VII.
VII.
Un lampadaire blafard chevrote comme une boule de lumière jaune. C'est un début de nuit comme les autres, où les ombres des colombages s'étirent en silhouettes de chat et où le reste du monde n'est qu'un jeu subtil de lourdes obscurités. En haut, une petite fenêtre découpe un petit rectangle de jour.
32 rue du Pont des Champs, Troyes.
C'est un jour comme les autres pour la famille Vuillemin — à vrai dire, il se découpe en ombres chinoises, par le carreau, l'un de ces charmants tableaux étouffants de clichés des années 30 ; la femme tricote quelque chose, l'homme lit pour la centième fois un journal que les normes sociales l'obligent à saigner, ...mais la question de ce que Madame Vuillemin préférât peut-être la mécanique à la vaisselle ou que M. Vuillemin soit effectivement doté de glandes lacrymales ne nous intéresse en réalité pas entendu que ce n'est pas la bonne époque pour se poser ce genre de questions et que, de plus, ...ça ne nous concerne pas tant au vu du contexte.
Non, ce qui nous concerne, ce sont les coups sourds qui résonnaient régulièrement à l'étage comme si quelqu'un sautait sur place.
« Oh, enfin, Honoré, j'y vais. » Fit soudain Madame Vuillemin en posant son tricot d'un geste sec. « Des heures qu'il semble sauter sur place. Il m'inquiète. Et puis même ! Songeons aux voisins ! JÉRÉMIE ! CESSEZ, C'EST AGAÇANT ! »
Le bruit ne cessa pas. Même, il sembla s'intensifier. Au-travers du plancher, un marmonnement obscur semblait sourdre comme le bruit d'un essaim de bourdons. Armande Vuillemin laissa échapper un grognement exaspéré alors que son mari mimait le détachement le plus absolu envers sa vie de famille, un talent qu'il avait construit au gré des normes sociales de l'époque. « Enfin ! » S'irrita Armande Vuillemin en se dirigeant vers le petit escalier aveugle à l'angle de la cheminée. « Je n'ai pas élevé cet enfant avec des chimpanzés ! »
Lorsque le talon de sa chaussure mordit résolument la première marche, cette dernière laissa échapper le gémissement typique des très vieux escaliers fraîchement rénovés. Et c'était le cas, à vrai dire — la petite masure était comme neuve, ralliée pour un prix imbattable, et les murs étaient encore frais de chaux. Armande Vuillemin aimait sa nouvelle maison et elle ne comptait pas se faire détester par les voisins dès les premières semaines parce que son fils sautait sur place comme un abruti.
« Jérémie ! » appela-t-elle de nouveau, agacée.
La chambrette du petit garçon était à l'étage, au bout d'un petit couloir noiraud qui ne payait pas grande mine. En émergeant de l'étroitesse de l'escalier, rassemblant ses jupes pour ne pas tomber comme toute dame le ferait en ces circonstances, ...Armande épousseta le devant de sa robe et s'approcha de la petite porte, d'où un rai de lumière lugubre marquait l'entrée. Les murmures montaient, plus nets cette fois. Comme quelqu'un qui parlerait dans sa barbe du fond de la pièce.
« Jérémie, pouvez-vous cesser — »
La porte s'ouvrit en grand et Armande resta sans voix.
Au milieu de la pièce, un petit garçon aux cheveux noirs — Jérémie Vuillemin —, inexplicablement en pyjama, sautait à cloche-pied avec une rigueur quasi scientifique sur ce qui ressemblait à une marelle à la craie. Ça n'était pas difficile de reconstituer la scène ; un gros morceau de ce qui ressemblait à du plâtre reposait à quelques mètres. Le mur d'en face en avait été abîmé. Armande s'étouffa.
« Enfin, Jérémie ! Ça ne vous ressemble pas ! Nous venons d'emménager, ne commencez pas à tout saccager —
— Un, deux, en trois temps,
L'un persiste, l'autre absent. »
Armande avait connu cela — les comptines rituelles (quoique le mot soit peut-être déplacé) qu'on chantait en jouant à la marelle. L'application presque dérangeante que mettait son fils à sauter de case en case la fit involontairement reculer d'un pas. Il n'avait pas relevé les yeux.
« Quatre, cinq, en six manières,
Cousez, cousez, ô larmes claires.
— ...Jérémie ? »
La réalité la frappa comme une gifle ; ça n'était pas sa voix. Armande Vuillemin n'était pas la meilleure des mères mais elle connaissait au moins la voix de son fils — celle-là était, comme en alternance, plus aiguë, plus douce aussi. Un frisson involontaire parcourut l'échine d'Armande.
« Sept, huit, en neuf éclats,
Scions le pin, qu'il tombe à plat.
— Jérémie, cela fait des heures que vous sautez tout seul à la marelle... »
Un silence soudain. L'enfant, sans aucune raison, venait de s'arrêter de jouer. C'était peut-être pire. De là, il tournait le dos à sa mère, parfaitement immobile.
Armande avait la soudaine impression que les ombres odulantes de la pièce avaient maintenant les yeux braqués sur elles et s'approchaient sans bruit — glissant comme des couleuvres le long de l'espèce de cercueil de lumière que le jour de la porte jetait sur Jérémie.
Qui ne bougeait pas.
...La main d'Armande se mit à trembler sur la poignée de la porte.
« Je ne suis pas seul. »
L'enfant se retourna lentement, pour faire face à sa mère. Son regard avait l'air lointain et sa voix était étrange — comme si quelqu'un d'autre poussait en-dedans pour prendre le dessus. Par moments le tout devenait choral, comme un essaim d'abeilles.
Armande Vuillemin se rappellerait toute sa vie de cet instant. Parce qu'il venait de son fils et qu'elle n'avait jamais eu peur de lui — et pour une mère avoir peur de son fils est bien trop terrible pour l'oublier. Cet instant précis, où, avec la sensation de sentir ses tripes couler au fond de son être, Jérémie ouvrit la bouche et prononça calmement :
« ...Je suis avec Ophélie.
— Oh, doux Jésus, » souffla Armande Vuillemin d'une voix blanche.
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