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XXVIII. 𝙳𝚎𝚛𝚖𝚎𝚜𝚝𝚎𝚜 𝚎𝚝 𝚝𝚛𝚘𝚐𝚒𝚍𝚎𝚜

XXVIII.



Extrait du carnet de Natanael Fredriksson


18 Mars 1917, Troyes


C'est sans réelle gaieté de cœur que je dois bien admettre que ma nationalité me soulage d'une grande épine dans le pied. La neutralité de la Suède me libère en effet assez de temps pour éviter d'aller me faire lentement mais sûrement mutiler au front — du reste, je ne m'en fais pas pour mes collègues ; Quincey a toujours eu cette inébranlable capacité à se tirer des pires situations et Silas n'aurait n'importe comment pas supporté de rester inactif dans une telle époque. Je ne coucherai pas sur papier de quelconques inquiétudes entendu que je m'avère persuadé de ce qu'elles n'auraient rien de constructif à faire dans un ouvrage de sciences.

Du reste, ma solitude relative au sein du Département — les Hiljainen nous harcèlent pour nous confier un jeune élément de leur nombreuse progéniture ; j'ignore sur quoi le patriarche aura pu argumenter sa non-réquisition au sein de l'armée ; cette famille ne m'est pas sympathique — me permet au moins d'analyser le cas de la petite Cora tant que je le peux.

En ce qui concerne cette enfant, j'ai l'orgueil de croire que mes soins assidus sont parvenus à apaiser très nettement ses brûlures. Les sédatifs traditionnels si besoin, les pansements de cérat et les bains salins conseillés par l'Hôtel-Dieu ont eu leur petit effet ; la cicatrisation me rend sincèrement optimiste, d'autant qu'elle s'avère pratiquement complète.

La jeune Cora, quant à elle, est véritablement une jeune fille bien plus fascinante qu'on ne pourrait le croire. L'accident la privera probablement de la parole tant son visage se révèle rigidifié par les cicatrices chéloïdes ; cependant elle ne s'y attarde pas. Elle se fait très bien comprendre par le biais de son carnet et je dois avouer qu'elle m'impressionne plutôt. Il serait hypocrite de ma part de me garder d'admettre que je m'y attache — cette petite a cette force de caractère silencieuse qui me la fait voir peut-être comme l'enfant que je n'aurai jamais. Ça n'est, en y réfléchissant, ...pas vraiment la question. Nous discutons de lui concevoir un masque. Se voir elle-même dans un miroir lui est difficile.

Lundi, elle m'a toutefois tiré les cartes, ...et il est des choses que j'aurais préféré ne pas savoir. 

À la nuit tombée, même jour.


L'endroit était bleuâtre.

« Nuit noire », de l'avis de certains, est une expression globalement assez incorrecte. Tous évoquent la nuit comme une période où les couleurs s'avalent entre elles jusqu'à ne laisser, à peine, — qu'un genre de mare de goudron qui bouillonnerait jusqu'à l'aube. Physiquement parlant, cet énoncé est franchement faux et ce pour plusieurs raisons.

La première est que la nuit n'est pas stricto sensu dépourvue de lumière. À vrai dire, autrement en évoquer les ombres n'aurait pas beaucoup de sens ; on a peur non pas de ce que l'on ignore mais de ce que l'on devine.

La seconde était que Charles était à peu près certain que l'endroit flottait dans cette espèce d'indigo étouffant qui rappelait les quelques minutes après minuit.
Il était conscient, bien sûr, qu'il serait incapable de se souvenir de quoi-que-ce-soit dans quelques heures — on ne refait pas près de seize ans de décès en pointillés d'un claquement de doigts. Il trouvait ça dommage, en un sens. Pour être tout à fait honnête, ça n'était pas comme ça qu'il se représentait l'outre-tombe.

La petite chambre de Jérémie se baignait d'une couleur de demi-pleine lune et il trouvait à l'endroit une drôle de sensation de ce que le temps s'y serait arrêté.

Tic, tac.

Trois flocons de poussière flottaient en lévitation dans un rayon d'argent tombé tout droit du vasistas, et le halo endeuillé du petit lit de camp reflétait comme une pâleur de linceul — l'étrange clarté fantomatique que Charles se figurait bien, et , toute seule, assise sur le matelas et les jambes dans le vide qui disparaissaient dans les coulures d'ombres, ...se tenait la silhouette menue que le jeune homme s'était si longtemps imaginée.

Petite — sept ans tout au plus — encore vêtue de sa vieille blouse de coton gris, et une chevelure toute blonde retenue en deux couettes. Ophélie apparaissait comme cette image de l'enfance telle qu'on se la trace dans les contes pour tout-petits ; de grands yeux gris et de bonnes joues qui avaient cessé d'être roses depuis longtemps déjà. Charles se redressa, le souffle court. Il réalisa que dans son état, il n'avait aucune espèce de certitude de ce que le concept de redressement ait encore le moindre sens.

Tout flottait dans une sorte d'inertie poisseuse et le monde avait été frappé de daltonisme. C'était, à peu de choses près, ...en ces termes qu'il aurait pu décrire l'endroit par la suite. Il n'y aurait pas de "par la suite", songea-t-il, avant de décider de repousser l'idée.

« ...Ophélie ? » demanda-t-il doucement, comme pour se pincer.

La petite pencha la tête sur le côté, et le blond terni par la griseur ambiante de ses cheveux jeta comme un reflet de satin mort. « Bien sûr, » assura-t-elle, presque bravache, sans cesser de balancer doucement ses jambes dans l'ombre du petit lit de camp. « Je te l'avais dit, que je te connaissais.

— On s'est...déjà parlé ? De ce côté ? » demanda Charles d'une voix douce.

« Non. » Elle secoua la tête. « Mais je t'ai déjà vu. La nuit, parfois, tu passais dans la rue, l'air perdu, et puis je te voyais, aussi, par la fenêtre. On ne voit pas grand-monde la nuit et je ne savais pas vraiment si tu étais vivant ou mort. C'était...étrange. Un peu des deux.

— C'est assez bien résumé, » admit Charles avec une petite grimace. Il se redressa, un peu, balaya du regard l'endroit. C'était donc ça, la mort. Un autre côté affreusement vide et apparemment dépourvu de toute énergie vitale comme une photographie argentique — le temps semblait pratiquement s'y écouler avec effort. C'était logique, en un sens ; ça ne voulait pas dire qu'il aimait le spectacle. Charles se força à respirer, profondément.

...Et puis ses yeux revinrent à Ophélie. C'était pour elle qu'il était là, après tout ; pour comprendre les circonstances de sa mort et lui permettre de retrouver la paix. À la voir , tangible, dans la tenue qu'elle portait peut-être même probablement le jour de son départ, son besoin de l'aider redoubla. Elle restait une petite de sept ans. "Fantôme" n'était qu'un adjectif.

« Je peux... »

Il se pencha doucement vers elle, hésita une seconde. C'était comme rencontrer une connaissance épistolaire de toujours ; soudain il reprenait conscience de la gravité absolue de la situation.

Charles prit une profonde inspiration.

« ...Je peux te poser quelques questions ? »

L'état de Rasmus était inexplicable.

Il avait tout juste eu le temps de sortir en trombe du Café des Granges qu'un flot quasi-hémorragique de flashes lui avaient dégringolé dans le crâne comme les premières contractions d'une parturiente en travail. Ça ne lui était jamais arrivé, et surtout jamais avec cette intensité — jamais comme un cri de banshee qui lui touillerait le cerveau en neige. Il se souvenait du froid soudain de la nuit tombée, de l'air qui lui avait paru de l'eau, de la sensation de se noyer en respirant. Il était essoufflé presque autant qu'après une course de plusieurs heures, manqua de s'étrangler sur son propre oxygène. Et c'était dire ; Rasmus ne courait jamais.

Il s'appuya sur ses propres genoux, résista à l'urgence de se rouler en boule par terre et d'attendre que l'accès passe. Il ne devait surtout pas réfléchir au bruit où il le ferait laser en effet de larsen. C'était comme ça que ça fonctionnait ; un ping-pong terrible entre sa conscience et l'extérieur (car Rasmus trouvait que Freud était un sale petit arnaqueur qui devrait se poser de sacrées questions quant au fait de tenir ses cigares d'une façon très suspecte sur l'intégralité de ses photos officielles). Le médium ferma les yeux ; c'était mieux mais pas tant.

Charles est en danger.

C'était venu comme une certitude et il était à peu près sûr de ne pas avoir signé pour ce genre de sixième sens à la naissance. Ou peut-être que si ? Les Hiljainen étaient porteurs d'un sacré bazar génétique et percevoir la voix des morts en faisait très nettement partie. Ses parents lui avaient même acheté un gâteau lorsqu'à trois ans, il avait fondu en larmes parce qu'une voix bizarre lui chuchotait toute seule dans l'oreille qu'il méritait le bûcher et qu'il parlait à Christian IV. Le jeune homme pouvait légitimement se plaindre des méthodes éducatives familiales, mais il devait bien leur rendre ce qui leur revenait ; sans leur chemin tout tracé, il se serait probablement cru fou.

Rasmus redressa la tête, le souffle court et une impression de froid désagréable sur le visage, comme si de la sueur y avait condensé. Au loin la Champagne vallonnait par des creux et des bosses d'encre de Chine ; un mince fil de soleil rasait l'horizon comme une nappe de feu. Les étoiles noircissaient déjà le ciel.

Les yeux gris pâles du garçon balayèrent fiévreusement le paysage, à la recherche de, il ne savait pas, — ce foutu taxi, ou peut-être autre chose. Il n'était pas très bon en technologie et avait plus ou moins arrêté son apprentissage au concept de la roue, mais pour la première fois de sa vie il sentit poindre tout au fond de lui un genre de soulagement coupable de ce que Marie soit parvenue, par pur chantage, à lui enseigner des rudiments de conduite. Ça pourrait toujours servir s'il devait voler un moyen de transport quelconque. Il ne l'admettrait jamais à haute voix, s'entend. L'histoire raconterait qu'il était venu en courant vite, point.

...Au loin, il crut percevoir la forme lourde et presque chitineuse d'une vieille C4 jaune.

Rasmus n'entendit pas vraiment la porte du café s'ouvrir enfin derrière lui, ou le carillon exaspérant tinter beaucoup trop longtemps pour son crâne épuisé, ou encore la voix d'Hawthorne l'appeler comme de très loin pour lui demander ce que diable il fichait, ce qui au fond était une traduction franchement poétique et délicate de ce qui avait effectivement été dit. Le médium retint son souffle, ...et ses jambes se mirent presque d'elles-mêmes à dévaler la pente en direction de la voiture sans un regard en arrière — s'il y avait quelque chose là-haut, il ne pouvait pas décemment le planter là, si ? Pas après...tout ça. Il allait tomber sur un conducteur un tant soit peu sympa, c'était littéralement écrit dans les lois de la justice de l'univers.

Il ne prêta pas vraiment attention, en s'approchant, à l'activité étrange à laquelle le conducteur en question s'adonnait au niveau du petit étang auprès duquel avait été garé son véhicule. Il ne jeta pas un seul regard au visage soudain livide que l'homme releva vers lui, ni au petit carton qu'il avait posé à côté de lui, dans la vase. L'individu avait les bras trempés jusqu'aux coudes mais Rasmus s'en fichait ; il faisait ce qu'il voulait tant que ça ne cassait pas les pieds d'autrui.

Et puis, à vrai dire, ...il avait d'autres chats à fouetter.

« Je m'appelle Rasmus Hiljainen, » lâcha Rasmus d'une traite en freinant brusquement à une vingtaine de centimètres vraiment très inadaptés du conducteur en question — à le regarder le médium avait les traits anxieux et les yeux écarquillés et des mèches de noir s'échappaient de son catogan pour tomber encore plus sur sa figure que d'habitude, ...ce qui donnait peut-être plus l'impression d'un genre de fou dangereux sous l'emprise d'une quelconque substance illicite qu'autre chose, mais étrangement l'inconnu se contenta de tressauter et tituber d'un pas en arrière. « En fait, j'ai besoin de rentrer à Troyes. Comme, très très vite. Mon ami est en danger. » Ça aussi, ça resterait entre eux seulement. Rasmus n'appelait les gens qu'uniquement "collègues".

« Ah — ah bon ? » balbutia l'individu, nerveux.

Encore une fois la façon dont il poussa discrètement du pied le carton en direction de l'étang en aurait rendu plus d'un soupçonneux ; Rasmus était actuellement concentré sur une seule mission et elle n'impliquait pas le moindre carton. « En fait, » tenta précautionneusement le médium en tendant ouvertement le cou en direction de la voiture, « ...je crois que vous avez quelque chose qui pourrait sérieusement m'aider.

— Oh — ah oui, » balbutia l'homme, effectuant un genre de volte-face profondément suspect selon le vecteur déplacement que les yeux de Rasmus dardaient très ouvertement vers son véhicule. « Oui, euh...en effet. »

Un imperceptible couinement s'échappa du carton derrière lui mais l'homme lui flanqua un léger coup de pied avant que Rasmus ne finisse d'amorcer le moindre froncement de sourcil — il en profita pour adresser un grand sourire au médium, histoire de paraître parfaitement sympathique. Là, sous la lune, avec les ombres noires qui ruisselaient sur sa figure livide comme de l'encre, il donnait plus l'impression d'un homme pris en flagrant délit en train d'enterrer un cadavre que d'un promeneur innocent, ...mais Rasmus n'avait pas la tête à réfléchir à ce genre de choses. Il n'avait qu'une idée en tête ; rallier Troyes au plus vite.

« Rasmus ! »

La silhouette d'Hawthorne se détacha au gré d'un reflet de plus clair dans l'obscurité, descendant comme il le pouvait la pente qui finalement déboucherait sur leur petit étang — Rasmus tourna la tête vers lui à son appel. Il faisait tout de même fichtrement noir, dans l'espèce de flaque d'ombre où la demi-colline les avait plongés. Et pourtant, si c'était possible, le visage de l'inconnu pâlit encore plus. Il n'avait aucune envie qu'ils soient plusieurs ici.

...Sans prévenir, il saisit le bras du médium et l'entraîna brusquement vers la petite C4.

« Je peux vous emmener, mais on doit partir maintenant, » bafouilla-t-il. « Mettez-vous à l'arrière ! »

Rasmus n'avait définitivement plus aucune espèce de jugeote. Son doigt le lançait comme un vieux rhumatisme avant le danger ; les flashes s'estompaient et pulsaient comme un cœur à intervalles réguliers. En somme, il devait présenter approximativement la maîtrise de la notion de danger d'un enfant de deux ans et demi, et encore. Aussi ne prit-il pas une seule seconde pour considérer la chose, fit un salut de deux doigts portés au front à son supérieur, ...et lâcha : « je vous suis. »

Il ne sut jamais véritablement ce qui avait motivé son geste, mais, alors que l'inconnu se précipitait au volant pour mettre le contact, — le médium se pencha dans le noir et ramassa quelque chose sur le sol.

Bruit de moteur.

Crissement de pneus.

La petite citroën C4 avait déjà disparu dans l'obscurité, et trois petits sacs bruns flottaient mollement à la surface de l'étang.

Tic, tac, tic, tac.

Charles ignorait pourquoi mais il lui ressemblait qu'une horloge s'égrenait toujours dans l'outre-tombe, comme pour compenser cette horrible immobilité tout autour, et la sensation de ce que chaque seconde se voyait piégée à même la notion de temps comme dans la toile d'une araignée néphile. Il y avait quelque chose là-dedans qu'un autre que Charles aurait trouvé insupportable. Ça n'était pas l'éternité ; c'était la cessation absolue de toute chose. Les longueurs d'ondes s'écrasaient en de pâles nuances de gris et la fine ligne de dermestes et de trogides que Charles avait déjà aperçue semblait n'avancer que comme dans de la mélasse. Les choses étaient simplement...figées. Jusqu'à ne plus vraiment être.

Il était assis à côté d'Ophélie, sur le petit lit de camp. C'était étrange de réaliser qu'elle était au fond la personne avec laquelle il avait tant parlé jusqu'ici — seulement sous d'autres traits que la veille. Et, traits en question aidant, ...Charles avait rapidement compris un détail crucial :

...La petite était terrifiée.

« J'ai peur de les oublier, » lâcha-t-elle soudain.

Charles haussa les sourcils, peu préparé à un tel lancement de conversation. « Qui ? » demanda-t-il doucement.

« Ma...ma famille. Je crois qu'ils étaient...gentils. » Elle semblait lutter pour se souvenir, fronça le nez, les genoux ramenés contre sa poitrine. « C'est flou. Ça fait longtemps.

— Combien de temps ?

— Je ne sais pas...trop longtemps. » Elle avait ce reflet un peu triste dans ses yeux, un éclat de gris sur le gris ambiant, qui parfois donnait l'impression d'une vieille douleur dont elle avait oublié la teneur sans pour autant vraiment cicatriser. Charles remarqua qu'elle avait un petit grain de beauté, tout en haut de la joue. « Je crois que j'avais...un tout petit frère. Un bébé. Je le sais parce que, Jérémie n'a pas de frères et sœurs, et ça me manquait beaucoup. Et il n'y avait pas le berceau dans le coin de la chambre, » précisa-t-elle avec un geste en direction du coin de la pièce. Par réflexe, Charles suivit du regard ; l'ombre y sembla plus épaisse soudain. Elle criait : vide. Il se demanda si Ophélie avait créé cette impression. Il décida de ne pas y penser.

« Tu vivais donc ici, avant ? » demanda-t-il gentiment.

La fillette prit le temps de réfléchir, avant de secouer la tête. Derrière elle un genre de scarabée noir gravit lentement un morceau de mur et s'étouffa dans le flou bizarre qui semblait agiter les nuances de gris.

« Non, » conclut-elle. « Je ne crois pas. Pas très loin, peut-être. Troyes, c'est un mot que j'ai dû beaucoup prononcer de mon vivant, alors je pense que je vivais dans cette ville, mais pas exactement ici. »

C'était logique. Quoique, ça donnait une autre perspective à l'enquête ; une autre question venait s'ajouter au tableau de chasse.

Pourquoi ici ?

Et pourquoi Ophélie ?

« ...Tu sais, » fit soudain la voix de la petite, « j'aimais beaucoup mon frère. »

Charles cligna des yeux, tiré de ses réflexions — les yeux gris de la fillette s'étaient soudainement braqués sur lui. Il n'avait jamais réalisé combien ils étaient grands ; des reflets d'anti-lumière semblaient se concentrer jusqu'au centre de son propre front.

« C'est...normal, » tenta-t-il avec un sourire doux. « C'est ton frère. Il compte pour toi.

— Il était là, aussi, » reprit Ophélie, sans le lâcher des yeux. « Il ne me quittait pas parce qu'il avait besoin de moi. Je lui avais juré de toujours le protéger. »

Charles était de ces hommes à n'avoir pas la moindre notion de ce qu'est une menace. Il aurait pu sourire joyeusement à un inconnu armé et ne pas concevoir une seule seconde que la situation ne semblait pas en sa faveur. Et pourtant — pourtant, à cet instant, ...un minuscule morceau de son cerveau se réveilla brusquement et lui cria : va-t-en. Cours.

Sauf que son corps était par terre et que, n'importe comment, il s'était promis.

D'aider Ophélie.

Quoiqu'il arrive.

« C'est une bonne chose, » tenta-t-il maladroitement. « Il vaut mieux ça que des conflits, et —

Charles ? »

La voix de la petite avait pris comme une teinte plus sourde, une couleur de post-mortem qui sentait l'éternité et le deuil et la tristesse et la menace. À cet instant, Charles comprit.

Ce qui terrifiait Ophélie jusqu'à la moelle ; c'était l'abandon.

« S'il te plaît.

« Il faut que tu restes. »

« Vous pouvez aller plus vite ? »

Rasmus ne tenait pas en place. Il avait la sensation d'avancer comme au ralenti, que quelqu'un, peut-être, avait augmenté la pression du contre-courant pour les freiner de façon insupportable. Les flashes s'étaient estompés jusqu'à disparaître tout à fait, mais il se souvenait de la sensation comme un chat qui se serait brûlé sur une plaque de cuisson ; ça ne rendait l'urgence que d'autant plus vive.

« On arrive dans dix minutes, » promit l'inconnu, au-devant. « Vous pouvez même distinguer la lisière de Saint-André, même s'il fait noir, là-bas — » Rasmus n'écoutait déjà plus vraiment ; il était trop occupé à tapoter de plus en plus vite la vitre de la petite C4 du bout de son majeur, comme si le tout allait permettre à la voiture d'avancer plus vite.

Finalement, l'inconnu ne semblait pas le mauvais bougre. Il n'avait pas paru ravi en apprenant que Rasmus avait emporté son carton avec eux (« vous l'aviez oublié par terre », avait-il argué) mais, les minutes aidant, il avait presque fini par se dérider. Dans son état, Rasmus n'était peut-être pas de la meilleure des compagnies, mais la tension palpable s'était plus ou moins détricotée.


« J'ai mal au doigt » se plaignit le médium à haute voix, juste histoire de signifier la chose comme elle lui venait.

« Alors pour ça, je ne vais pas pouvoir vous aider, » concéda le conducteur.

Rasmus soupira. Chaque seconde qui passait relevait à son sens d'un sadisme pratiquement illégal et la sensation affreuse d'impuissance qui commençait à le ronger lui entamait les tripes à l'acide caustique.

Il appuya son front contre la vitre. Son visage trop pâle, en lame de couteau, se découpa en transparence contre les ombres de la nuit qui défilaient au-dehors.

Un petit couinement faible s'échappa du petit carton qu'il avait posé, à côté de lui, sur la banquette.

Bon sang, qu'est-ce que l'attente le tuait.

Pour la première fois de sa vie, Charles décida que la situation, c'était danger.

Et pourtant, il ne se serait pas attendu à ce que la chose n'arrive dans de telles circonstances. Il voulait aider Ophélie. Ça n'était pas une option ; la petite était morte si jeune que la chose en était pratiquement inconcevable. Elle était là, devant lui, assise en tailleur sur un lit de camp, avec de jolies couettes blondes et une blouse d'écolière. Et pourtant —

Il faut que tu restes.

« Je ne peux pas, » expliqua doucement Charles, la gorge légèrement sèche. Il le pensait ; sincèrement. Parce que Charles était un homme de foi en autrui qui ne jurait que par l'honnêteté et la vérité en toutes circonstances. « Tu ne sais bien. Mais je peux t'aider...à trouver la paix, tu comprends ?

— C'est toi qui ne comprends pas, » fit la voix d'Ophélie, étrangement paisible d'extérieur soudain — comme si elle avait enfin décidé ce qui suivrait, de seconde en seconde, de morceau de temps brouillé à morceau de temps brouillé. Ça n'était pas réellement du calme au même titre que du silence. Il sentait de la peur, derrière, de l'angoisse, aussi ; les années et années d'enfermement dans une solitude non-existentielle qui catalysait soudain comme un besoin impérieux. « Je ne sais pas ce qu'il y a, dans ta paix. Est-ce que j'y serai toute seule ? Tu ne peux pas me le promettre, hein ? »

Charles déglutit. Il n'y avait pas la moindre agressivité dans les gestes de la fillette et pourtant quelque chose s'y déchirait comme une peur vinaigrée depuis trop longtemps déjà. Le pire, c'était que tout au fond, une petite voix à l'intérieur de lui-même comprenait.

Comment la blâmer ?

« Je ne peux rien te promettre, » admit-il dans un souffle, « mais je sais que ce qui t'arrive est injuste et je veux t'aider à en sortir. »

Un petit rire acide s'échappa de la fillette, comme un de ces vertiges de chagrin qu'ont parfois les très jeunes enfants. C'était au fond cette teinture de cynisme qui n'a rien à faire là, pas dans la bouche de quelqu'un de si jeune. Ça fait si longtemps qu'Ophélie est morte.

« Tu veux m'aider, mais tu veux me séparer de Jérémie ! » sanglota-t-elle. « Tu veux m'aider, mais tu ne resteras pas ! Tu ne comprends pas, Charles ! Tu ne comprends RIEN ! »

Elle se recula, d'un demi-geste, et toutes les ombres autour d'elle se figèrent comme les silhouettes déchiquetées de centaines de chiens d'arrêt. C'était à la fois immense et terriblement minuscule ; l'outre-tombe opérait des distorsions d'échelles, parfois, et tirait vos peurs comme la voûte d'une église. Vaste. C'était le terme pour son chagrin et son besoin de contrôle.

Quelque chose se recroquevillait autour de Charles en tentacules d'anémone, mais il ne savait pas quoi.

Un piège, peut-être.

Ou plutôt le calcul désespéré d'une petite de sept ans qui voulait juste un ami.

Le visage de la fillette se figea soudain, passa douloureusement de la tristesse à la complicité en un battement de cils. Charles vit à quel point ce dernier sursaut d'espoir lui fut faux et difficile.

« Il n'y a personne que tu voudrais revoir, ici ? » demanda-t-elle d'une voix douce. « Personne qui te manque ? Un être parti trop tôt, peut-être ? »

Charles déglutit.
Elle ne pouvait pas savoir, si ?

Les ombres et lumières sur le visage d'Ophélie traçaient des écailles de serpent, mais c'était presque contre son gré, alors Charles décida de ne pas les voir. Elle n'était pas mauvaise. Les gens mauvais n'avaient pas ces éclats de peur et de larmes au fond de leurs yeux en tentant leur dernière carte.

Car, oui, Charles voulait croire à sa détresse.

Elle était prête à tout pour ne plus être seule. Ça ne signifiait pas qu'elle ne souffrait pas d'abord.

« Ça n'est pas la question, » répondit-il calmement. « Les vivants et les morts doivent rester séparés.

Ah ! Et c'est toi qui dis ça ! » s'esclaffa Ophélie sans aucune joie. De l'eau refusait de déborder de ses yeux, comme si elle y mettait toute son énergie à la retenir impérieusement.

Charles ouvrit la bouche pour corriger mais mit brusquement le doigt sur ce qui lui soufflait cette sensation de malaise depuis plusieurs minutes déjà.

Il y avait quelque chose, dans cette façon de parler.

Dans celle dont les ombres semblaient s'entremêler et se tordre sur le sol comme pour en cacher le plus possible.

Dans ses pieds qui déjà commençaient à se faire engloutir par l'obscurité.

Il comprit soudain de quoi il s'agissait :

...C'était une diversion.

Ce fut lorsqu'il aperçut enfin l'épaisse ligne de dermestes et de trogides s'approcher en bastions du spectre de son corps inanimé que lui échappa un simple mot qui, au fond, résumait assez bien les événements :

« ...Diable. »

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