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XXIV. 𝚁é𝚖𝚒𝚗𝚒𝚜𝚌𝚎𝚗𝚌𝚎𝚜 (partie 1)

XXIV



Décembre 1916.


« Papa ! Papa ! »

Il fait chaud — ça picote sur la peau comme une fièvre, et ça lui lèche les bras, ça danse en vacarmes tout autour alors que les choses se restructurent. Une clarté dévorante perce de gros nuages noirs. Il a à peine eu le temps de décoller les mains de ses oreilles ; le bruit de tôle semble encore grincer partout comme un hurlement de grande bête. Il ouvre les yeux. Des grandes personnes crient partout et le gros monsieur à côté de lui s'est mis à pleurer.

Le petit garçon trébuche, entre les sièges. Un brouhaha insupportable roule contre la carlingue et arrache à cette dernière un long gémissement. L'odeur prend à la gorge — bois, huile de paraffine et goudron brûlé — comme un parfum amer qui pique les yeux et vous aveugle, et bouillonne entre les fauteuils. Il a la sensation que les parois vibrent ; le métal palpite, du reste. Chaque centimètre cube d'espace brûle et se tord, le poussant presque instinctivement vers la coursive où un tartare humain tente en toussant de se précipiter vers la sortie. C'est étouffant. Il a presque du mal à respirer.

« Papa ! » appelle-t-il, les larmes aux yeux, avant d'être pris d'une quinte de toux — l'eau semble rissoler à même ses joues et laisse deux longues traînées de bouilli sur la peau. Sa gorge pique. La tête lui tourne ; il fait chaud comme du fond d'une marmite. Il sent sa bouche se craqueler comme un morceau de charbon au fond d'un four.

Il est tout seul. Il tourne la tête, cherche désespérément du regard la silhouette familière de son père. Tout autour il n'y a que la grosse masse grouillante des passagers qui crient, qui hurlent, — comme une ménagerie dans les tripes d'un volcan. Il fait noir et très rouge. Le garçon a la sensation que l'air commence à lui brûler la peau, alors il sursaute. Ses cheveux poissent. Il a tout le corps qui lui colle à la peau.

L'oxygène s'épaissit, fait dans ses poumons des remugles épais de poix brûlante.

Il pleure. Comme quand on épluche un oignon, avec maman.

Il ne voit plus grand-chose.

« Papa » répète-t-il. Il ne sait pas s'il n'a plus de voix ou si les cris autour l'ont étouffé. Il se sent avalé, englouti par la fumée trop noire. Une paire de jambes le frôle. Il ne les connaît pas. Il voudrait dire à quelqu'un que son papa est là-bas, dévoré par l'arrière du tram, là où il fait noir et rouge et où la carlingue a un gros trou de brûlé.

Alors, il se retourne. Il fait noir là-bas, de l'endroit où la fumée s'échappe en gros bouillons, et des vapeurs brûlantes qui lui ébouillantent le visage, et tout le monde s'en enfuit, et il devine des choses immobiles et un danger de fond de forge. Il se dit : mon papa est là-dedans. Il se souvient qu'il s'est assis au fond. Lui était devant, parce qu'il voulait regarder le paysage.

Il se sent coupable.

Il aurait dû rester avec son papa.

Il ne sait pas ce qui s'est passé.

Il entend : ne reste pas là, petit ! Mais bien sûr, rien de plus. La voix tousse et puis se presse avec les autres vers la sortie, une grosse brèche dans le flanc du tram qui vomit des humains comme un drôle de sablier. L'enfant sent ses poumons se recroqueviller comme un vieux parchemin qui brûle, et alors, il décide, le cerveau rempli de vertiges :

Je vais chercher papa.

Septembre 1932.


Charles sent de nouveau ses poumons en feu, et il ne sait pas s'il s'agit de la course ou du souvenir qui remonte à la surface comme une grosse bulle épaisse. C'est un bouillon étrange d'odeurs, de brûlures aussi, comme si on l'avait plongé au fin fond d'un geyser. Il ne se souvient plus de l'ordre des choses. Ça revient presque comme des morceaux de passé qui se collent à sa peau, s'y enroulent, et serrent — pour ne plus le lâcher.

Il relève la tête, essaye de plonger son visage dans l'air frais de la nuit qui tombe. Une chape de pénombre se coule lentement sur Troyes ; quelques têtes de lampadaires en soulèvent le drap comme des piquets de chapiteau. Charles cligne des yeux. Il se souvient. Ça tourbillonne à l'intérieur, c'est peut-être même plus une bouffée violente qu'autre chose, qui se fend contre son visage comme un torrent d'eau qui brûle. Il respire. Il se force à respirer. L'odeur de fumée est insupportable.

« C'est dans ta tête » souffle-t-il d'une voix hachée, « c'est dans ta tête. »

Il se passe les deux mains sur le visage ; il se trouve brûlant. Il fait frais, pourtant. Septembre est agréable à ces heures du soir. Il relève la tête, encore un peu tremblant, et balaye l'endroit du regard. Une large place de pavés gris, au-devant la volée de marches qui mènent à l'Hôtel de Ville. Un bouquet d'arbres enjambe un petit caniveau et constelle sur le sol le déchiquetis de ses ombres chinoises. À droite, plus loin, il y a un vieux carrousel. Un boyau obscur s'enfonce vers l'ouest dans les vieux quartiers et c'est de là — s'en souvient-il confusément — qu'il vient.

Charles ferme les yeux, et inspire, expire. La fraîcheur de la nuit le dégrise presque.

Il se souvient qu'il a couru, du bruit de la porte qui claque, derrière, du dernière appel d'Hawthorne alors que le battant se refermait sur des souvenirs trop durs.

Il ne pouvait pas rester enfermé.

Les flammes vous attrapent si facilement, quand vous êtes enfermé.

Il rouvre les yeux. Trois étoiles commencent à piqueter les toits de la ville ; le ruissellement doux de l'eau à côté chuchote comme une voix humaine. Sa propre ombre s'étale sur le sol et pointe vers le nord. Son visage le brûle encore ; il desserre un peu son col, comme pour appeler l'air.

C'est étrange comme le monde est paisible alors qu'il ne devrait pas l'être.

C'est scénaristiquement incompatible.

Il sent à l'intérieur les digues de son inconscient qui grincent, et craquent, — et semblent ployer sous la masse insoutenable des souvenirs ; elles rompront très bientôt et ça le terrifie. Charles respire profondément, ravalant les frémissements et l'odeur d'angoisse qui monte. Au loin, la silhouette du carrousel trace une étrange dentelle de calme et d'enfance. La peinture d'un petit cheval brun s'est écaillée et c'est le seul détail que ricoche une étoile.

Charles détache ses yeux. Il doit trouver une solution avant que ça ne craque.

Sur sa droite, il y a un arbre dont l'ombre joue des reflets topographiques sur l'écorce. Il ne sait pas pourquoi son regard s'y accroche mais c'est hypnotisant. L'ombre y a comme une couleur paisible, — presque des bras qui pourraient le prendre et le bercer, parce que c'est la seule chose dont il aurait besoin maintenant.

Il s'y avance. Il ne sait ni comment ni qui l'a décidé, d'ailleurs.

Il s'enfonce dans l'obscurité.

Il s'adosse au bois, sent le rugueux qui s'enfonce dans ses omoplates, et se laisse glisser à terre. Il veut se raccrocher à ça même si c'est maigre et pourtant si terrestre. Il relève les yeux ; au-travers de la dentelle du feuillage, l'étoile polaire laisse percer une faible lumière. Ça tremble. Ça vient de l'intérieur, un froid brûlant qui le gagne depuis les tripes. Charles ferme les yeux, les dents serrées. Ça ne va pas tarder. Il le sait. Il n'est pas prêt mais c'est le mieux qu'il puisse avoir.

Il laisse un semi-instant la nuit lui couler sur le visage, et compte dans sa tête jusqu'à dix.

Un

Deux

Trois

Crac.

...Et les souvenirs l'envahissent comme un raz-de-marée.

Décembre 1916.


La fumée lui engloutit à nouveau la gorge comme de la mélasse brûlante — on aurait presque pu se noyer dans l'atmosphère elle-même. Ses yeux d'enfants se font à l'obscurité. Elle trace presque une grosse masse mouvante ; la fumée coule et s'agite furieusement, avant de se dissoudre en paquets furieux. On n'y voit pas à un mètre. L'espace se sature de scories voletants.

« Papa ? » appelle-t-il. Il ne sait même pas s'il a vraiment parlé. Son corps s'agite soudain d'une violente quinte de toux et probablement que plus personne ne pourrait l'apercevoir au milieu de la tourmente. Il fait de plus en plus chaud ; le garçonnet a la sensation de progresser dans un boyau de four.

Il n'a pas peur de mourir parce qu'il est jeune et un peu inconscient.

Il se dit que son papa va le sauver et que lui, il va sauver son papa.

Il trébuche sur quelque chose. C'est enroulé aux pieds d'un strapontin et il a presque peur de toucher la chose en question tant le monde entier a pris des températures de forge. Il ne sait plus très bien où est le sol du plafond, et ça commence à tourner un peu, et il a chaud, et ses lèvres le tirent comme si elles étaient faites en baudruche séchée ; toute sa peau colle de sueur et d'étouffement, alors il se baisse et tâtonne. C'est mou, avec du tissu craquelé qui fait comme des crêpes dentelles sous ses doigts.

Et surtout, ça laisse échapper un imperceptible gémissement de douleur.

Charles retient son souffle.

C'est en vie.

« Papa ? » demande-t-il d'une petite voix. « Vous avez vu... »

Une quinte de toux le plie en deux ; il a les yeux qui pleurent tout seuls mais l'eau n'a même pas le temps de lui rouler sur les joues avant d'y tracer de minces fumerolles blanches.

Lorsqu'il rouvre les yeux il ne rencontre que du bleu.

C'est un bleu que Charles n'oubliera probablement jamais.

Parce qu'à cet instant, par terre, la petite fille inerte sur le sol vient d'ouvrir le seul œil que l'explosion lui a laissé. Et un soudain retour de flamme dans le fond du tram éclaire son visage d'une lumière carnivore ;

...Il ne reste plus grand-chose.

La peau s'est raclée de grosses plaques rouges qui palpitent encore d'une traînée de cloques. Toute la face de la jeune fille, dans des suintements jaunâtres où les boucles blondes s'accrochent se collent et s'emmêlent, ressemble au terrain accidenté d'un volcan en éruption. Une longue brûlure lui déchire la partie droite du visage, comme un grande trait de rouge, et laisse l'épiderme à vif et fondu dégouliner encore dans un crépitement maladif. Elle est là, tout juste visible dans l'ombre d'un siège, et son flanc se soulève à peine comme un animal qui meurt.

Et, dans tout ça, ...la jeune fille a ouvert un seul œil, ...et elle le fixe.

Charles plaque sa main sur sa bouche pour ne pas crier. L'obscurité balaye tout à nouveau, le feu s'aspire en tourbillons de là d'où il vient, — mais l'œil continue à le regarder. Ils se dévisagent, un instant, totalement muets. Charles a envie de pleurer. Il ne sait plus pourquoi il veut pleurer. Il se dit qu'elle a son âge. Il oublie surtout de songer que, s'il reste là, il va finir dans le même état.

Un petit éclat de braise danse le long de la robe de la jeune fille. Charles hésite, puis l'éteint doucement, la main un peu tremblante.

« Je...je vais appeler les secours, » promet-il. Il réalise que son cœur bat un peu trop fort. Il réalise aussi qu'il commence à manquer d'air et que ses jambes sont sur le point de se dérober sous son poids.

C'est alors qu'il comprend enfin ce que semble crier cet œil si bleu :

On a pas le temps.

...Un éclair. Charles a tout juste le temps de sentir la paume craquelée se plaquer soudain sur sa bouche avant de comprendre qu'il ne sortira pas de là vivant. Il essaye de crier, mais rien ne sort. Il a la sensation de ce que sa peau entre en fusion au point de contact et —

« Non ! » Parvient-il à articuler contre la main brûlée. Il ne sait plus. Il se débat mais ses jambes cèdent. Il a peur. Son cœur semble ralentir peu à peu.

Boum. Le sol répand doucement une morsure incendiée sur ses genoux lorsqu'ils heurtent le sol. Il ne sait pas pourquoi mais le danger s'insinue dans son cerveau alors que l'oxygène s'en échappe peu à peu. Il ne pourrait même plus vraiment respirer correctement même si elle le relâchait au final — l'air est épais, suffocant, et lui pique les yeux aussi bien qu'un gaz lacrymogène. Ses poumons brûlent de l'intérieur. Sa tête tourne.

Ne.

Pas.

Tomber.

Et alors, ...il sent quelque chose se déchirer à l'intérieur de lui-même.

Il connaît bien le bruit ; celui d'une étoffe de soie qui craque. Le froid brutal qui l'envahit le laisse absolument pétrifié, immobile à genoux dans le feu qui meurt tout autour, une obscurité ondulante où des marbrures de noir gambillent au milieu d'éclairs de lumière carnivore. Il sent sa tête tomber en-dessous de zéro. C'est inexplicable. L'air bouillonne autour de lui mais il ne lui reste que le froid qui lui pénètre les os et la sensation terrifiante de son cœur qui ralentit.

Il abaisse les yeux et croise le regard de la jeune fille.

Elle semble presque plus en vie que lui-même.

C'est à cette seconde précise que Charles comprend. Il ne saura jamais comment une telle chose a pu lui paraître si logique sur le moment, ni même comment elle a pu finalement se produire. Il n'a qu'une seule certitude : il va devoir se dépêcher parce qu'il ne lui reste qu'une poignée de secondes avant qu'il n'expire son dernier souffle.

Ses paupières sont si lourdes, soudain. Le temps siffle et ralentit en acouphènes assourdissants.

Alors, tandis que la jeune fille relâche sa bouche et que les dernières fibrilles de chaleur humaine s'échappent du corps de Charles, il a tout juste la force de souffler dans un filet de voix :

« Rends-moi...mon âme. »

...Avant de s'écrouler dans le noir insondable qui lui deviendra familier pour des années à venir.

Extrait du carnet de Natanael Fredriksson

30 décembre 1916, Troyes



L'intrication animique est un phénomène décrit pour la première fois par l'auteur Robert Fludd en 1617 dans son Tractatus theologico-philosophicus de vita, morte et ressurectione. Il se définit comme en fait l'exemple l'extrait ci-joint : 

« this Term doth describe a Mystical Bond betwixt two Persons, whereby they doe share a single Soule. In this State, one Person may onely be alive whilst the other is in Death's Embrace, and vice versa. Thus, at no Time may both be alive, nor both be dead, but must needs alternate betwixt Life and Death. This Intrication is of such Nature that it doth confound the common Understanding of Life and Mortality, presenting a Paradox wherein the Essence of one Soule is divided and yet whole, manifesting in two distinct Bodies. » 

En d'autres termes, il s'agit d'un partage d'âme tel qu'il se conçoit le plus trivialement possible, où deux corps distincts s'avèrent n'être le réceptacle que d'une âme unique. Le phénomène tel qu'il fut analysé par Fludd concernait le cas d'une sorcière dont l'âme pouvait transiter de son enveloppe charnelle à celle d'un corbeau empaillé ; lorsque le corbeau susmentionné recouvrait la vie, la sorcière la perdait, et vice-versa. Les intricats, ou "jumeaux" de la paire, ne peuvent donc en toute logique pas être vivants de façon simultanée. La perte de conscience de l'un impliquera toujours le réveil de l'autre.

Bien que ce phénomène ne soit que très peu documenté, je suis parvenu (se référer si besoin au volume précédent du présent carnet ; le lecteur éventuel se devra toutefois de bien chercher son emplacement) en janvier 1907 à intriquer de la sorte une paire de souris qui perdirent malheureusement la vie après une semaine d'expérience, lors de ce que je me suis permis d'appeler un de leurs "transfert d'âmes". Coupler efficacement deux êtres vivants sans affecter leur santé globale (hors, bien sûr, le fait de ne posséder au total qu'une demie-âme par tête) est une tâche ardue et je commence à soupçonner que seules certaines prédispositions seraient en mesure de permettre à un individu de procéder à une telle entreprise.

Effectivement, si je me permets en ce jour de revenir sur le thème éminemment ancien de certains de mes travaux, c'est dans le cadre d'un événement particulier — ie, un accident de tram dans le centre de Troyes dont je laisserai la coupure de journal aux bons soins du lecteur et caractérisé notamment par la survie frappante d'une petite fille gravement brûlée, ainsi que du coma inexplicable, pratiquement assimilable à la mort si le cœur ne battait pas encore lentement, d'un jeune garçon que nombre de témoins jurent avoir vu en pleine santé après l'accident. Les médias parlent d'asphyxie mais j'ai de bonnes raisons de penser que la chose est toute autre. Pour m'être rendu sur les lieux, le visage de la jeune fille brûlée, malgré ses blessures, m'évoque beaucoup. Je n'ai aucun doute en ce qu'elle puisse avoir un lien direct avec l'état de ce jeune homme et que ce phénomène occulte n'y soit pas non plus étranger ; si quelqu'un sur cette terre dispose bien des capacités pour effectuer un tel tour de force, il s'agit bien de sa mère, et la fille semble bien être faite du même bois.

Je vais tenter d'en apprendre plus sur la situation ; une telle occasion ne se représentera pas de sitôt.

La fillette connaît mon visage, je ne doute pas qu'elle accepte de me parler.


30/12/1916

janvier 1917

Hôtel-Dieu-le-Comte de Troyes


« Si vous pouviez nous laisser seuls, je vous en serais gré, merci. »

Ce souvenir-là est flou et lointain, presque au-travers de plusieurs épaisseurs de drap de tulle. Il ressort à peine comme une vieille empreinte carbone au dos d'une feuille — à peine une tache d'aquarelle estompée qui fleurit sur la trame de sa mémoire. Ça revient ; une forte odeur d'acide phénique bourgeonne dans l'espace, et puis aussi le parfum des vieilles pierres et d'une barre de lumière qui tombe lourdement d'un vitrail en ogive. Quelque chose dans le souvenir lui souffle : l'Hôtel-Dieu-le-Comte de Troyes. C'est tout. La douleur diffuse au-travers de sa peau qu'elle sent refluer à sa conscience par pulsations désagréables.

La vue revient, doucement. Elle (car Charles a la soudaine impression d'être une elle pour l'instant) est allongée dans un lit de fortune, avec de gros draps de laine, — et sur sa gauche une fenêtre, et puis autour l'enclos exigu dessiné par d'épais rideaux d'hôpital. Le tout clôture un semblant d'intimité ; elle reconnaît vaguement sur sa droite une coupelle remplie d'eau bouillie. Son visage la tire comme du caoutchouc brûlé.

...Au-devant, une silhouette d'homme de taille moyenne se tient debout et la fixe d'un œil qu'elle qualifierait d'indéchiffrable. Charles le reconnaîtrait entre mille, quoiqu'à plusieurs années d'écart, et une demi-seconde, il s'attend presque à ce que tout redevienne comme avant et qu'ils partagent une partie d'échecs.

L'espoir est vain et elle le réalise aussitôt.

Mince, totalement immobile, l'ombre de l'homme se tient très droit au pied de son lit et offre encore poliment un de ses rares sourires aussi discrets que parfaitement étudiés à la Sœur Augustine qui hésite encore à partir. C'est une toute jeune femme au visage moucheté de pieuses taches de son et il reste indéniable que le regard de l'individu signifie clairement : "si vous ne vous résolvez pas à nous laisser seuls quelques minutes, je vous récite le Handbuch der speziellen pathologischen Anatomie und Histologie dans l'ordre alphabétique des chapitres jusqu'à ce que mort cérébrale s'ensuive". Charles le sait et elle le découvre ; il y a quelque chose sur ce visage étonnamment inclassable qui rend difficile la moindre protestation. Le cerveau humain reste reptilien et l'étrange politesse (aussi calme que plus brillante qu'une ampoule) qui irradie de cet individu respecte la loi des corps noirs. Ça n'est pas qu'on ne veuille pas le contrarier. — ...C'est bien plus qu'agir ainsi semblerait terriblement absurde soudain.

Charles perçoit du coin de l'œil la silhouette sombre de la bonne sœur disparaître au bout du compte derrière le rideau dans un bafouillement, puis au loin le bruit de pas qui s'éloignent. Un silence ; elle sait très bien à quel point il aime les silences. Le bruit d'une chaise qu'on tire d'elle-ne-savait-où racle l'espace une demi-seconde, et puis, elle distingue sa silhouette qui s'y assoit, toujours sans rien dire, avec ce soin aimable qui lui est si propre et donne pourtant la sensation de ce qu'il réfléchit courtoisement à son prochain coup d'échecs, sur dix ans d'avance. Elle sait aussi qu'elle n'est pas Charles, pas pour le moment. Lui a la sensation d'avoir récupéré une pellicule de film et de regarder la chose au-travers des yeux d'une autre. Charles ne veut pas y penser. C'est déjà suffisamment compliqué comme ça.

« Hé bien, » fait soudain une voix polie et masculine, « ...le monde est petit, n'est-ce pas ? »

Elle n'a même pas besoin de lui jeter le moindre regard pour savoir.

Un visage mince, pâle, — percé de deux yeux en amande d'un gris presque translucide comme des éclats de pierre de lune, — et ces traits étrangement délicats rappelant des pages de papier trop pâles contre une couleur de vitrail qui laissent suggérer par transparence une lumière de grand Nord. Les cheveux sont blancs depuis si tôt qu'on ne compte même plus. Il se dégage de Natanael Fredriksson une impression inexplicable de la même fragilité qu'un morceau d'opale ; quelque chose qui n'a pas grande utilité, puisqu'il sait au plus profond de lui-même que personne n'ira envisager une seule seconde de lever la main sur lui. Sa propre intelligence fait bouclier. L'espèce de clarté sélénique qui se dégage de ses yeux a la tranquillité courtoise de qui a déjà prévu les circonstances de sa propre mort depuis au moins dix ans.

Charles — qui n'est étonnamment pas Charles — perçoit un tapotement mesuré, que l'homme bat peut-être aimablement contre son genou.

C'est la symphonie n°3 de Allan Pettersson.

« On m'a prévenu de ce que tes brûlures empêchaient l'élocution, » reprend-il comme s'il parlait de la pluie et du beau temps, en plongeant tranquillement une main dans la poche de veste blanche qui — Charles s'en souvient au-travers des brumes de ce souvenir étrange — lui était si caractéristique. Il en tire un petit carnet, avant de le lui tendre poliment. « Le crayon est dans la spirale. J'ai cru comprendre que tes mains n'avaient pas été trop touchées. »

Il se redresse, le visage peut-être un peu trop illisible et toujours emmuré derrière un calme amène et insaisissable qui pourtant glisse parfois comme un malaise d'incompréhension dans les tripes. Charles récupère le carnet avec difficultés. Ses mains sont raides, douloureuses, mais pourtant encore assez souples pour se saisir du crayon.

C'est à cet instant qu'il perçoit quelque chose au fond du souvenir, un détail presque aussi pernicieux qu'un ver parasite. L'impression de malaise s'accentue.

Qui-qu'il-soit, ...il n'avait à l'époque qu'une seule certitude ;

...Il ne devait pas cligner des paupières.

L'air est lumineux de cette espèce de clarté presque religieuse qu'on ne trouve qu'au fond des églises en hiver ; une paix couleur ocre et puis les lambeaux de pur que font les fenêtres en ogive. Pas un seul bruit — à part eux — ne perce le silence paisible de l'Hôtel-Dieu. Il — ou elle, pour être parfaitement correct — relève le regard vers Fredriksson, croise ses yeux gris pâles pour la première fois vraiment. Charles ressent un sentiment de déjà-vu et, peut-être, d'un inexplicable soulagement qui remonte timidement à la surface. Ce corps et ce souvenir ne lui appartiennent pas réellement, il commence à le deviner. C'est quelque chose d'autre — une émotion qui n'est pas la sienne. Il écoute, il essaye de comprendre. La sensation de ce que Fredriksson est la seule chose tangible à laquelle s'accrocher s'installe et Charles est soulagé de voir qu'il peut encore une fois lui faire confiance.

Fredriksson croise les mains sur ses genoux, prenant calmement le temps d'installer le silence et d'apprendre à l'écouter. « Tu avais quatre ans, n'est-ce pas, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ? »

La main de la jeune fille écrit toute seule. Quatre, trace le crayon, avant de tendre le carnet vers l'exorciste. Fredriksson hoche la tête. « C'est bien ce que je pensais, » acquiesce-t-il. « Hé bien, c'est ce que je disais. Le monde est petit. »

Il l'observe, quelques secondes, sans rien dire.

...Et puis soudain une ombre s'étale dans ses yeux pâles. À peine une demi-seconde ; son sourire s'évapore comme un souffle de vent. La main de la jeune fille se crispe sur le crayon. Ne cligne pas. Ne cligne surtout pas.

Charles subit le souvenir du fond de l'âme toute chiffonnée qu'il y a en-dedans d'elle, mal ajustée comme un costume trois pièces. Un grincement de pied de chaise qu'on repousse ; Fredriksson s'est relevé. À la façon dont le silence se distord, il devine d'ici son visage et la fermeté de gneiss de fjord qui sait durcir soudain son regard. Charles l'a vu une seule fois dans sa vie, ce regard-là, et il ne veut pas avoir à le croiser de nouveau. Boum, boum, boum. Il sent le cœur de la jeune fille se serrer d'inquiétude.

Fredriksson a un crucifix dans la main et, avec la distinction polie d'universitaire qui le caractérise, ...il jure sur le reste de sa personne comme un reflet de poignard.

« Il faut que tu t'endormes. »

La voix a le grondement sourd et pourtant calme qui rappelle le fond d'un aven.

Elle ne doit pas dormir. Elle ne doit pas prendre le risque de cligner des yeux.

Elle parvient à secouer la tête malgré la douleur. Sa peau est trop étroite. Elle lui donne la sensation de craquelures comme la surface d'une crème brûlée.

« Il. Faut. Que. Tu. Lui. Rendes. Son. Âme. »

Il articule. Lourdement et entre ses dents. Elle serre le carnet contre elle. Fredriksson ne prendrait jamais le risque de tels ultimatums en public ; son visage est capable de s'assombrir avec des couleurs d'orage en une fraction de secondes. Le reste du temps, il a cette pâleur effacée et sélénique d'universitaire poli qui dérange parfois. Le crucifix dans sa main sonne comme un point final.

« Ça n'est pas difficile de faire une simple addition, » reprend-il. « Ce garçon est inconscient depuis plusieurs semaines sans la moindre blessure alors que tu es encore là avec la moitié du visage emporté par l'incendie. » Il a atteint son chevet, maintenant. Elle ne parviendra jamais à lire l'expression dans ses yeux trop gris. « J'imagine que nous connaissons tous les deux nos classiques, après tout. »

Elle a peur. Elle a peur, comprend soudain Charles avec surprise, de la mort, de l'incertitude, de retourner dans le noir et le froid qu'elle a sentis si fort plusieurs jours plus tôt. Elle a peur de dormir et de lui rendre sa vie. Elle a peur qu'il la garde comme elle voudrait la garder. Elle a peur qu'il trouve le moyen de rompre le lien et de se sentir dégringoler à nouveau vers le gouffre et de rejoindre sa mère. Le frisson glacial qui lui a transi les os n'est jamais vraiment parti et elle en est terrifiée.

Elle voudrait pleurer mais elle ne le peut plus — plus vraiment.

Alors elle baisse lentement les yeux, vers le petit carnet avec cette page toute blanche qu'elle ne remplira jamais parce qu'elle sera morte avant. Elle essaye de graver dans sa mémoire la couleur que fait le papier et la façon dont la lumière s'enroule dans le blanc velouté des draps. Ça ne lui servira pas de l'autre côté, mais —

« Cinquante cinquante, » fait soudain la voix très calme de Fredriksson.

Elle relève brusquement la tête, prise de court. Son regard pose une question. Il a lentement tendu son crucifix vers elle, l'opposant à son visage comme pour conjurer un esprit quelconque. Mais pour la première fois la jeune fille ressent une profonde certitude ; il n'y a pas de menace. C'est simplement la procédure.

« Tu lui as volé son âme, il aura donc la primeur par simple politesse, » reprend-t-il du même ton, sans baisser le bras. « Il vivra le jour et tu vivras la nuit. Ça me semble équitable pour un tel litige. »

Et s'il ne me la rend pas ? Ose-t-elle, la main légèrement tremblante d'appréhension. Si, le soir venu, il refuse de se laisser partir ?

« C'est une formalité qui s'arrange. » Il raffermit sa prise sur son crucifix. « Écris-le et passe ce pacte ; il sera attiré dans l'inconscience dès que tu commenceras à te réveiller. »

Passe ce pacte. Sa mère l'a mise en garde contre ce genre de contrats. Dans leur corps de métier ils mènent vite à la catastrophe, et pourtant —

C'est la meilleure chose à faire, non ?

Elle regarde le papier du carnet sous ses yeux. Ce garçon, elle ne le connaissait même pas le jour de l'accident. Il était la seule ombre floue à avoir été ce miracle alors qu'elle sentait qu'elle partait. Elle se souvenait en acouphènes de l'explosion, du crissement quasi-vivisectif du camion-citerne qui s'était enfoncé dans le flanc du tram. Ça avait déflagré si rouge et si chaud. Elle ne voulait plus revoir la masse informe de sa propre mère — plus jamais.

Elle se souvenait du froid, de plus en plus, et de son cœur qui lui remontait dans le crâne, et de son visage qui était lourd comme de la poix fondue, et de cette certitude engourdie de partir et de ne pouvoir rien y faire. Sa main s'est involontairement crispée sur le petit carnet. Elle a peur. Elle le sent si fort.

Inspire.

Expire.

« Écris ton pacte et je le scellerai, » promet Fredriksson. Il n'a toujours pas abaissé son crucifix.

Elle serre les dents.

...Alors comme dans un mauvais rêve elle se sent soulever le crayon,

Et le crayon trace les premiers mots de la promesse qu'elle fait à l'enfant à qui elle a volé son âme,

Et c'est le premier rythme d'enfant qui lui vient dans le crâne.

Et ça fait :


Un, deux, en trois temps

L'un persiste, l'autre absent...

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