XXXIII. 𝙿𝚛𝚘𝚓𝚎𝚝 𝚙𝚊𝚙𝚒𝚕𝚕𝚘𝚗
XXXIII.
"La perfection même de ma résolution excluait toute idée de péril. Je devais non seulement punir, mais punir impunément.¹"
La barre à mine pesait une tonne dans la main de Charles.
...À vrai dire, il ne se souvenait pas d'avoir déjà eu l'occasion d'user d'une barre à mine. Il était un garçon de nature plutôt pacifiste qui tendait à donner des noms à ses propres livres — les barres à mine ne faisaient généralement pas partie de l'équation. Dans le fond de son crâne, c'était un maelström. Et il le savait bien, qu'il aurait dû accélérer, encore, courir plus vite, à en cracher ses poumons. Il était en colère, peut-être. C'était un sentiment étranger et pourtant viscéral qui observait une explosion fractale depuis ses viscères. Nom de... ! Il avait envie de frapper le pavé de plus en plus fort alors qu'on ne court pas après des morts. C'était ça, l'avantage ; ils restaient assez tranquilles, généralement. Ils ne battaient pas de records de sprint. Un mort devient à peine plus mobile qu'une chaise, quand on y réfléchit.
Il était en colère, oui. Il en était sûr maintenant. Plus vite ! Et parfois, quelques larmes rageuses débordaient de ses paupières, zébraient ses tempes à l'horizontale, parce qu'on laisse toujours ce genre de choses derrière. Il voyait flou. Pour être tout à fait honnête, sa course était si chaotique que c'était un miracle qu'il ne se soit pas encore pris un lampadaire.
« Oi ! Charles ! ATTENDS ! »
...Des pas tout aussi irréguliers semblèrent ricocher dans son dos, ralentir en quelques foulées maladroites, parce que les pavés de Troyes étaient un véritable traquenard pour les chevilles. Charles sentit ses jambes l'abandonner toutes seules ; il trébucha, freina dans un cahot désordonné d'énergie cinétique. Flou. Ses poumons le brûlaient. Il aurait voulu crier, hurler à Rasmus de ne pas l'empêcher, mais au lieu de ça seul un sanglot douloureux parvint à s'échapper de sa cage thoracique. Bon sang, qu'est-ce que c'était injuste ! L'oxygène bouillonnait autour de son crâne ; sifflait dans ses oreilles, et estompait en aquarelles sur le ciel nocturne de Troyes comme les premiers reflets d'une auréole. Les pâles lumières bruineuses des lampadaires jetaient sur son visage de petit prince quelques reflets de minuit. Il reprit son souffle. — ...Se manqua. Tenta de reprendre son souffle.
Rasmus leva une main en signe de paix, lui-même complètement haletant.
« C'est... »
...Qu'est-ce qu'on dit à quelqu'un qui vient de comprendre qu'un homme a probablement tué une gamine ?
Charles ne lui laissa pas le temps de trouver la réponse, agita vers lui la barre à mine, les yeux rougis.
« C'est quoi ? Rasmus, ce type a tué des enfants, et, et si tu savais, » il semblait parti sur une lancée d'indignation rageuse alors que les larmes débordaient à nouveau « Fortunato, si c'est ce que je pense, c'est —
— ...Moche. »
Charles s'interrompit brusquement, cligna des yeux, complètement pris de court.
« ...Pardon ?
— C'est moche, » répéta Rasmus, avec légèrement plus d'assurance. « Il n'y a rien à dire de plus. Et je te fais confiance. J'ai pas besoin de savoir où tu cours. »
Il jeta un regard appuyé à la barre à mine que Charles tenait toujours dans sa main, les jointures blanches malgré tout, comme s'il avait oublié qu'elle ne pouvait pas s'envoler.
« ...Je te suis, » promit-il finalement, après un silence.
"Il faut qu'on sache que je n'avais donné à Fortunato aucune raison de douter de ma bienveillance, ni par mes paroles ni par mes actions. Je continuai, selon mon habitude, à lui sourire en face, et il ne devinait pas que mon sourire désormais ne traduisait que la pensée de son immolation.¹"
...Les coups brutaux qui ébranlèrent la porte d'entrée des Vuillemin réveillèrent Armande avec la certitude soudaine que les Indirectes² et le fisc conjugués étaient en train de raser leur maison.
Elle se redressa, le souffle court, dans le lit qu'elle partageait avec son mari — lequel mari ronflait légèrement à son côté mais les années de mariage ont ceci de bénéfique qu'elles permettent d'occulter ce genre de détails, à la longue. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Par les rideaux légèrement entrouverts, le halo malade d'un réverbère dégoulinait une lumière chétive sur le parquet de la petite chambre.
Elle se leva, nerveuse, sans faire de bruit — passa discrètement une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit de rayonne ; il y eut un étrange reflet de satin, un bruissement, pâle et obscur à la fois dans la pénombre. Qu'est-ce que c'était ? Une inquiétude nauséeuse lui pesait sur les poumons. Les coups retentirent à nouveau ; elle grimaça, s'affaira un peu plus sur la boucle, velours de coton, frémissement, — passa rapidement ses pantoufles de feutre et se hâta vers la porte.
Le petit couloir était grisâtre, saturé d'une demi-noirceur qui ne rendait que les angles des murs, et quelqu'un frappa à nouveau sourdement dans la porte alors qu'Armande dévalait les escaliers. « Oui ! » chuchota-t-elle, inquiète de réveiller quiconque — quoique cela diminuât tout de même assez salement ses chances de se faire entendre. « J'arrive ! »
...Lorsqu'elle ouvrit précipitamment la porte et se reçut à la volée la fraîcheur nocturne d'un halo de réverbère en plein visage, ...ce fut pour tomber nez-à-nez avec le jeune homme du...comment s'appelait-il déjà ?
...Armande décida que ça n'avait pas d'importance. C'était celui qui était si gentil d'habitude et qui, actuellement, ressemblait presque à un fou. Elle s'autorisa une demi-seconde pour choisir si elle devait effectivement le prendre pour un fou.
« On — on doit aller dans la chambre de Jérémie, » haleta-t-il aussi sec, sans lui laisser le temps de digérer l'information, agitant maladroitement ce qui ressemblait à une barre à mine de sept kilos. Ses cheveux s'étaient en désordre collés à son front ; le carreau droit de ses lunettes, à moitié opaque — il y avait une urgence qui déflagrait de sa personne, tordait pratiquement les lignes de champ. C'était dans ce genre de situations que l'humain laissait tomber toute norme de société et s'en référait à son instinct primitif.
L'instinct d'Armande fut plus fort qu'elle-même. Elle s'effaça brusquement sans même réfléchir et lâcha mécaniquement : « premier étage, porte de gauche. »
Charles ne l'avait même pas attendue. Il s'était précipité à l'intérieur, gravissant les escaliers par blocs de deux marches — derrière lui il y eut un genre de cri étranglé qui semblait dire attends-moi et puis, une seconde silhouette s'empressa sur ses talons. Le fracas dérapa à l'étage, il y eut un bruit de porte qu'on ouvre. Blam, blam, blam.
Puis, le silence.
Armande ne bougea pas tout de suite.
Puis elle sentit quelque chose se rompre à l'intérieur d'elle-même, comme une lassitude profonde, et sans même en avoir conscience elle se laissa glisser à terre, le long du petit mur fraîchement repeint à la chaux. Elle s'assit dans une flaque d'ombre. Il y a quelques mois encore ils se demandaient s'ils mettraient des roses dans le jardinet...
Est-ce que
c'était
enfin
fini ?
Armande Vuillemin entendit un souffle long s'échapper de ses lèvres.
Enfin.
Elle était si fatiguée.
Elle se recroquevilla sur elle-même, ...et écouta son cœur battre.
"Mon ami, non. Ce n'est pas la question de l'invitation, mais c'est le cruel froid dont je m'aperçois que vous souffrez. Les caves sont insupportablement humides ; elles sont tapissées de nitre.¹"
Charles respira.
Il sentait chacun de ses membres, là, figés, avec une acuité presque douloureuse — et le tissu de sa chemise qui frôlait ses épaules, et le froid brûlant de la barre à mine dans sa main. À vrai dire le temps s'engluait si fort que le moindre battement de cœur pulsait contre quelque chose qui n'avait pas lieu d'être. C'était le monde qui était immobile plutôt que lui. Le sang fluait et refluait à ses oreilles comme un coup de grisou.
Son ombre se projetait sur le mur blanchi à la chaux, et pourtant —
...Pourtant, il ne parvenait pas à abaisser le bras.
C'était peut-être ridicule. Là, planté sur ses appuis, la barre à mine levée maladroitement, toute droite dirigée ver le mur trop clair. Un gros carré de blanc se projetait dessus, avec une lumière presque douloureuse. C'était la lune. Le reste était si noir...
...Mais Charles ne voyait qu'une chose.
Il s'était figé, en croisant des yeux qui le fixaient. Maintenant il ne parvenait plus à s'en détacher.
À vrai dire — à vrai dire ça n'était que des yeux d'enfants. Mais ils étaient pleins de larmes.
Jérémie ouvrit la bouche, et un petit souffle triste s'en échappa.
« ...Je...je vais partir, c'est ça ? »
Charles ne parvint pas à bouger. Ces simples mots tournaient comme en boucle et en boucle.
Contact de sa propre chemise. Temps englué.
...Ses lèvres étaient terriblement sèches.
"En parlant ainsi, Fortunato s'empara de mon bras. Je mis un masque de soie noire, et, m'enveloppant soigneusement d'un manteau, je me laissai traîner par lui jusqu'à mon palais.¹"
Trois minutes plus tôt, chambre de Jérémie.
Charles avait ouvert brusquement la porte d'une manière profondément non designée par le moindre ingénieur des portes, quoique — si toutefois ce métier existât quelque part dans le multivers ; des grosses plaques de lumière nocturne se reflétaient périodiquement sur les murs comme les vignettes d'un étrange zootrope. Blam. Charles freina, la mâchoire crispée, se força à respirer, s'essuya les yeux du revers de la manche. Ça va aller.
Inspire, expire.
La barre à mine pesait une tonne dans sa main. Le souci avec l'obscurité est qu'il est facile d'y perdre l'équilibre sans s'en rendre compte.
« Il faut frapper contre les murs. »
Rasmus, qui venait d'entrer à sa suite, se figea presque sur place — il prit trois secondes avant de réagir, puis hocher la tête. Il faisait tellement noir, un contraste aigu qui se renfonçait au fur et à mesure que Charles sentait l'adrénaline lui ronger la tension. Charles devinait le petit lit de Jérémie. Il ne voulait pas y penser.
Toc, toc, toc.
La barre à mine pesait tellement lourd —
Rasmus progressait doucement, mètre après mètre, toquant soigneusement contre la paroi. Le son rendait plein.
Toc, toc, toc.
Plein, et puis —
...Charles tiqua. Il y eut soudain quelque chose de creux, de dérangeant aussi. Rasmus se figea, fit un pas en arrière, comme pour s'éloigner du mur. Il avait entendu, lui aussi.
Ne pas y réfléchir.
C'était en plein milieu d'un de ces carrés de lumière, comme la lune lorsqu'elle caresse une tombe.
Charles prit une profonde inspiration, ...puis il leva la barre à mine.
"Je pris deux flambeaux à la glace, j'en donnai un à Fortunato, et je le dirigeai complaisamment, à travers une enfilade de pièces, jusqu'au vestibule qui conduisait aux caves. Je descendis devant lui un long et tortueux escalier, me retournant et lui recommandant de prendre bien garde. Nous atteignîmes enfin les derniers degrés, et nous nous trouvâmes ensemble sur le sol humide des catacombes [...]¹"
Trois minutes plus tard, même lieu.
Il ruisselait une telle impression de fragilité de la silhouette frêle de Jérémie que les bras de Charles retombèrent contre son flanc, impuissants, presque soudain frappés par une fatigue existentielle de plusieurs jours maintenant. La barre à mine pesait une tonne dans ses mains. Elle lui semblait si lourde, attirée vers le sol par une force de gravitation qu'il ne contrôlait plus.
Dans les yeux d'Ophélie — qui se lisaient si bien derrière ceux du garçonnet —, quelques larmes commencèrent à monter. Elles étaient presque imperceptibles mais la lune y mettait de la lumière.
Il faisait noir.
Charles sentit sa gorge se nouer.
Jérémie laissa échapper un petit bruit, presque étouffé — un reniflement de qui voudrait cacher les pleurs qui montent. Tout doucement, il s'essuya les yeux. Il ne voulait pas être vu. Charles le voyait pourtant si bien, là, sous la lumière ténue qui tombait en traits de clair-obscur, avec son silence et...
...Et puis, il y avait autre chose.
Ce fut Ophélie qui l'exprima avant quiconque, ...et ça brisa le cœur de Charles.
« J'ai...j'ai peur, » avoua-t-elle d'une toute petite voix.
Charles sentit sa gorge se nouer. Le corps du petit garçon semblait soudain minuscule, comme écrasé par les ombres — à peine une étincelle de lumière, un feu follet posé là, sur ce monde, ...et qui risquait de s'éteindre. Il se cachait les yeux avec les mains, pour essuyer ses larmes. Ça n'étaient pas les larmes qui importaient. C'était tout le reste.
Doucement, Charles s'agenouilla, sans un bruit.
Il n'y a d'habitude que dans les églises qu'on est si silencieux.
« Ophélie... »
Il ne savait pas quoi dire. Que pouvait-il ajouter ? Elle avait bien le droit d'avoir peur. Lui aussi avait peur. Mille fois moins qu'elle, peut-être.
Ophélie cacha son visage derrière les mains minuscules de Jérémie, secoua la tête. Il entendait son souffle, derrière, comme si elle se retenait de pleurer, qu'elle était si courageuse. Tu vas obéir au médecin et être bien brave, d'accord ? Sauf que Charles lui-même ne savait pas ce qu'il y aurait au bout. « Ça va aller, » promit-il doucement, et, non, il sentait ses yeux le brûler. Ça n'était pas censé finir comme ça, si ? C'était la conclusion de cette foutue histoire. À la fin ils vivent heureux. C'était ce que leur promettaient les livres.
La vie, c'est pas des livres, Charles.
Pourtant Ophélie avait été sacrifiée sur leur autel.
« ...J'ai peur de ce qu'il y a après. »
La petite voix d'Ophélie était à peine perceptible, un aveu, peut-être, alors qu'elle redressait son visage, et qu'il y avait dessus de l'inquiétude, des larmes, beaucoup, et puis, aussi, — cette petite cassure mélancolique des enfants qui n'ont pas eu le temps de l'être. L'eau sur ses joues faisait un reflet triste à la lumière de la lune. Elle avait peur. Elle était si brave.
« Est-ce que tu sais ce qui va m'arriver ? »
...Ça n'était pas censé finir comme ça. Ç'aurait dû être une libération, mais Charles comprit qu'on ne libère jamais les morts. Seulement ceux qui restent. Et ils n'avaient pas vraiment le choix.
Un poids indicible lui alourdit la poitrine.
« Je...je ne sais pas, » avoua Charles d'une voix douce, et qui se brisa toute seule.
"Tout au fond de cette crypte, on en découvrait une autre moins spacieuse. Ses murs avaient été revêtus avec les débris humains empilés dans les caves au-dessus de nous, à la manière des grandes catacombes de Paris.¹"
Charles se pencha, doucement, ...sans trop réfléchir prit délicatement le petit garçon dans ses bras. Qu'est-ce qu'il pouvait dire de plus, après tout ? J'ai peur de ce qu'il y a après. C'était tellement compréhensible, légitime aussi. Il passa sa main dans le dos de l'enfant, le sentit frissonner un sanglot. Elle était terrifiée. Pourtant elle restait là, debout, essayant de cacher ses larmes.
« Tout va bien se passer, » chuchota-t-il, la gorge nouée. « Tu vas enfin être en paix... »
Il sentit Ophélie hocher la tête, contre son épaule, — mais il restait cette tension dans tout son corps, cette façon qu'elle avait de fermer fort les yeux et tenter de ravaler ses sanglots. Elle serrait ses poings contre sa poitrine. Charles ne voulait pas voir à quel point elle ressemblait à un chaton perdu, tout seul, ...et qui comprend qu'il va mourir.
« C'est comment, la paix ? » demanda-t-elle alors, d'une toute petite voix.
Charles ne répondit pas tout de suite. Il aurait voulu trouver les bons mots, mais ses yeux à lui aussi commençaient à être flous, et, bon sang, il ne savait pas.
Solitaire.
Ce fut la seule chose qui lui vint à l'esprit mais il la ravala, très loin, serra la mâchoire pour s'empêcher de pleurer lui aussi. Ne la laisse pas tomber. Elle a besoin d'une présence.
« Juste, » répondit-il doucement.
Il espérait qu'elle n'entende pas que quelque chose s'était coincé dans sa gorge, un gros morceau de regrets et de tristesse, aussi. Ophélie ne bougeait pas. Elle s'était tendue dans son propre instant et elle le serrait fort dans ses bras en attendant que...
...Il n'y aurait rien, au bout de cette phrase.
« Charlie ? »
Son nom avait été prononcé presque en un souffle, parce qu'elle ne voulait pas s'accrocher au temps qui passait encore trop vite. C'était bientôt fini. Qu'est-ce qu'elle était courageuse. Un peu recroquevillée, un peu brave, à se comporter comme une grande dans le noir, — et pourtant Ophélie n'avait jamais rien eu en retour, pas même quelqu'un pour la prendre dans ses bras.
« Oui ?
— C'est...c'est normal d'avoir peur ? »
Inspire, expire. Charles aurait voulu prendre sa place. Partir au lieu d'elle et lui donner la vie de fillette de neuf ans qu'elle n'aurait jamais eue, lui offrir toute son âme et s'écrouler, là. Elle grandirait, ferait peut-être des études, se marierait si elle le voudrait, et puis, des années plus tard, elle s'éteindrait comme une étoile dans une petite maison champenoise, alors que la lune brillerait fort dans le ciel.
...Ça n'était pas ce qu'on avait décidé pour elle.
Il ferma les yeux à s'en faire mal aux paupières, parce qu'il ne voulait pas qu'elle le voie pleurer. « Oui. C'est normal, » acquiesça-t-il doucement, la voix enrouée. « C'est normal. Tu es courageuse. »
Il entendit derrière lui le tintement désolé de la barre à mine, que Rasmus venait de récupérer. Ophélie se raidit dans ses bras, le visage crispé. Ça n'était plus qu'une question de minutes. « Cht. Chht, » souffla Charles en passant délicatement une main dans les cheveux de Jérémie. « C'est bientôt fini. Respire. »
Elle ravala un sanglot, se blottit contre son épaule. C'était injuste, tellement injuste. Charles resserra ses bras contre elle, mais il savait qu'il ne pouvait pas saisir de l'air, qu'elle s'en irait peu importe à quel point il tiendrait bon. Ça faisait bien longtemps qu'elle n'était plus qu'une petite lumière.
Ses yeux le brûlaient si fort —
"En un instant, il avait atteint l'extrémité de la niche, et, trouvant sa marche arrêtée par le roc, il s'arrêta stupidement ébahi. Un moment après, je l'avais enchaîné au granit.¹"
Tchac.
Charles tressaillit, et Ophélie aussi, mais aucun son n'eut la force de s'échapper d'eux. Un. Ils ne servait même plus à rien d'ouvrir les yeux. Charles entendit, derrière lui, le bruit pailleteux de la pluie de plâtre qui retombait doucement, alors que Rasmus avait déjà entamé d'un grand coup le mur tout blanc.
Derrière la peinture, les gravats et poussières de brique laissaient sur la lumière comme une grande coulure sanguinolente.
« Ça va aller, » promit Charles dans un souffle, passant doucement une main dans les cheveux de la fillette. Elle le tenait, fort, parce qu'elle avait besoin de cette présence. On ne devrait jamais avoir à comprendre ce que signifient ses derniers instants quand on a pas encore dix ans. Charles ravala un sanglot et chuchota : « respire. »
"Puis il y eut un long et obstiné silence. Je posai la seconde rangée, puis la troisième, puis la quatrième ; et alors j'entendis les furieuses vibrations de la chaîne. Le bruit dura quelques minutes, pendant lesquelles, pour m'en délecter plus à l'aise, j'interrompis ma besogne et m'accroupis sur les ossements.¹"
Tchac.
Un sursaut, comme si le coup les avait frappés dans les côtes. Deux. Charles s'accrochait à Ophélie. Je ne te lâcherai pas. Il ne comptait pas partir avant que ça ne soit fini. Un sanglot échappa à la fillette, de peur et de cette tension trop longtemps maintenue ; Charles passa sa main dans son dos. « Ça ne va pas faire mal » promit-il, les yeux fermés. Il n'en savait rien. Il pensait que ça pourrait aider. « Je reste avec toi jusqu'au bout. »
Tchac.
Bon sang, quand est-ce que ça allait finir —
"Une suite de grands cris, de cris aigus, fit soudainement explosion du gosier de la figure enchaînée, et me rejeta pour ainsi dire violemment en arrière.¹"
...Et puis il y eut ce soudain fracas — Rasmus recula précipitamment alors qu'un pan de mur s'écroulait dans une fractale de poussières, à force de coups de barre à mine. Une demi-seconde il ne vit plus rien, agita vainement ses mains devant ses yeux — puis ça retomba. Comme une chape de scories qui s'écroulèrent en volutes.
Le trou qu'il avait dégagé dans le mur faisait comme un grand cœur noir.
Mais derrière...
Il aurait tellement voulu que Charles se soit trompé.
Il aurait tellement aimé que —
Rasmus resta figé devant l'obscurité, quelques instants, et ses yeux voyaient au-dedans quelque chose qu'il n'aurait pas voulu voir. C'était trop tard. C'était...c'était là, comme un reflet d'opale dans le noir, juste devant lui. Il ne savait pas vraiment quoi faire.
Est-ce que les larmes qui pointaient se voyaient ?
Oh — au diable, après tout. Charles ne regardait même pas. Il essuya son œil, et pourtant — pourtant c'était tellement gros et tellement injuste qu'il aurait voulu...ça dépassait les mots, aussi.
Rasmus connaissait la Mort. C'était une vieille amie.
Il avait décidé depuis longtemps qu'il ne mériterait plus que ses bras le jour où il parviendrait à s'y habituer.
"Je fis un effort, et j'ajustai la dernière pierre ; je la recouvris de mortier. Contre la nouvelle maçonnerie je rétablis l'ancien rempart d'ossements. Depuis un demi-siècle aucun mortel ne les a dérangés. In pace requiescat !¹"
Parce que derrière ce mur, par le grand trou en cœur qu'on venait d'y ouvrir, ...il n'y avait qu'un minuscule squelette tout blanc, assis dans un coin, sur lequel couraient une poignée de dermestres et trogides —
Et, peut-être que, depuis si longtemps, ...c'était la première fois qu'il voyait la lumière de la lune.
"« Je bois aux défunts qui reposent autour de nous !
— Et moi, à votre longue vie ! »¹"
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² Surnom d'époque de l'Administration des Contributions Indirectes, organisme responsable de la perception des taxes indirectes dissous en 1948 dans l'appellation générale de DGI (Direction Générale des Impôts). Aimait bien rentrer chez autrui avec sa semelle dans la porte.
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¹Tous les extraits en italiques gras sont extraits de la Barrique d'Amontillado, nouvelle d'Edgar Allan Poe publiée en 1846.
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