, la magie était une force ajoutée par-dessus l'univers, capable de le déformer sans limite, dans toutes les directions possibles.
De tous ces possibles, tous menaient au non-être. Sauf un.
Un seul chemin pouvait préserver l'univers.
Les actions des conscients, les voies de leurs esprits, leur usage de la magie déterminaient la trajectoire de Palm et du reste de l'univers. Or le chemin de la préservation, le seul à mener à l'accomplissement des choses, était le plus ardu de tous. Si difficile d'accès que nul humain, zayin ou samekh ne pouvait prétendre y parvenir seul.
Voilà pourquoi Kaldar, celui qui voit, celui qui guérit, était aussi celui qui guide, dont les signes révélaient aux conscients les actions qui leur permettraient de préserver l'ordre du cosmos.
Ces décisions susceptibles de changer le monde ne se prenaient pas dans le confort d'une maison bien tenue, en période de repos et de calme, mais dans les crises, les épreuves les plus difficiles. La légende de Kaldar faisait écho à la réalité de la vie : le monde y traversait des phases successives marquées par des conflits divins. Chacune de ces crises remontait comme l'écho perpétuel d'une défaite originelle : l'univers était né mal-formé, incomplet. Le seul moyen de le re-construire était de suivre le fleuve du Temps, d'accomplir l'Histoire en suivant le bon chemin.
Ce chemin, promettait Kaldar, percerait la frontière de la fin des temps, rejoignant ainsi leur commencement. L'univers serait corrigé et sa version parfaite naîtrait enfin. Le paradis, en somme, serait engendré lorsque le Temps compléterait sa boucle.
Sommes-nous arrivés à une telle époque ?
Valinor n'existe plus... Mecia ferme les yeux...
Combien de temps avant que l'Académie ne s'intéresse sérieusement à l'arme qui avait balayé Valinor ? Ygdra y pensait en permanence. Il fouillait ses souvenirs en quête du moindre détail, mais ce n'était qu'agiter du sable. Un peu de fumée, un grondement lointain, une tempête de flammes...
Comment pouvait-on détruire en une nuit une cité ancienne de mille ans ?
Sitrim Gar'niota, l'empereur autoproclamé des zayin, se trouvait derrière cet assaut fulgurant. Le maître de Gar'niota n'avait guère apprécié que Valinor se refuse à son empire et quérisse l'aide de ses voisins. Mais comment...
Guide-moi, Kaldar.
Ou bien, envoie-moi un guide.
Ygdra marcha longuement dans l'allée qui cerclait le temple. Les promeneurs s'étaient fait rares ; Mecia s'interrogeait. Une tempête de poussière et de fumées drapait les restes de la défunte Valinor, défiant les lois de la météorologie. Le regard ne pouvait éviter cette protubérance opaque qui semblait se soulever comme une cloque monstrueuse de Palm.
Le plan de Kaldar pour l'univers englobait chaque être vivant, des samekhs les plus orgueilleux aux plantes les plus humbles. Les monolithes rugueux du temple et leurs gravures ancestrales interrogeaient l'âme ; les jardins environnants l'apaisaient. Le temps suspendu offrait à Ygdra un accès facile à l'introspection. Des souvenirs de sa vie passée pouvaient remonter dans sa mémoire.
Celui qui guérit.
On croyait souvent à tort que cette dénomination faisait référence à la magie des samekhs. L'usage raisonné des incantations, combiné à une grande science de l'anatomie, ouvrait tout un champ de prouesses médicales. Mais, comme l'affirmait la maxime, lorsque le médecin soignait, seul Kaldar guérissait. Le médecin restaurait les fonctions du corps ; guérir impliquait que le corps-esprit se change lui-même.
Celui qui voit.
L'usage voulait que Kaldar ait l'omniscience et la prescience. Dans ce cas, pourquoi le chemin vers l'univers parfait demeurait-il drapé de mystère ? Pourquoi ne pas annoncer un plan prédéfini ? Cette querelle dialectique ne menait à rien. Kaldar avait peut-être eu accès à cette connaissance dont rêvent tous les philosophes ; il avait peut-être saisi un aperçu de l'univers parfait, tel qu'il serait lorsqu'il se serait lui-même corrigé. Un univers dans lequel le Temps n'avait pas lieu d'être, puisqu'il était la perfection. Pour autant, Kaldar avait-il le pouvoir de faire advenir cet univers ? Le choix du chemin restait dispersé entre tous les êtres.
Un sage samekh avait parfaitement résumé la difficulté de la légende de Kaldar. L'univers parfait dont rêvaient tous ne pouvait être décrit, ni même imaginé, autrement que dans et par lui-même. Existait-il ? N'existait-il pas ? Question sans réponse. Il avait été créé, il était créé lorsque la fin des Temps rejoignait leur commencement.
Vous prétendez que le Temps a un début et une fin, disait le sage, et moi, je vous affirme que le début et la fin du Temps sont identiques. Regardez devant vous, et voyez l'horizon. La surface de Palm a-t-elle un début, a-t-elle une fin ? Elle a un début : le point où vous vous trouvez actuellement. Elle a une fin : ce même point, où vous reviendrez après avoir fait le tour du monde. Il en est de même pour le Temps.
La fin du Temps advenait-elle ?
La raison redescendit dans son cœur. Les zayin avaient fait usage d'une arme terrifiante, certes, mais sa technologie, sa magie seraient expliquées. L'Académie et le conseil s'éveilleraient de leur torpeur : Mecia ne pouvait pas prétendre détourner les yeux d'une guerre portée jusqu'à ses frontières !
Et si les zayin avaient entre leurs griffes une telle arme, il faudrait bientôt se rendre ou périr.
Guide-moi, Kaldar, ou envoie-moi un guide.
Ygdra sentit une présence inhabituelle, comme si une forme astrale se tenait à ses côtés. Il se retourna, mais ce n'était qu'un humain. Il reconnaissait l'uniforme des Gardiens de Mecia ; le conseil de la cité le mandait.
***
« Présentez-vous, Ygdra. »
C'était une réunion en petit comité, dans une salle minuscule et cossue, autour d'une table de bois. Certains membres de l'Académie, qu'Ygdra avait vus quelques heures plus tôt, reparaissaient sous leurs nouvelles fonctions. Cinq humains, cinq samekhs. La présidente montrait des signes d'empressement et de fatigue.
« Je suis Architecte de seconde classe, diplômé de l'Académie, ès torsions.
— Que faisiez-vous avant-hier à Valinor ?
— J'étais en mission de consultation pour l'ouverture d'une Académie là-bas.
— Qu'est-il arrivé à votre patte médiane droite ?
Il posa les yeux sur le moignon blanchâtre.
— Elle a été sectionnée par un éboulement, qui a manqué de me tuer.
— Que s'est-il passé à Valinor, Ygdra ? »
Architecte de seconde classe, il n'avait jamais eu affaire directement au conseil. La déférence transformée en appréhension l'aurait sans doute cloué sur place... en temps normal. Mais Ygdra évoluait dans un état second. La destruction de Valinor, sous ses propres yeux, avait fait s'effondrer toutes ses certitudes ; sa visite au temple de Kaldar lui avait rendu l'essentiel. Le chemin à suivre se trouvait là ; les bons choix devaient être faits.
« Permettez-moi de reformuler ma question, insista la présidente. Qu'avez-vous vu ? »
Les témoins interrogés devaient avoir mêlé leur compte-rendu d'hypothèses. Or le conseil avait besoin de faits ; ces faits insaisissables malgré leur dimension, noyés dans la brume et les fumées comme la silhouette de ces monstres de cauchemar marchant sur Valinor.
« J'ai vu Valinor s'effondrer sans pouvoir résister.
— Avez-vous essayé de participer à la défense de la ville ?
— Il n'y avait pas de défense. J'ai entendu quelques instants les tirs de mortiers des installations apportées par Ryg, puis les effondrements, la poussière. Les flammes descendaient sur la ville par torrents entiers.
— Ne laissez rien à votre appréciation, intervint un Architecte samekh de l'Académie. Contentez-vous des faits. Nous avons tendance à déformer ce que nous voyons en fonction des sentiments qui nous sont inspirés.
— Je n'ai pas eu le temps d'éprouver des sentiments. La méditation méciane a été ma seule chance de salut. Il ne s'est pas écoulé dix minutes entre le début de l'attaque et le départ du train de rescapés.
— Aucune arme... » dit un homme en uniforme, sans doute le chef des gardiens de Mecia.
La présidente notait.
« Vous ne me croyez pas, dit Ygdra.
— Quelle est votre estimation des pertes de Valinor, du nombre de quartiers touchés ? reprit le samekh.
— Vous ne me comprenez pas. Valinor n'existe plus. La cité n'a pas été envahie, mais écrasée. Si vous comptez les pertes, comptez les habitants.
— Il est impossible que le domaine de Ryg n'ait pas prévu...
— Qui êtes-vous pour décider de l'impossible ? » s'emporta Ygdra.
Le samekh plissa du front. L'insolence du témoin lui déplaisait.
« Vous détournez le regard d'un danger imminent, persista le demi-jeune samekh. Valinor n'existe plus. Demain, le monde s'effondre. Vous savez qui possède assez de folie, l'empereur Sitrim Gar'niota. Vous ignoriez qu'il possédait autant de pouvoir ; maintenant c'est le cas.
— Est-il possible qu'un événement naturel...
— Par Kaldar ! Nous sommes les prochains sur la liste ! Vous êtes...
— Silence » dit la présidente.
Elle leva la tête.
« Nous prenons au sérieux les témoignages concordants des rescapés de Valinor. Tout nous porte à croire que la ville a été anéantie ; les auteurs d'un tel assaut ne peuvent être que les zayin. Si Mecia ne reçoit mot de l'empereur Gar'niota, nous le contacterons nous-mêmes afin de lui sommer de s'expliquer. Quant au domaine de Ryg, sa position dans le conflit devra être clarifiée. Quoi qu'il en soit, Mecia gardera son statut neutre. Vous pouvez disposer. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro