XXIII. 𝙰𝚗𝚊𝚕𝚢𝚜𝚎 𝚍𝚎𝚛 𝙿𝚑𝚘𝚋𝚒𝚎 𝚎𝚒𝚗𝚎𝚜 𝚏ü𝚗𝚏𝚓ä𝚑𝚛𝚒𝚐𝚎𝚗 𝙺𝚗𝚊𝚋𝚎𝚗
XXIII.
Mes très chers collègues,
Si d'aventure vous lisez ces lignes, c'est probablement que je suis bel et bien mort. Cet état de fait m'était connu depuis assez longtemps déjà pour me donner l'occasion de préparer mes arrières ; vous trouverez dans ce carnet, de fait, l'intégralité des détails qui vous seront utile pour clarifier quelque peu cette situation.
Je me doute que mon état actuel ne me permettra pas de protester quant à ce que vous compterez faire des informations du présent carnet, ni en particulier de l'annonce que mon collègue Quincey Harker — j'ai toujours eu une affection toute particulière pour les noms de naissance de ceux qui prennent un soin remarquable à les changer — désirera probablement faire au principal concerné.
Je vous recommanderai simplement, si vous comptez effectivement expliquer certaines choses au garçon à la suite de votre lecture, de vous munir d'un seau en acier d'environ huit litres.
Avec toute mon amitié,
Natanael FREDRIKSSON
Silas était assis, là, sur cette chaise, avec la sensation d'impuissance viscérale d'un futur jeune père dans la salle d'attente d'une foutue maternité. C'était à peu près ce qui était en train de se passer ; il savait pertinemment qu'Hawthorne s'était enfermé dans son bureau avec le carnet. Silas n'avait pas la sensation de pouvoir l'appeler autrement, maintenant. Le fait était qu'il se rongeait les sangs et qu'il ne savait même pas pourquoi.
Le prêtre exorciste passa une main nerveuse dans ses courts cheveux noirs, comme pour se raccrocher aux secondes qui allaient maintenant trop vite pour lui. Le couloir traçait comme un boyau qui sentait fort la poussière, barré en son milieu d'une bande de tapisserie murale couleur de vieux velours. Il ne venait pas souvent ici ; c'était une coursive du 5, rue Champeau qui se trouvait trop loin de sa propre chambre pour qu'il y mette les pieds. Il ignorait s'il s'agissait simplement du contexte mais la pénombre avait une façon de s'enrouler comme du fond d'une mine qui ne lui plaisait pas du tout.
Silas se voûta. Il aurait aimé être là pour lire le carnet, sentir les traits d'encre sous ses yeux et se souvenir de l'écriture de Fredriksson comme si elle n'était pas gravée à jamais dans sa mémoire depuis si longtemps déjà.
Il avait la sensation d'une intervention chirurgicale sur un être cher.
Tic, tac, tic, tac.
...Et il détestait le son de pendule qui ne les quittait jamais dans cette foutue maison.
« Allez, ...tiens bon. »
Charles voyait la buée s'échapper de ses lèvres comme des morceaux de papier crépon, et grimper en volutes vers le ciel qui déclinait. Il avait fait les scouts, un temps — son problème de sommeil y avait été très mal vu, d'ailleurs — et pourtant il avait pour la première fois la sensation de cette urgence profonde, de ce que les signaux de fumée de leur simple présence étaient des grosses traces blanchâtres et fébriles qui appelaient à l'aide. Il faisait froid. Du reste, il trouvait. Il s'accrocha à Rasmus ; il ne fallait pas qu'il tombe.
« Respire profondément, s'il te plaît. »
La voix de Charles avait quelque chose de plein de foi mais aussi, pour la première fois, comme un début de prière inquiète — ne trébuche pas, pitié. Ils progressaient sous les silhouettes lourdes des maisons à colombages, rasées par un crépuscule naissant qui baignait de pénombre les ruelles plus étroites. De là où ils étaient, Charles, Rasmus et Marie semblaient marcher au fond du lit d'une rivière, là où la lumière ne parvenait même pas. La limite entre le jour et la nuit se dessinait plus haut comme une nappe d'eau noire.
« Tu sens encore ton doigt ? »
Rasmus marmonna quelque chose, mais c'était suffisant pour Charles. Il ne voulait pas que la douleur lui fasse tourner de l'œil — ils n'auraient plus vraiment pu avancer, alors. Un pas après l'autre. Charles aurait tant aimé pouvoir aller plus vite pour la première fois de sa vie. Il se concentra fort sur sa tâche, raffermit sa prise sur le bras de Rasmus qu'il avait passé autour de ses épaules. Charles jeta un regard en coin à Marie ; elle marchait à côté d'eux, guidant la marche et vérifiant que la blessure n'empirait pas.
« C'est moche mais ça va le faire, » confirma-t-elle à la question tacite du jeune homme. « On a du matériel au Département.
— Il faut aller à l'hôpital, » protesta Charles, révolté — si tant est qu'il puisse l'être ; mais la situation était assez critique pour qu'il se le permette —. « C'est trop dangereux !
— Non, » le coupa Marie avec un regard qui n'admettait pas de réplique. « C'est comme ça.
— Mais...
— Tu veux leur dire quoi, une fois là-bas ? Désolés, une gamine possédée l'a mordu violemment et il perd du sang ? Je ne sais même pas ce qu'on dit. Gamin. Gamine. C'est du pareil au même. »
Charles sentait son cœur s'emballer dans sa poitrine, parce qu'il voulait prendre la meilleure décision, au fond, et que tous ces principes le perturbaient comme s'ils lui bouchaient la lumière. Il devait penser bien mais surtout vite. Un pas après l'autre.
« Le Département, » marmonna Rasmus.
Charles ouvrit de grands yeux, surpris. Allez. Un pas, puis l'autre.
« Qu'est-ce que tu as dit ? » demanda-t-il d'une voix douce.
Il ne devait pas s'arrêter. Charles avait ce soin de brancardier de rassurer tout en ne perdant pas de temps. La chose était délicate mais il faisait de son mieux ; comme toujours.
« Le Département, » répéta Rasmus dans un grognement. « Je suis pas non plus mourant et il y a le matériel là-bas. L'hôpital, à chaque fois, c'est n'importe quoi.
— D'accord, » fit Charles après un infime instant d'hésitation.
« On va plus vite en sautant les questions.
— D'accord. »
Autour d'eux le jour déclinait, progressant lentement comme une crue de goudron le long des façades de colombages. Charles lui jeta un regard nerveux ; il fallait qu'il accélère. Il savait que, dès lors qu'il se sentirait fatigué, il commencerait à s'écrouler. C'était comme ça. Il n'était jamais parvenu à lutter.
« On y est presque, » souffla-t-il pour rassurer quelqu'un, et il ne savait pas si c'était lui.
Hawthorne n'osait pas retirer les mains de ses yeux.
Une étrange fébrilité anxieuse lui grimpait dans les tripes depuis un bon quart d'heure — mais maintenant, il en avait la certitude ; c'était trop à assimiler. Ils le savaient tous, que Fredriksson avait toujours fait cavalier seul. Qu'il avait ses propres plans et n'en parlait jamais vraiment — ou alors, toujours dans le but totalement imprévisible que vous fassiez strictement ce qu'il voulait. Ça n'était un secret pour personne.
Et pourtant, il ne pouvait plus lire. Pas plus loin.
Cet abruti avait fait ce qu'il savait faire de mieux ; ...le prendre de court alors même qu'il se croyait prêt à tout.
Hawthorne écarta un index de son œil gauche, doucement, comme s'il cherchait à se convaincre de ce qu'il ne s'agissait que d'un mauvais rêve. Il savait que ça n'était pas le cas. Sur le bureau, le chaos des feuilles volantes, toutes soigneusement datées par l'écriture élégante de l'exorciste, déroulaient la chronologie terrible du travail d'une vie.
Hawthorne réalisa qu'il l'avait sous-estimé.
Hawthorne réalisa qu'il avait sous-estimé la puissance même de l'outre-monde.
Son bureau était à peine éclairé par une lumière chiche, une petite lampe de bureau dont l'abat-jour retranchait un petit cône de rayons sur le carnet éventré, enfin, du reste, intact, — comme Karadec l'en avait supplié ; mais le chasseur de vampires ne s'était pas privé d'en étaler toutes les feuilles volantes, coupures de journaux et photographies dans un désordre quasi-océanique. Les ombres qui s'y découpaient étaient lourdes, profondes. Dos-à-dos avec la clarté jaunâtre du papier, Hawthorne avait presque peur de tomber dedans.
Actuellement, son cerveau ne pensait qu'à une chose :
Oh. Mon Dieu.
Il était tellement loin de se douter. L'exorciste avait fait beaucoup de chemin pendant qu'ils se tournaient les pouces.
Réfléchissez bien ; les avez-vous seulement vus une seule fois conscients de manière simultanée ?
Ses yeux dérivèrent vers la porte. Elle était rongée par l'ombre ; et l'obscurité de deux grandes étagères bourrées de papiers lui dégoulinait dessus. Il avait besoin de bouger, crier, faire n'importe quoi. Il savait que Karadec était derrière.
Il savait aussi que Karadec allait vouloir savoir.
Mais pas maintenant. Hawthorne se força à refouler l'angoisse, posa ses mains sur le bois du bureau comme pour les caler et en apprécier la fraîcheur nouvelle. Il prit une profonde inspiration.
...Il allait devoir continuer sa lecture et s'assurer des preuves avant de parler à qui-que-ce-soit.
Le pavé de la rue Champeau traçait des zigzags de lumière pourpre sur les pavés humides. Il avait commencé à bruiner ; les cheveux de Charles se collaient doucement à son front alors qu'il soutenait Rasmus, presque soulagé de les savoir presque à destination. Il ne ressentait pas encore la masse du sommeil presser sur ses épaules. C'était bon signe ; il avait généralement une poignée de minutes ensuite pour éviter de s'écrouler sur pied. L'ombre était épaisse, presque autant que de l'asphalte fondu.
« On y arrive, » promit-il.
Le 5, rue Champeau faisait l'angle, un peu plus loin, — et Charles sentit comme un regain d'énergie en en apercevant le croisillon obscur de ses colombages se découper à flanc de ruelle comme une figure de proue. Il raffermit sa prise sur le bras de Rasmus ; le médium marchait plutôt bien pour son état mais Charles ne voulait rien risquer. Si l'état de la plaie n'empirait pas vraiment, il n'osait même pas imaginer la douleur.
« Marie, tu peux partir devant et les prévenir ? » demanda-t-il gentiment, en se tournant vers sa collègue.
Pour une fois, la jeune femme ne protesta pas et ne demanda pas son reste ; elle détala au pas de course vers le fond de la rue.
Ils arrivaient.
Tout irait pour le mieux.
« Ça va aller, » promit-il doucement, dans un filet de voix.
Karadec sursauta brutalement lorsqu'Hawthorne ouvrit à la volée la porte de son bureau, envoyant tourbillonner dans un soudain courant d'air une pile de dossiers sur un guéridon qui n'avait rien demandé.
« Quincey ! » glapit-il, s'accrochant à l'accoudoir de sa chaise comme pour se remettre du choc. « Qu'est-ce que —
— Pas maintenant, » l'interrompit le chasseur de vampires d'une voix sourde, son regard soudain bien trop noir n'admettant pas de réplique. « Où est Charles ? Touradon. Je dois lui parler maintenant.
— Ils sont partis rue du Pont des Champs en milieu d'après-midi, » hasarda Karadec. Il se redressa ; pas besoin d'être détective pour voir que quelque chose n'allait salement pas. Ses yeux tombèrent sur le carnet. Hawthorne le tenait entre ses mains comme s'il voulait le broyer. « Qu'est-ce qui se passe ?
— Cette espèce de...Fredriksson m'a refilé la patate chaude, » gronda Hawthorne. Sur son visage se succédaient une cataracte d'émotions — colère, surtout, compassion, aussi. Il semblait déchiré devant un devoir qu'il n'imaginait pas encore une demi-heure plus tôt. Ça le dépassait. Fredriksson le dépassait. Ces foutues pages noircies de son écriture si soignée qu'elle en devenait agaçante l'avaient plongé dans un aven insondable de chute et d'immense, comme si soudain on l'avait parachuté au milieu du vide, aux confins de Bételgeuse.
Il ressentait doucement la panique existentielle de ceux qui avaient dû concevoir l'idée du Grand Mur d'Hercule-Couronne boréale. 10 milliards d'années-lumière de large. Fredriksson jouait avec l'occulte comme un scientifique tripatouille les muscles inertes d'une grenouille et lui, Quincey Hawthorne, ...ne concevait même pas qu'on puisse faire plus grand qu'une girafe.
Karadec ne protesta même pas. Il n'avait jamais aimé qu'on insulte Fredriksson mais la situation semblait trop urgente pour parler sans savoir. « Ça concerne Charles ? » demanda-t-il doucement.
« Oh, crois-moi, encore plus que tu ne l'imagines, » fit Hawthorne entre ses dents. « Je vais devoir m'y coller.
— Et...tu es obligé de le lui dire ? Quoi-que-ça-soit, s'entend. »
Hawthorne tourna vers Karadec de gros yeux de chouette, et pourtant il était difficile de dire s'il ne considérait pas la question. L'exorciste ignorait si sa remarque était pertinente ; elle était sortie toute seule. Un silence trop long s'étira entre eux comme un fil de moisi.
« Oui. Je suis obligé. » Fit finalement Hawthorne.
Il baissa les yeux vers le carnet et ajouta tristement, presque d'une voix inaudible :
« ...C'était Fredriksson qui ne disait jamais rien à personne. »
Ce fut à cet instant qu'un brutal bruit de porte qui claque ébranla le rez-de-chaussée. Ils eurent à peine le temps de tourner à l'unisson la tête vers les escaliers que la voix urgente de Marie résonnait dans toute la maison :
« VENEZ ! Rasmus est blessé ! Sortez le matériel ! »
Charles poussa enfin la lourde porte cochère du 5, rue Champeau avec un soupir de soulagement. Les derniers mètres avaient été entièrement concentrés sur Rasmus et la peur de le blesser. Il sentait sur son visage un début de grimace de douleur ; pas assez pour s'effondrer, mais le moindre mouvement semblait tirer toute la peau vers l'arrière sur les trois nanomètres qui lui arrachaient des grincements de dents. Charles n'osait même pas imaginer la souffrance de son ami et puis, il aurait trouvé ça particulièrement déplacé de le faire. Le moindre atome de son attention était entièrement tourné vers le peu de confort que son aide pouvait apporter. Odeur de renfermé et de feu dans l'âtre —
...L'ombre du hall du 5, rue Champeau leur coula sur le crâne avec un genre de soulagement — ils étaient en sécurité. Charles relâcha l'air qu'il avait maintenu en-dedans, presque par concentration. Derrière : clac. La porte cochère venait de se refermer.
« Ça va ? » demanda-t-il doucement à Rasmus, dégageant son bras des gestes les plus précis et soigneux dont il était capable. Le médium grimaça.
« Toujours vivant, » grommela-t-il d'une voix rauque. S'il faisait ce genre de ronchonnements, c'était qu'il allait mieux que prévu, Charles commençait à le cerner. Un sourire timide apparut à peine sur ses lèvres alors qu'il tournait précipitamment la tête vers Karadec, dont la haute silhouette inquiète se découpait déjà dans l'encadrement du salon, ses yeux se reflétant dans la demi-nuit comme les rétines d'un animal blessé :
« Karadec ! » Appela-t-il, pressant. « On a eu un accident, et —
— Je sais. Je m'en occupe, » fit rapidement l'exorciste en prenant précautionneusement le bras de Rasmus pour le soutenir. « Marie est arrivée il y a une minute. J'ai sorti le tourniquet, la gaze et l'antiseptique. C'est grave ?
— Je...je crois. Peut-être. "Profond" serait peut-être plus adéquat. — C'est moche, en tout cas. » balbutia Charles en relâchant Rasmus, presque hésitant. « Tu sais recoudre ?
— Charles, j'ai été aumônier pendant la Grande Guerre. Ne t'en fais pas pour ça, j'ai appris sur le tas. » Karadec soutint délicatement Rasmus aux épaules, pour lui éviter un faux mouvement douloureux. « Je l'amène à l'étage. »
Le jeune homme hocha la tête. C'était le mieux à faire — il n'était pas soulagé, pas vraiment, loin de là, mais la pression de l'instant s'était peut-être relevée d'un microgramme ; Rasmus était en bonne compagnie, et il ne doutait pas une seule seconde de ce que Silas puisse faire preuve d'une délicatesse toute particulière malgré ses grandes mains larges qu'on aurait pu croire faites pour des cordages.
Il laissa le prêtre s'engager dans l'escalier, soutenant d'un bras le médium pour accélérer le processus. Les marches grinçaient mais ça n'était pas le moment de faire la moindre remarque. Même d'ici, une forte odeur d'éther et d'antiseptique commençait à s'émietter sur les lattes comme une vapeur de geyser invisible ; à ne pas avoir allumé de lumière ils avançaient lentement comme dans un boyau de mine.
Charles posa une main sur la rampe, sur le point de s'avancer lui-même à leur suite, lorsque son regard croisa soudain celui d'Hawthorne, un peu plus loin.
Il ne sut pas réellement pourquoi, mais le tout suffit à l'immobiliser, hésitant.
...Pourtant, le chasseur de vampires n'était qu'une mince silhouette, dans l'encadrement de la porte du séjour, pas si grande que ça, qu'un rai de lumière rabattue découpait comme une ombre chinoise. D'ici, Charles remarqua pour la première fois que son genou droit était légèrement tordu. Il s'en doutait ; ça expliquait la canne. Et malgré tout, il ne l'avait jamais vu aussi fort. Le détail ressortait comme une ride inquiète sur le front ou une fatigue soudaine dans des yeux qui ne le sont jamais. Pour la première fois, ...Charles eut la sensation d'une fragilité nouvelle. Hawthorne semblait s'être soudainement changé en silhouette de papier crépon.
Surtout, ...il le fixait, et son regard semblait lourd — presque triste.
« Je les rejoins à l'étage, » expliqua Charles sans trop savoir pourquoi dans le silence soudain. « Pour aider Rasmus.
— Non. » La voix du chasseur de vampires était à peine audible, mais elle avait aussi cette fermeté inexplicable qui figea Charles sur place. D'ici, il le voyait, comme l'obscurité surnageant à la surface d'une rivière ; Hawthorne semblait accablé. Ses yeux noirs s'étaient cerclés de pénombre.
Il eut seulement à se retourner et faire un signe de la main à Charles, par-dessus son épaule.
« Suis-moi.
« On a à discuter. »
Charles emboîta le pas d'Hawthorne, inexplicablement nerveux. Il y avait quelque chose dans l'air, comme une coloration de crépuscule, — qui ne le mettait pas vraiment à l'aise. Et pourtant ; il fallait beaucoup de choses pour mettre Charles mal à l'aise. C'était un jeune homme de contact facile qui ne jugeait jamais et si désespérément optimiste qu'il aurait fallu des outils de BTP pour lui arracher son sourire du visage. Et pourtant, il régnait à cet instant cette espèce de remugle malsain d'adrénaline et de fébrilité qui suintait de toutes les pores de la pièce comme une fumerolle de bougie, ...et ça lui mettait un léger début de nervosité dans les membres. Il ne savait pas pourquoi. C'était comme des retrouvailles avec un sentiment qu'il n'avait plus expérimenté depuis un sacré paquet d'années. Peut-être, aussi, — la sensation de ce que quelque chose dans ses tripes-mêmes remuait pour sortir, et qu'il l'avait enkystée depuis trop longtemps.
Charles décida qu'il n'y avait pas de risque mais ce fut plus difficile qu'à l'habitude. Normalement, l'optimisme et la foi en tout ce qui était vaguement capable de sourire encore prenait le contrôle et libérait des gerbes de soleil multicolore. L'air ici pesait, décantait sur leurs épaules, et y laissait un désagrégat de passé moisi. C'était comme des morceaux de glaise qui couleraient lourdement le long des parois d'une grotte.
Hawthorne marcha jusqu'à la table du séjour ; d'ici elle ressemblait à celle d'un tribunal. Lorsqu'il tira sa chaise à lui et s'y assit, Charles remarqua qu'il prit soin de ne lui arracher aucun son. Le jeune homme ne comprenait pas. C'était comme si leur réunion devrait se faire dans le plus grand silence, et que le 5, rue Champeau absorberait de lui-même ce qui devrait s'y dire.
Sur le coin de la table, il y avait un seau d'environ huit litres et Charles n'avait aucune espèce d'idée de ce qu'il faisait là.
« Tu peux t'asseoir, tu sais, » fit Hawthorne, presque doucement, après un trop long silence.
Charles avisa la chaise la plus proche, mais, contre toute attente, ne bougea pas un muscle. C'était si contraire à sa propre personne qu'il faillit se surprendre lui-même. Il avait une raideur dans les membres, l'instinct pesant de ce que quelque chose se tramait. Comme par réflexe, il jeta un coup d'œil aux ombres ; il était incapable de dire ce qui s'y cachait.
« Merci, mais j'aimerais mieux rester debout, je crois, » fit-il poliment avec un sourire d'excuse. Hawthorne haussa un sourcil mais ne releva pas. Après tout, il faisait ce qu'il voulait.
Charles remarqua qu'il triturait nerveusement entre ses mains un carnet de cuir. Le chasseur de vampires ne semblait lui-même pas plus assuré que son vis-à-vis et ça ne le rassurait en aucun cas.
« Comme tu veux. Tu... » Hawthorne s'humecta les lèvres, le regard légèrement fiévreux, avant de se jeter dans le vide. « ...Dis-moi, Charles, tu te souviens bien de ton père ? »
La surprise qui se peignit sur le visage du jeune homme fut affreusement sincère — déflagrée là comme un seau de peinture. Il s'attendait à tout, sauf à ça. Ses mains cherchèrent la manche de sa chemise, sans qu'il ne sache trop pourquoi, comme un enfant serre son doudou lorsqu'il a trop peur.
Laisse-nous sortir, sifflait quelque chose dans les tripes et le crâne de Charles. Tu le sais qu'il va nous trouver. Il ne savait pas qui parlait.
« Je...bien sûr, oui, » acquiesça Charles, les mains très légèrement tremblantes. Il n'aimait pas la tournure que ça prenait et il était incapable de dire précisément pourquoi. Il le voyait, maintenant ; la semi-pénombre, les lampes rabattues ; ça avait tout de l'interrogatoire. « J'avais neuf ans quand il est mort, mes souvenirs sont assez bons. Pourquoi ?
— J'aimerais justement que tu me parles de ça, » fit doucement Hawthorne. Charles se raidit. Même après presque seize ans, il n'aimait toujours pas tant que cela évoquer les souvenirs. On en parlait pas. Sa mère avait toujours pris soin de sceller, goudronner, ...et jeter à l'eau toute possibilité de discussion à ce sujet.
« De quoi ? » tenta-t-il, légèrement inquiet, à peu près comme le serait un très jeune enfant. Il sentait quelque chose bouillonner dans son crâne, remuer, presque — une terreur reptilienne et inexplicable qui ne pointait qu'un demi-dixième de toute son ampleur. Il ne savait pas d'où elle venait et pourtant il avait la sensation inexplicable d'une vieille amie —
« De sa mort, » confirma d'une voix douce le chasseur de vampires.
« Il...il est mort dans un accident de tram, » se lança Charles. « Le trente décembre 1916. Sur la ligne Sainte-Savine — Pont Hubert.
— Il s'appelait comment ?
— Ernest. Ernest Touradon. Il était archiviste. C'était quelqu'un de gentil et attentionné, et, petit, je voulais être juste comme lui, » avoua-t-il d'une petite voix.
Une lueur nouvelle s'éclaira dans les yeux d'Hawthorne, un peu de tendresse, peut-être. C'était tout juste comme une lanterne sous de l'eau noire. Il semblait comprendre un peu. « S'il était gentil et attentionné, crois-moi, tu es comme lui. » Fit-il gentiment. Charles réprima un sourire imperceptible, touché. Ça souffla une demi-seconde la sensation de plâtre qu'il avait sur les épaules.
« Merci, » fit-il, après une hésitation, d'une voix sincère. « J'aurais quand même préféré qu'il reste ici, mais, comme dirait ma mère...c'est la vie. Il a quand même fait de belles choses, » osa-t-il, son sourire s'élargissant légèrement. Hawthorne y répondit, avec une bienveillance inhabituelle — il n'était pas un habitué de telles manifestations. Mais, en un sens, il comprenait. À son échelle, mais il comprenait.
Ses yeux dérivèrent vers son crucifix, posé sur la table, à côté du seau, et son sourire vacilla légèrement. Lui aussi, il aurait voulu qu'elle soit fière de lui. Au lieu de ça...
...Son mauvais genou le lança à nouveau sous la table, comme un rappel cruel de ce qui avait été, — le ramenant à la réalité.
« Et toi ? » demanda-t-il doucement. Charles sembla perdu.
« Moi ? Euh, j'ai une grande sœur, Estelle, elle a vingt-neuf ans, mais je —
— Non, je veux dire, toi. Où est-ce que tu étais quand ton père est...tu sais. »
Charles croisa le regard d'Hawthorne, sans comprendre. Il y avait tellement d'incompréhension et de pureté et de morceaux d'ambre dans ces grands yeux marron qui absorbaient la lumière comme un éclat de topaze impériale — à tel point que, même dans la semi-pénombre, ils parvenaient à ressortir en reflets de miel liquide. C'était un livre ouvert. Hawthorne comprenait que Fredriksson n'ait jamais rien dit à Charles ; on aurait pu déchiffrer à même son regard l'intégralité de son histoire comme sur un prompteur.
« Je...j'étais sur la rue Sennones, » admit-il. « Dans la boucherie de Monsieur Muguet. Il m'avait déposé là avant...avant de prendre le tram.
— D'accord. » Hawthorne parut réfléchir, le regard dans le vague. Son visage prit une teinte grave qui inquiéta presque Charles. Il faillit lui demander s'il voulait un bonbon au miel tant il semblait préoccupé.
Lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour prendre le jeune homme de court :
« ...Et tu y es retourné, ensuite ? »
Charles cligna des yeux. « Je — non ? » Sa réponse semblait presque trop rapide, aussi ajouta-t-il : « pas par la suite. Je suis de Géraudot, et après...enfin, ma mère évitait d'en parler. »
Il avait la sensation de ce que ses entrailles se nouaient toutes seules et il ne savait pas pourquoi. C'était presque corporel, douloureux, quand on y pensait. Il ne sentait pas son cerveau et pourtant son ventre se lovait d'une angoisse aussi sourde qu'existentielle. Charles n'était pas un habitué du phénomène. Va-t-en. Il va le dire. Va-t-en. S'il te plaît.
« Et, est-ce que tu pourrais me dire comment je pourrais me rendre dans la rue Sennones ? »
La voix d'Hawthorne avait été étonnamment douce, à tel point que Charles n'eut même pas tout de suite conscience de ce qu'il le regardait dans les yeux.
Il avait froid, soudain. Quelque chose dans son subconscient luttait pour fuir.
C'était comme être debout au milieu des rails et ne plus parvenir à se souvenir de la raison de la sensation soudaine de danger.
« C'est... »
Son cœur battait fort ; il le réalisa brusquement alors même qu'il lui tambourinait dans les oreilles depuis plusieurs minutes. Charles ne voyait pas pourquoi il avait soudain les larmes aux yeux. Son crâne tourbillonnait de plus en plus.
« ...Je...je ne sais pas, » avoua-t-il d'une petite voix. « Je ne me souviens plus...
— Ne t'en fais pas, ce n'est pas grave. » Le léger geste apaisant que le chasseur de vampires eut à son encontre apaisa une demi-seconde l'inexplicable angoisse qui grimpait dans le garçon le moins angoissé du multivers, et malgré tout, une petite voix mesquine glissa à Charles que si, pour qu'Hawthorne prenne de telles précautions, ça devait être grave. « On peut parler...de ton sommeil, tiens. » Il lui adressa un sourire encourageant et sur le visage d'Hawthorne, un sourire, c'était comme un corbeau avec un nœud papillon ; ça n'avait aucun sens. « Tu t'endors vite, c'est ça ? C'est irrépressible ? Comme...comme tomber dans le coma. »
Charles papillonna des paupières, complètement perdu, mais il était bien élevé alors il décida de répondre gentiment parce qu'au fond il n'y avait rien de grave : « euh, oui.
— Et une fois endormi, rien ni personne ne peut te réveiller, ou très difficilement, c'est ça ? » sourit le chasseur de vampires.
« C'est ça. Ma mère était un peu inquiète à une époque alors on a vu un médecin. Enfin, plutôt, on a vu un médecin, qui n'a pas vu de problème...et puis, ensuite, quelqu'un est venu la voir et lui aurait donné des conseils, je crois. Que ça n'était pas grave et que ça arrivait. Que ça ne servait à rien de consulter. » Il haussa les épaules avec un sourire doux. « Moi, ça ne me dérange pas.
— C'est arrivé alors que tu étais petit, c'est ça ? » insista précautionneusement Hawthorne. Charles parut réfléchir, puis admit :
« En quelque sorte. C'est apparu juste après la mort de mon père. C'était embêtant pour l'école parce que je reste très compliqué à réveiller.
— Et, tu peux me parler de la personne qui a conseillé ta mère ? »
Il y avait quelque chose de presque suspect dans la voix d'Hawthorne qui aurait mis la puce à l'oreille de beaucoup d'autres, mais il s'agissait de Charles, et Charles avait une foi irréductible en l'intégralité de ses collègues — il l'avait décidé un matin et personne ne le lui retirerait de la tête. Et pourtant — la petite voix reprenait dans son crâne. Il n'avait pas vraiment le choix. Ça le fit hésiter quelques secondes.
« Je ne sais pas. Je ne l'ai pas rencontré. » Avoua-t-il.
« Homme ou femme ?
— Homme. Ma mère disait qu'il était très poli et bien élevé.
— C'est ce qu'ils disent tous de cet abruti, » marmonna Hawthorne. Charles ouvrit de grands yeux surpris mais le chasseur de vampires le rassura d'un geste vague de la main : « je me parle à moi-même. Quand il a pris contact avec ta mère, tu avais...
— Onze ans.
— D'accord. Et tu as cessé de voir le médecin.
— Exactement. » Quelque chose passa dans les yeux d'Hawthorne. C'était un reflet insondable qui évoquait celui qui va sauter dans le vide, et il y avait cette légère tension dans sa mâchoire, le froncement nerveux des sourcils, aussi. Charles faillit se reculer ; il semblait prêt à se faire foudroyer. Il n'avait jamais vu quiconque comme ça. Ç'en était presque...inquiétant.
Les doigts d'Hawthorne pianotaient doucement sur la couverture de cuir du carnet. C'était plus un tic qu'autre chose, mais les yeux de Charles s'y accrochèrent, comme par effet d'hypnose. Il sentait ses muscles s'engourdir d'une angoisse qu'il ne comprenait même pas et s'il ne se vidait pas la tête, ...il était à peu près sûr qu'il se mettrait à trembler sans savoir pourquoi.
« Assieds-toi, » ordonna soudain Hawthorne d'une voix indéchiffrable.
« Mais c'est la vérité, je préfère —
— A.ssieds.toi. » Articula le chasseur de vampires. Charles n'avait jamais entendu un tel ton de son existence entière. Ce fut presque par réflexe de survie qu'il tira précipitamment la chaise libre à lui pour s'y installer. Il se surprit à fixer Hawthorne d'un air complètement perdu, attendant peut-être la suite — qu'on en finisse.
...Cependant l'homme ne semblait pas si pressé. Il prit le temps d'une profonde inspiration avant de tirer délicatement ce qui ressemblait à une feuille de journal du petit carnet. De là où il était, dans la demi-obscurité du salon, Charles l'aperçut d'abord comme un lambeau de clair sous une clarté crépusculaire — et pourtant, sans même qu'il puisse s'expliquer pourquoi, ...la chose lui arracha un brutal sursaut de panique désespérée, presque un cri qui s'étrangla dans sa gorge. Hawthorne posa une main sur la sienne, comme un père face à son fils en passe d'être opéré à vif. Ses yeux disaient : serre les dents. Ça sera un mauvais moment à passer. Charles s'était agrippé aux accoudoirs et maintenant, il en avait la certitude et ça n'était pas un effet d'optique ; il était au bord des larmes. Son corps ne répondait plus — il s'était tout simplement débranché de son cerveau.
Là-dedans, il y avait quelque chose qui provoquait à ses tripes une terreur sans nom.
Le problème était qu'il ne savait même pas pourquoi.
« Charles ? »
Va-t-en fuis il va le dire pars avant qu'il ne le dise à haute voix tout va recommencer va-t-en ne regard surtout pas
« Charles. Regarde le journal. Ne détourne pas les yeux. »
Il savait qu'il fixait le plafond — il ne savait simplement pas pourquoi il le faisait. Un flot ininterrompu d'adrénaline et d'un instinct de survie quasi-vomitif lui congelait les veines et il dut prendre sur lui pour souffler entre ses lèvres engourdies par une peur inexplicable :
« Je...je ne sais pas pourquoi je fais ça.
— Alors regarde, » fit doucement Hawthorne. « Ça ne peut pas te faire de mal. »
L'effort fut pratiquement surhumain. Chaque fibre de ses muscles semblait s'être engourdie d'une terreur quasi-brûlante ; de la façon dont Charles sentait son corps trembler, il crut un instant avoir été cryogénisé vivant. Boum, boum, boum. Même ses pensées n'étaient plus vraiment claires. Toute son énergie restait obnubilée par une unique idée fixe : ne pas regarder ce FOUTU journal.
Trois
Deux
Un
...Contact.
Le temps sembla s'arrêter, une demi-seconde.
...Hawthorne ne parla pas tout de suite. Il le regardait, avec cette compassion un peu douloureuse, tenant précautionneusement le coin de la brochure de journal que Fredriksson avait soigneusement découpée dans un exemplaire du Petit Troyen. La tête de Charles tremblait. Une larme roula sans le moindre bruit, s'échappant de son œil pour venir tracer un petit impact grisâtre sur le papier vieilli.
Le silence de deuil qui régna une minute avait des échos d'église.
« Charles ? »
Il n'y eut pas de réponse. Une autre larme s'échappa, débordant de l'œil droit, et dévala sa joue comme une queue de comète.
« Tu sais de quoi ça parle. »
Un des tremblements de Charles ressembla vaguement à un hochement de tête. Il ne lâchait pas le papier du regard. La lumière crépusculaire d'une petite lampe, derrière, rasait sa silhouette avec d'étranges translucidités comme celle d'une statue de cire.
« Est-ce que tu peux me dire où est la rue Sennones, Charles ? »
La voix d'Hawthorne était douce, d'une compassion qui ne parvint même pas à remettre des couleurs dans le visage du jeune homme. Charles était immobile, les doigts si fort crispés sur les accoudoirs que les jointures en étaient devenues blanches. Hawthorne lui laissa quelques instants, avant de lâcher doucement :
« Tu le sais, au fond de toi, qu'elle n'existe pas, cette rue, Charles. »
Le garçon accusa le coup. Un reflet de détresse pétrifiée passa dans ses yeux, les dernières étincelles du déni qui luttait encore.
« ...Si — si, elle existe, » articula-t-il avec peine d'une voix rauque. Ses yeux ne se détachaient pas du papier, couvert d'un article qu'il ne voulait surtout pas lire.
« Elle n'existe pas, Charles. Elle n'est sur aucune carte. Elle n'est ni à Troyes, ni nulle part. Tu peux chercher, si tu veux. C'est ton cerveau qui t'en empêche, parce qu'il essaye de te protéger, » fit doucement Hawthorne.
Il tenait précautionneusement le coin de la coupure de journal, attentif au moindre mouvement du visage du jeune homme, comme pour la retirer à la moindre panique.
« On parle de toi, dans l'article, » reprit-il d'une voix douce, espérant provoquer une réaction raisonnable. « Tu sais comment les journalistes ont qualifié cet accident, à l'époque ? »
Silence. Le visage de Charles était illisible, plongé dans l'ombre et parfois parcouru de fasciculations douloureuses.
Une autre larme traça un bref sillon de lumière.
« Une boucherie. Parce qu'il y a eu beaucoup de morts. »
Une pause.
« Comme celle de monsieur Muguet, tu te souviens ? » tenta patiemment Hawthorne.
« Il...il m'a déposé rue Sennones, et... » balbutia Charles. Sa langue pesait une tonne. Deux morceaux déchirés de son cerveau s'empoignaient et le tout faisait un vacarme insupportable à l'intérieur, comme un piaillement de corbeaux rendus fous. Il aurait voulu partir, hurler, courir loin d'ici. Il aurait voulu sourire comme son père, ne pas laisser les autres le voir comme ça. Il se sentait totalement vide. Comme une coquille de noix.
Il aurait voulu dormir cent ans, là, tout de suite.
« Fredriksson s'est intéressé à toi pour le cas d'école que tu étais, » reprit doucement Hawthorne, se penchant légèrement en avant.
Un, deux, trois secondes.
« Tu le sais, que tu étais dans ce tram, en 1916.
— N — non, je...
— Charles. C'est ton cerveau qui te protège. Tu étais petit. C'était trop dur.
— Je...arrêtez ! »
Vlam. Le bruit de la chaise souleva un fracas assourdissant qui ricocha longtemps dans les oreilles de Charles, alors il plaqua ses mains, sur son crâne, sur tout ce qui voulait sortir et qui crachait au visage du reste, et ce qu'il avait cru, et ce qui n'était en fait qu'un mensonge obscène inventé par son propre cerveau. Il s'était trahi. Il s'était trahi lui-même. C'était flou, au-dehors, et il sentait les larmes ruisseler sur son visage, et il cria d'une voix éraillée :
« ARRÊTE ! JE N'AI PAS INVENTÉ TOUT ÇA ! JE NE SUIS PAS UN MENTEUR !
— Tu n'as pas menti, c'est —
— J'étais dans la rue — je m'en SOUVIENS ! » sanglota-t-il alors que les fibres de ses souvenirs s'effilochaient dans un ouragan soudain pour disparaître à l'horizon. Trop vite. Trop brusque. Les carcasses désossées des cochons de la boucherie s'étalaient sur le sol dans de grands coups de gouache rouge, et il y avait l'odeur de caoutchouc brûlé, et les bruits de tôle, et —
« Tu jouais beaucoup aux anagrammes, avec ta sœur, petit, » poursuivit Hawthorne avec toute la douceur qui lui restait. Parce que lui aussi, une ligne de larme commençait à blanchir ses yeux noirs. Ça pouvait déborder. Il ne voulait pas se lever, pas reprendre la coupure de journal, et sur l'encre grise la photographie disloquée du tram de la ligne Sainte-Savine — Pont Hubert se tordait comme un serpent mort alors que les larmes de Charles s'y écrasaient depuis le ciel.
« M-U-G-U-E-T — S-E-N-N-O-N-E-S —
— TAIS-TOI ! » pleura Charles en se recroquevillant doucement. « S'il te plaît...
— ...T-U — E-S — U-N — M-E-N-S-O-N-G-E. »
Hawthorne baissa les yeux vers la silhouette tremblante de Charles. Il n'émettait plus un bruit, recroquevillé sur lui-même, comme luttant contre une profonde douleur abdominale. Le chasseur de vampires ravala ses larmes. Il n'avait pas le droit de pleurer. Seul Charles le pouvait, autant qu'il le voulait. Il fallait purger tout ça. D'autant que Fredriksson lui avait laissé toute sa vie, analysée comme une souris morte, à l'intérieur de ce foutu carnet.
Il y en aurait d'autres, à digérer.
Pleure, mon garçon. Ça te donnera des forces.
Et Hawthorne savait ce qu'il lui restait à dire. Il l'avait lu, ça aussi. Ça ne voulait simplement pas sortir. Il voyait flou, comme derrière une épaisse masse d'eau et de douleur compatissante, et ça ne pouvait pas venir, pas maintenant, pas après —
« Charles Touradon, » lâcha-t-il finalement d'une voix sourde, « pour être officiellement décédé d'un accident mortel de tram le trente décembre 1916, vous êtes désormais placé sous protection du Département des Dossiers Surnaturels. Vous ne pouvez plus quitter cette protection pour des raisons de sécurité. »
C'était la procédure et Hawthorne la haït plus que tout à cet instant précis.
...Alors Charles se précipita sur le seau en acier de huit litres, ...et y vomit ses tripes.
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