XIV. 𝙵𝚛𝚘𝚗𝚝𝚒 𝚗𝚞𝚕𝚕𝚊 𝚏𝚒𝚍𝚎𝚜
XIV.
« Attends ! »
Charles plissa les yeux sous la pluie battante qui venait de se manifester. L'averse striait le monde comme un réseau de diffraction, creusant des reflets violacés sur la toile de la nuit. À peine, au loin, distinguait-on les silhouettes déchiquetées de quelques maisons à colombages — et puis, au-dessus, ...l'obscurité du ciel. La pluie abattait tout autour comme un fracas grêleux.
...Charles identifia au loin une silhouette à l'air salement remonté comme étant celle de Marie Vaillette et sauta du perron en sa direction, avant d'atterrir dans une flaque qui l'y enfonça jusqu'aux chevilles dans une gerbe de nuit.
S'il avait pris tant de retard par rapport à la...à la mécanicienne, décida-t-il de l'appeler — c'était surtout parce qu'il n'était pas parvenu à se résoudre de laisser Jérémie seul. Enfin, techniquement, il restait avec Rasmus, ce qui n'éloignait déjà assez du concept de « seul » ; il s'avérait même carrément en compagnie lorsqu'on y réfléchissait et qu'on y incluait Ophélie — mais Charles avait toujours eu un bon contact avec les enfants et s'avérait incapable d'en abandonner un sous une surveillance relative, inconscient sur un canapé, ...et de surcroît dans un état de possession préoccupant. C'était une affaire de principe, qui traduisait quand on y réfléchissait un genre de santé mentale dans la moyenne.
Il trébucha dans sa flaque, un peu piteusement, — regarda ses pieds comme s'ils l'avaient trahi et repartit finalement à la charge après quelques secondes d'hésitation, alors que ses semelles soulevaient un bête bruit de pédiluve de Jeux Olympiques 2024. Au loin, la silhouette rageuse de Marie semblait vouloir tabasser le sol avec ses propres pieds alors qu'elle disparaissait peu à peu à l'angle de la rue, au-travers des hallebardes de pluie qui leur tombaient littéralement sur le crâne.
« Marie ! » appela-t-il désespérément, assourdi par le vacarme de la pluie autour.
À vrai dire, aucune espèce de spontanéité n'avait suivi le départ en trombe de la mécanicienne (à part peut-être la réplique de « ben moi je t'aime vraiment pas » de la part de Rasmus). Ils s'étaient regardés comme des cons et ils avaient pratiquement lancé un débat d'Assemblée Nationale quant à la marche à suivre. Finalement, Charles avait fini par s'échapper de l'endroit, laissant à contrecœur à Rasmus les bons soins de Jérémie.
Ils n'arriveraient à rien en se séparant comme ça, c'était la seule certitude que Charles s'autorisait. Ils avaient droit à tous les sujets de désaccord, sauf ceux-ci.
...Alors il reprit sa course, tentant comme il le pouvait de rattraper sa collègue alors que la pluie soulevait brusquement des grondements épais tout autour et dans le ventre du ciel. À peine les orbes claires des lampadaires parvenaient à brosser les roulis océaniques de l'orage, des kilomètres au-dessus. « Marie ! »
Elle finit par s'arrêter de mauvaise grâce, le temps qu'il parvienne à sa hauteur et reprenne son souffle comme l'espèce de jeune universitaire à la distance d'une demi-bretelle d'autoroute d'être rompu à la course qu'il était. Le regard trop bleu de la jeune femme avait quelque chose de dur ; et la pluie s'abattait dans ses boucles, les nouant en un réseau complexe de couleuvres désapprobatrices. « On a pas besoin de discuter, » lâcha-t-elle, alors qu'une goutte de pluie épaisse lui raclait l'arête du nez en s'écoulant lentement. « On rattrape Hawthorne et Karadec, c'est tout. Tu as laissé Rasmus tout seul ?
— Oui, » acquiesça Charles, soulagé. « Je me suis dit, ben, il peut toujours téléphoner à la maison. »
Marie ne releva pas l'emploi de la "maison" qui aurait autrement pu en attendrir plus d'un et piétina d'un trait les tentatives d'organisation du jeune homme : « mauvaise idée. Rasmus téléphonera jamais. Je t'expliquerai peut-être, un jour. — La question, c'est qu'on doit rattraper Hawthorne et Karadec au plus vite.
— Mais...pourquoi ? » balbutia Charles, complètement perdu. « Ils ont dit qu'ils revenaient. On ne peut pas laisser Jérémie tout seul comme ça, » protesta-t-il, les yeux brillants.
« Crois-moi, ne crois pas Hawthorne, » grinça Marie. Charles cligna des yeux.
« Pardon ?
— Quoi, pardon ?
— Ben...ta phrase est quand même un peu dogmatique.
— ...Ne me déconcentre pas avec tes mots compliqués. » Marie eut un geste désapprobateur de la main, projeta involontairement quelques gouttes de pluie (par effet centrifuge) sur les lunettes déjà criblées d'averse du jeune homme. « Hawthorne est un brave type, mais il raconte notoirement n'importe quoi. C'est tout. Maintenant, on arrête de perdre du temps et on le rattrape. Ils vont pas nous planter là. »
Elle fit pratiquement volte-face vers la noirceur de gueule de canon de la rue, à peine percée périodiquement de quelques boules de lumière que la pluie griffait par vagues. Charles cligna des yeux sous l'averse, accéléra le pas pour ne pas la perdre — derrière eux, le couinement des roues du nécrophone cahotait sur les pavés, sa bâche protectrice alourdie de ce qui ressemblait au contenu d'un camion-citerne d'eau minérale naturelle.
« Il aurait pu ? » tenta Charles, innocemment. Marie battit des paupières, prise de court.
« Hein ?
— Nous planter là. Il avait dit qu'ils reviendraient, » explicita Charles.
« Oui, bien sûr, » mentit Marie en espérant que sa voix sonne comme une simple confirmation calme. « C'est Hawthorne, après tout. »
La vérité résidait bien plus dans un genre d'entre-deux. À vrai dire, il avait toujours régné au sein de l'institution cette espèce de séparation morbide entre les plus vieux éléments et ceux qui s'avéraient plus jeunes. Ladite séparation n'avait pas beaucoup de sens, quand on y réfléchissait, — puisque certains faisaient pratiquement partie des murs depuis plusieurs générations tandis que d'autres ne touchaient à l'occulte que derrière la ferraille rassurante d'une clef à molette ; ça n'était pas vraiment une question d'expérience, du reste. Mais ça restait presque désagréable, sans être douloureux. Comme le petit picotement sous la peau lorsque monte une angoisse.
D'autant que — et si Rasmus n'en avait globalement rien à secouer, cela mettait Marie dans tous ses états — les « jeunes » étaient comme en infériorité numérique ; enfin, du temps où Fredriksson était encore en vie. Quoique, Rasmus ne l'avait jamais aimé. Et puis, il y avait...
...Elle.
La mâchoire de Marie s'imprima d'une barre d'ombre. Non. Ça, c'était...elle savait bien qu'elle ne devait pas en parler.
« Il serait capable de nous lâcher, » reprit-elle dans un mensonge si inexcusable qu'il la fit elle-même rougir, — alors elle pria pour que les ombres épaisses de la Rue du Pont des Champs parviennent à cacher suffisamment son visage. Ça sembla marcher ; Charles ne remarqua rien. Il avait comme cet air de totale innocence qu'on ne trouve habituellement que chez les enfants d'un très jeune âge, alors que la pluie lui écrasait les cheveux sur le crâne avec entêtement. Après tout, même ses lunettes étaient pleines d'eau.
À vrai dire, Marie s'en sentait presque coupable — mais il restait ce fond d'aigreur, cette envie de prouver aux plus vieux qu'elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds, et une mauvaise petite voix lui soufflait avec acidité que Charles ne suivrait qu'en cas d'excellents arguments. Après tout, ça n'était pas un si gros mensonge, si ?
Elle ne voulait pas débarquer toute seule et faire un cirque. On ne l'écoutait déjà presque plus.
« Je...ne sais pas, » admit Charles, en baissant les yeux vers les pavés — il fronça le nez alors qu'un peu de pluie lui ruisselait sur le visage. « Moi, je pense qu'il est digne de conf —
— Cht, » lui intima brusquement Marie en se redressant soudain, aux aguets. Charles se figea, l'air complètement perdu comme s'il venait de se prendre une balle en pleine figure et avait encore besoin de temps pour process ce qui venait de lui arriver.
« J'ai — j'ai dit quelque chose de mal ? » demanda-t-il d'une petite voix, avant que Marie ne lui plaque une main furieuse sur la bouche et ne l'entraîne dans un petit recoin, à l'abri d'un lampadaire : « CHT ! » répéta-t-elle, avec plus d'insistance cette fois. « Là-bas. C'est les Vuillemin ! »
Charles plissa les yeux, complètement perdu en se souvenant de ce qu'il était astigmate et qu'il devrait tout de même avoir enregistré l'information après vingt-cinq ans de cet état de fait. Marie avait raison, quoique la question de ce qu'elle avait probablement une vue de lynx à cette distance et avec la pluie aurait pu se poser ; deux silhouettes se dirigeaient précipitamment vers la porte d'entrée de la petite maison. Marie jura. Charles trouva ça très vulgaire mais oublia de le faire remarquer parce qu'après tout, c'était quand même de circonstance.
« Bon sang d'une pipe ! » cracha Marie, contrariée. « Notre seule chance de cacher le problème avant d'avoir une solution !
— Et Rasmus, aussi ! » protesta Charles dans un bafouillement, en se dégageant de la main qui le bâillonnait. « Il est encore à l'intérieur !
— Ah, oui ! Bon sang d'une pipe ! Rasmus. » constata Marie, avec un peu moins de conviction. La façon, une demi-seconde après, dont elle immobilisa le bras de Charles avant même qu'il n'amorce sa marche résolue en direction du couple releva pratiquement de la télépathie. À ce stade, elle avait cessé de s'émerveiller face à ce réflexe au moins une année scolaire plus tôt.
« Mais ! » protesta Charles en se retrouvant avec dépit limité dans son déplacement par son propre bras, tiré de nouveau en arrière par effet de ressort comme un chien miteux au bout d'une laisse. « Ça n'est pas anodin, ce qui vient de se passer. On doit leur expliquer la situation —
— Non, » retoqua Marie d'un ton sans réplique. « Tu sais ce qu'ils vont faire ? Paniquer. Et tu sais ce que font les gens qui paniquent ?
— ...Respirer dans des sacs en papier et faire couler leur maquillage cher ? » tenta Charles au pif et en total désespoir de cause.
« Pas du tout. » Marie releva la tête, le visage grave soudain. « ...Suis-moi.
« On se tire. »
À tout juste deux kilomètres de Jérémie, Rasmus, sa galère imminente et Marie qui trouvait judicieux de se cacher derrière un lampadaire s'avérant la seule source de lumière environnante, ...une porte ruisselante d'eau s'abattit lourdement dans ses gonds, précisément au 5, rue Champeau. Le hall d'entrée eut à peine le temps de se fendre d'un rectangle en rideau de pluie, avant de redevenir opaque, comme à l'accoutumée. Deux hommes venaient d'y faire leur apparition et ils ne semblaient pas ravis.
...L'individu qui venait de la claquer avait d'ailleurs la silhouette franchement mince et noiraude, et puis le nez en sang — une éclaboussure brune et disgracieuse lui croûtait sous une narine. « ...Bon. » marmonna-t-il en étouffant des jurons, un mouchoir froissé collé sous le nez alors que le tout recommençait épisodiquement à couler. « ...J'ai un plan.
— Il faut de la glace, » indiqua Karadec, obligeamment, en se dirigeant droit vers la petite cuisine qui jouxtait leur salon saturé de poussières. « Je vais t'en chercher...
— Non ! C'est pas ça, le plan, » protesta Hawthorne, de mauvaise humeur ; avant de se laisser tomber lourdement sur le petit canapé. « Va voir dans le tiroir de la commode. »
Un silence s'échappa de la cuisine, alors que l'anti-bruit d'un caisson qui coulisse oublia totalement de retentir.
« ...Je ne trouve rien, » indiqua finalement Karadec, après ce qui ressemblait à un blanc interminable.
« Essaye l'autre tiroir, alors.
— Lequel ?
— Le tiroir à couteaux, » soupira Hawthorne.
Un autre silence. Le cliquetis prometteur des couverts qu'on agite fit foi quelques secondes, ...avant de se suivre d'une immobilité totale, presque religieuse. Hawthorne ferma les yeux, se laissa aller à ces trois minutes de paix dont il avait jusqu'à oublié l'existence.
« ...Tu as mis le carnet de Fredriksson dans le tiroir à couteaux ? » demanda soudain Karadec alors que son grand visage honnête réapparaissait dans l'encadrement de la porte, quoiqu'un peu pâle soudain.
« Ben, ouais. Le gamin —
— Charles —
— C'est ça — le gamin, donc, a débarqué sans me laisser le temps. Il me fallait une planque au re-de-chaussée, alors j'ai eu cette idée de génie...
— ...De le mettre dans le tiroir ici qui sent le plus la ratatouille, » compléta Karadec.
Un énième silence. Hawthorne semblait secrètement réaliser à quel point ça n'était pas aussi judicieux que lorsqu'il l'expliquait dans sa tête. Au carreau, le pianotement régulier de la pluie avait presque quelque chose d'apaisant.
« ...Oui, non, mauvaise idée. » Admit-il en se raclant la gorge, pris à l'usure par le lourd regard presque parental de Karadec. « Enfin, bref. Je suis à peu près sûr que là-dedans sont toutes les réponses dont on aura besoin. »
Silas Karadec passa doucement une main sur la couverture ancienne du journal, comme par un genre de respect muet qui ne s'oralisait plus vraiment. Dans le petit salon sa silhouette trop grande semblait prendre toute la place, et pourtant il n'avait jamais autant ressemblé à un ange tombé du ciel ; l'unique lumière, étouffée de contre-jour, ruisselait sur ses contours comme pour les embraser d'une douce lueur d'aube. Il faisait sombre, autrement.
L'exorciste s'assit doucement sur une chaise, posa le carnet devant lui, respectueusement.
« ...Pour Jérémie ? » demanda-t-il finalement, presque à voix basse.
« C'est ça. Pour Jérémie. » Hawthorne tapota nerveusement du doigt sur la couverture, la mine sombre, alors que son genou tressautait sous la table. « Écoute, Fredriksson était exorciste, non ? Il a bien...noté des techniques, tout ça. Ça s'apprend pas dans des cours, ce genre de choses. » Karadec fit une moue incertaine et Hawthorne décida de couper court au débat. « Attends, ne va pas me dire qu'il y a un genre d'école bizarre pour ce bazar.
— Non, pas vraiment, » admit Karadec. « La plupart des gens ont leur mentor.
— C'était qui, le tien ? » demanda Hawthorne, curieux. Karadec étouffa une grimace.
« J'ai dit "la plupart". J'ai...enfin, je connais quelques techniques de Natanael, à force de travailler avec lui. Mais, peut-être... »
Ses yeux se posèrent sur la couverture brunâtre du cahier, presque à regret. Chaque dentelure, chaque petit croc laissé par le temps dans les craquèlements du cuir semblaient raconter quelque chose ; d'ici les ombres lui coulaient dessus avec une épaisseur de poix. Au carreau, l'averse projetait le réseau complexe d'un million de sillons de pluie, — venait onduler à même le journal. Karadec paraissait presque réticent à avancer la main sous le rectangle de demi-nuit.
« ...C'est une carte à jouer, » concéda-il. Hawthorne laissa à peine échapper comme un « hum » d'approbation. Ça n'était pas seulement une carte à jouer ; c'était la seule qu'ils avaient.
...De toute l'équipe, Karadec avait toujours été le seul à réellement s'entendre avec Natanael Fredriksson — bien qu'Hawthorne eut toujours soupçonné, sans le laisser voir, que « s'entendre » relevait peut-être de l'euphémisme. L'individu était de tendance distante, courtois et calme, difficile à désarçonner, — et pourtant dégageait comme cette aura de paix crispante à toujours noter l'intégralité de ce qu'il réfléchissait sur les pages d'un cahier. Hawthorne n'avait jamais su où il comptait aller avec tout ça. Une chose était sûre ; Natanael Fredriksson donnait constamment la sensation d'avoir cinq coups à l'avance, et que tout, sans exception, ...prenait place dans un immense échiquier carnivore où le blanc se l'arrachait au noir.
L'humain n'est pas fait pour être vu comme un pion. Il n'est d'ailleurs, lorsqu'on y réfléchit, ...pas non plus fait pour douter constamment de ne justement pas être un pion. Sans jamais faire preuve ni de la moindre agressivité, ni réellement du plus léger irrespect, — Fredriksson avait toujours joui de ce don de vous convaincre sans un seul mot de ce que tenter de le contrecarrer ne ferait qu'agir selon ce qu'il avait prévu. Hawthorne détestait cela. Lui qui ne vivait que pour la sincérité, l'impulsion et un genre d'honneur qui ne se détachait que rarement de son doigt favori, ...le tout lui donnait la sensation de s'empêtrer dans une toile d'araignée.
Parfois, Hawthorne se demandait même si sa propre mort n'avait pas eu une finalité.
« Le souci, c'est le code » soupira-t-il, rompant du même coup le silence. « Pour l'ouvrir. »
Hawthorne jeta un regard mauvais au carnet qui reposait comme piteusement sur la table.
« ...On découpe. » Lâcha-t-il platement.
Quincey Hawthorne n'avait aucune espèce de compassion pour les histoires barbantes où des gens se tirent les cheveux de désespoir devant un genre de bête agenda 14,8 × 21 cm parce qu'ils ne trouvent pas le mot magique pour l'ouvrir. Ça n'avait, au fond, ...pas grand sens. Bien qu'il ne doutât pas de la solidité relative d'une couverture en cuir, il ne doutait encore moins de celle d'une bonne paire de ciseaux et de cinq minutes d'acharnement ; ça n'était pas sorcier et ça venait à bout de tous les petits malins qui pensent que mettre un cadenas sur leur journal intime licorne était LA solution pour se prémunir des sécateurs d'un chasseur de vampires motivé.
Au même instant, ...Karadec réalisa sans réellement y croire à quel point il ne partageait pas cet avis.
C'était stupide et ça vint comme dans un mauvais téléfilm — la crainte soudaine qu'il ne soupçonnait même pas jusqu'ici de ce qu'Hawthorne passe à l'acte, et la façon dont un léger vertige d'adrénaline lui passa sous les paumes dans un battement de cœur assourdi comme pour dire : non. Le prêtre s'humecta les lèvres. C'était stupide, stupide, stupide. Il tenta de se convaincre de ce que c'était par précautions, parce que Fredriksson était loin d'être stupide — parce qu'il n'aurait pas mis ce verrou s'il était possible de s'en tirer si aisément, tout en maintenant intacte l'information.
L'autre raison...
« Non. » Lâcha-t-il d'une voix effilochée.
Hawthorne tourna vers lui un regard surpris.
...C'était parce qu'une partie de lui-même qu'il détestait voulait savoir ce qu'était ce foutu mot de passe.
« Je — laisse-moi juste un peu de temps, » compléta Karadec, nerveux, en s'humectant les lèvres et détournant le regard. « Si je n'y suis pas venu à bout rapidement...tu charcuteras autant que tu veux. »
Il releva les yeux. C'était...il ne voyait que maintenant à quel point c'était important.
« S'il te plaît, » insista-t-il. « Fredriksson est mort. Laisse-moi au moins honorer ça. »
Hawthorne soupira. « D'accord, » concéda-t-il. « Mais on a pas de temps à perdre. Dans une semaine, sans faute...
— Dans une semaine, tu pourras le déc — »
Bam, bam, bam.
Silas sursauta soudain, tourna la tête vers la petite porte du hall d'entrée lorsqu'une série de coups sourds et nets vinrent ébranler le battant. Un pli soucieux barra le front d'Hawthorne ; le tout n'augurait rien de bon. Même les ombres ne s'enroulaient plus comme avant, rejetées dans les coin telles une nuée de merles effarouchés.
Un silence.
« On...tu crois qu'on doit ouvrir ? » Tenta Karadec, nerveux. Hawthorne leva une main ; il ne fallait pas se précipiter.
« ...Attends. »
Bam, bam, bam. Les coups reprirent, plus nets encore, et peut-être plus impatients. « OUVREZ ! C'est la Gendarmerie Nationale ! » furent les mots d'ordre qui semblèrent jeter un seau d'eau froide à la figure du prêtre — d'un pas hésitant, Karadec se mit en branle, rallia doucement la porte et l'ouvrit d'une main un peu hésitante...
...L'homme qui se tenait derrière la porte n'était pas accoutumé à rire. Haute taille, visage sec, un nez busqué où se tirait une peau tannée par un soleil de nulle part en Champagne-Ardennes ; la pluie lui ruisselait sur le visage comme une multitude de serpents d'eau. Même Hawthorne, et ce peut-être parce que son cerveau avait été formaté ainsi, ...se sentit obligé d'avancer un justificatif alors même qu'il ne connaissait pas les raisons de la présence de l'individu ici.
Quelques silhouettes (deux autres, à vue de nez) se tenaient en retrait, prêtes à mordre.
« On est partis pour me nettoyer le nez, » tenta-t-il en se tapotant la narine d'où un peu de sang commençait à cailler. La chose rata complètement de provoquer le moindre sourcillement de compassion chez l'individu.
« Messieurs, bonsoir, nous sommes de la Gendarmerie Nationale, » entama-t-il au lieu de ça, le regard sec comme le tranchant d'un silex. « Je suis le Brigadier Louis Forque. Nous avons été informés d'un incident grave impliquant un enfant et vos pratiques d'exorcisme. »
Hawthorne jura (ce qui était un comportement relativement contre-productif face à un gendarme). Ainsi donc, les Vuillemin avaient décidé qu'un évanouissement était la barre de non-retour pour les évincer. Il les retenait, eux et leur poney, qu'en plus de ça ils vouvoyaient probablement. « J'ai vraiment mal au nez, vous savez » tenta-t-il sans grande conviction.
...Le tout sonna comme une vaste blague lorsque le Brigadier Forque énonça les mots qui leur résonnaient déjà dans les oreilles depuis plusieurs secondes, alors que le vacarme de la pluie tentait de le faire taire.
« ...Messieurs, vous êtes en état d'arrestation pour mise en danger de la vie d'autrui et pratique illégale de la médecine. Veuillez nous suivre sans résistance. »
C'était quelque part vers la rue des Bas Trevois qu'un homme jeune avançait, ployant sous l'agacement et la pluie qui martelait l'espace, piquetait le pavé comme d'un clignotement d'écumes incessantes. Ses cheveux noirs s'était échappés d'un catogan misérable, et le tout — mèches et averse — s'entrelaçaient par un jeu bizarre de gravité. Le visage était maigre, la figure en lame de couteau, et le tout avoisinait l'air d'un corbeau agacé. Il puait le taiseux et l'emo pourtant sympathique ; de loin, on aurait presque pu manquer de le reconnaître.
En y regardant de plus près, on commençait à distinguer des yeux gris et papillonnants sur l'eau qui tombait en bouillons depuis le ciel. Une mâchoire crispée, aussi. Enfin, plus grand-chose — parce que la pluie venait griffonner l'espace. Il avait la posture de celui qui a beaucoup couru, sans l'avoir voulu d'abord, ...et surtout le pas légèrement vacillant qu'on a lorsqu'on tient peu sur ses jambes. Une bottine d'un noir de nuit s'effondre dans une flaque, mais son propriétaire se stabilise et reprend son chemin.
Au-travers de l'averse, comme de derrière une chute d'eau, le croissant en lambeaux d'une nouvelle lune se dessine.
...Et puis, il passa devant un bureau de Postes...
...N'importe quel autre bureau de Postes aurait été un simple morceau de paysage, à peine une masse sombre en contrepied de la propre bizarrerie de l'homme. Peut-être même n'aurait-il jamais levé les yeux ; « Postes, télégraphes et téléphones » étaient de ces enseignes qui se fondent bien mieux dans le décor qu'une flaque de boue.
Il y avait cette lumière, aussi.
Un tout petit lumignon, une petite boule de contre-jour qui vacillait doucement sous le verre opaque d'une cabine de téléphone. D'ici, l'image était frappante ; on aurait dit un confessionnal. Il y avait cette façon dont la porte du bureau était entrouverte, découpant une part de lumière pâle sur le perron de craie. Cette façon aussi qu'avait le battant de la cabine de ne pas être tout à fait fermé non plus — ...et puis le téléphone. Décroché, qui laissait échapper un fin grésillement à peine perceptible. Il gisait sur le flanc comme un oiseau mort.
L'homme dans la rue le fixa quelques secondes d'un air morne, avant de basculer le visage en arrière vers la pluie battante comme pour en appeler tous les saints de ce qu'il ne s'y rendait que contraint et forcé.
Si l'on avait voulu en savoir plus, on aurait appris que ce téléphone-là ne fonctionnait plus depuis quelques semaines déjà ; qu'il grésillait sans cesse, d'un genre de mince bruit neigeux qui ne voulait pas s'en aller. Un jeune employé avait inscrit sur un écriteau : « hors service ».
L'homme poussa la porte de verre, d'un geste se dirigea sans la moindre hésitation vers la cabine.
Encore fallait-il savoir tendre l'oreille à ces grésillements-là.
Il ne prit même pas une seconde pour rejeter les cheveux qui lui coulaient dans le visage — colla le combiné à son oreille.
Lui, il comprenait ce que tous ces bruits inaudibles voulaient dire.
« ...Allô ?
— ...Tu as mis le temps. J'ai presque cru que tu ne viendrais pas. » répondit une voix masculine à l'autre bout du fil.
« Tu sais très bien comme je me positionne à ce sujet.
— Je sais, je sais. Mais tu ne veux pas qu'il arrive de mal à ce si jeune enfant, n'est-ce pas ? »
L'homme crispa la mâchoire, accusant le coup.
« Je t'ai jamais aimé, de toutes façons.
— Mets donc tes considérations enfantines de côté, s'il te plaît.
— Viens-en aux faits.
— Bien sûr. Si tu pouvais dire à Silas que c'est le moment de fixer le vide et de faire marcher sa mémoire. C'est comme ça que ça se passe, normalement. Un bon vieux flash-back. Je ne peux pas aider plus que ça le cheminement, ce sont les règles.
— D'accord.
— Faites des efforts, au moins. Vous avez toutes les clefs, il ne vous reste qu'à précipiter.
— D'accord. Je lui dirai.
— Et dis-lui aussi que... »
Un silence. Le visage de l'homme était indéchiffrable alors qu'il attendait la suite, et seule une barre d'ombre semblait creuser sa mâchoire d'une tension noiraude. Sur le verre opaque, la pluie qui redoublait catapultait des impacts d'ombres comme une nuée d'araignées.
« ...Quoi ? » insista l'homme.
« ...Non, rien. Bonne chance, ...Rasmus.
— Et repose en paix...
« ...Fredriksson. »
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